18 septembre 2023

Le programme de l’enseignement de SES du cycle terminal de 2019 met l’accent dans son préambule sur l’exigence de « neutralité axiologique », expression attribuée au sociologue allemand Max Weber. En nous appuyant sur ses travaux, et en revenant plus particulièrement sur la réflexion qu’il menait à propos de la production des connaissances et de la construction de l’esprit scientifique, nous cherchons à montrer en quoi les actuels programmes de SES entravent la mise en œuvre des objectifs qu’il visait. Notre analyse plaide pour une rénovation des programmes afin qu’ils puissent offrir aux élèves des modalités d’enseignement favorables à l’exercice d’un questionnement critique ainsi qu’une lecture enrichie des phénomènes économiques et sociaux étudiés.

« Ne trouvant rien à redire au monde social tel qu’il est, [les dominants] s’efforcent d’imposer universellement, par un discours tout empreint de la simplicité et de la transparence du bon sens, le sentiment d’évidence et de nécessité que ce monde leur impose ; ayant intérêt au laisser-faire, ils travaillent à annuler la politique dans un discours politique dépolitisé, produit d’un travail de neutralisation ou, mieux, de dénégation, qui vise à restaurer l’état d’innocence originaire de la doxa ».

Bourdieu Pierre, 1981, « Décrire et prescrire », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 38, p. 69-73

David Descamps
Professeur de SES, Docteur en sociologie, Chercheur associé au Clersé

Agathe Foudi
Professeur de SES, Doctorante en science politique au Ceraps

Introduction1

Dans son préambule, le programme de Sciences Économiques et Sociales (SES) du cycle terminal paru en 2019 comprend un certain nombre d’éléments qui, au premier abord, peuvent apparaître comme les garants d’un apprentissage, par les élèves qui suivent cet enseignement, du modèle de scientificité propre aux sciences sociales. Ce préambule indique en effet :

« Les professeurs insistent sur l’exigence de neutralité axiologique. Les sciences sociales s’appuient sur des faits établis, des argumentations rigoureuses, des théories validées et non pas sur des valeurs. L’objet de l’enseignement des sciences économiques et sociales est le fruit des travaux scientifiques, transposés à l’apprentissage scolaire. Il doit aider les élèves à distinguer les démarches et savoirs scientifiques de ce qui relève de la croyance ou du dogme, et à participer ainsi au débat public de façon éclairée ; il contribue à leur formation civique ». (Source : annexe au Bulletin officiel spécial n°1 du 22 janvier 2019)

S’adressant aux professeurs, ce passage les enjoint à présenter à leurs élèves les propriétés permettant de distinguer les discours produits par les sociologues, économistes ou politistes du « dogme » ou de la « croyance » : en l’occurrence, les sciences sociales s’appuieraient « sur des faits établis, des argumentations rigoureuses, des théories validées et non pas sur des valeurs ». Bien qu’une telle proposition soit discutable2, elle ne sera pas au cœur de la réflexion que nous mènerons dans cet article. Nous nous focaliserons en effet ici sur le fait que le préambule rattache l’exigence de « neutralité axiologique » à l’enseignement des SES, c’est-à-dire à la transmission, par les enseignants de cette discipline, de connaissances produites dans le domaine des sciences sociales, et interrogerons la possibilité de mettre ce principe en œuvre dans le cadre pédagogique actuel.

Que le préambule du programme du cycle terminal de SES fasse référence à la « neutralité axiologique »3 n’est pas étonnant. Forgé par Max Weber (1965 [1917]), ce concept s’inscrit en effet dans une réflexion visant pour le sociologue allemand à caractériser les conditions d’un enseignement permettant aux étudiants de ne pas adhérer à leur insu aux positions normatives qui en émaneraient4 tout en les amenant à adopter des raisonnements non dogmatiques. Dans le contexte français, ce concept a été au cœur des débats qui se sont déroulés dès la fin de l’année 2018 à propos de la construction des actuels programmes de SES. Forts de nombreux articles présupposant l’existence d’une distinction fondamentale entre jugement de fait et jugement de valeur (Beitone et Martin-Baillon, 2016 ; Beitone et Hemdane, 2018), certains ont fait valoir que l’introduction dans les programmes de « l’exigence de neutralité axiologique » pouvait constituer un moyen de favoriser une « laïcité scolaire »5 : en s’appuyant uniquement sur « la norme du vrai », l’enseignement de SES amènerait en effet les élèves à penser de manière autonome, ce que ne permettrait pas la mobilisation pédagogique de principes de justice. Les professeurs de sciences sociales devraient ainsi n’émettre que des jugements de fait dans l’exercice de leur activité et s’interdire tout jugement de valeur afin d’éviter la contamination axiologique de l’enseignement qu’ils délivrent.

Par rapport à l’objectif de Max Weber, ce positionnement nous paraît problématique. L’exclusion de la formulation de tout jugement de valeur par les enseignants de SES dans le cadre de leur activité professionnelle n’est en effet ni une condition nécessaire, ni une condition suffisante pour qu’il n’y ait pas d’imposition de valeurs auprès de leurs élèves. En fait, quand bien même les enseignants de SES livreraient leurs enseignements sans jamais prendre position sur les phénomènes qu’ils étudient en classe, il nous semble que cela ne suffirait pas à garantir le respect du principe de « neutralité axiologique » dans la mesure où ce respect reste tributaire des programmes qui doivent être traités. Or, outre que ces derniers ont notamment pour objectif, selon le préambule du programme de SES de seconde de « contribuer à la formation civique des élèves »6, on ne peut supposer ni l’innocuité normative des modalités et du contenu de l’enseignement qui y figure, ni celle des pratiques pédagogiques adoptées par l’enseignant et du contenu effectif de son enseignement. Admettant dans la perspective de la sociologie du curriculum (Young, 1971) que les programmes scolaires sont le produits d’acteurs divers plus ou moins à mêmes d’imposer leurs orientations du fait de leur position dans le « champ du pouvoir scolaire » (Clément, 2013), nous nous proposons de montrer ici que les programmes de SES actuellement en vigueur sont propices à un enseignement normatif du fait des caractéristiques des savoirs qui y sont prescrits et de la manière dont les enseignants sont invités à les transmettre.

Un impossible questionnement

Si ces programmes ne peuvent permettre d’atteindre l’idéal visé par Max Weber, c’est déjà parce que certaines des contraintes qu’ils fixent n’invitent ni au questionnement, ni à la réflexion critique.

Tout d’abord, les programmes de SES de 2019 favorisent la mise en œuvre d’un enseignement sous une forme magistrale. En effet, bien qu’ils ne précisent rien quant aux modalités pédagogiques à adopter pour transmettre les savoirs qui y figurent, plusieurs éléments encouragent l’usage d’une forme de relation pédagogique verticale et descendante. D’une part, alors que le préambule des programmes de 2013 mettait l’accent sur la construction par les enseignants d’un temps de questionnement préalable à l’élaboration des connaissances par les élèves – « On pourra […] chaque fois que possible […] partir d’énigmes, paradoxes, interrogations susceptibles de susciter la curiosité des élèves », celui de 2019 n’y fait plus référence et invite de ce fait davantage qu’auparavant les enseignants à faire cours en s’appuyant sur le « modèle sacral » de l’enseignement (Laprévote, 1985, p. 108). D’autre part, les prescriptions associées aux « objectifs d’apprentissage » – qui ont remplacé les « indications complémentaires » dans les nouveaux programmes – n’invitent plus l’enseignant à engager sa séquence à partir d’une réflexion préalable des élèves. Exit en effet tous ces passages des programmes de 2013 qui faisaient valoir l’intérêt d’« interroger » les élèves ou de les « sensibiliser »7. Désormais, les objectifs d’apprentissage précisent que les élèves doivent « comprendre », « savoir » ou « connaître »8 et incitent les enseignants à mettre en œuvre une pédagogie à laquelle le cours magistral est parfaitement adapté puisqu’il constitue « une forme d’enseignement dans laquelle le professeur dispense oralement le savoir devant des élèves censés le recueillir » (Bruter, 2013, p. 22). Or, si ce mode de transmission du savoir n’est pas à rejeter en soi9, il pose, selon Max Weber, un certain nombre de problèmes lorsque l’enseignement porte sur des objets au cœur des enjeux sociopolitiques. Pour lui, cette forme de relation pédagogique qu’il associait à l’enseignement délivré dans l’amphithéâtre était en effet propice à l’imposition de valeurs puisque, dans un tel cadre, « les étudiants sont condamnés au silence [et ne peuvent] critiquer le maître » (Weber, 1963 [1919], p. 103). De facto, ce que Max Weber mettait en cause, c’était tout à la fois la modalité pédagogique bien particulière à laquelle l’élève était alors soumis – assez peu favorable à sa prise de parole – et la position de subordination statutaire qu’il était amené à occuper vis-à-vis du professeur – laquelle ne l’incitait pas à exprimer des positions critiques.

Mais, si on peut considérer que les actuels programmes de SES sont porteurs d’une certaine normativité, c’est aussi parce que, du point de vue de leur contenu, ils tendent à entretenir un vaste ensemble de présupposés doxiques. En effet, sur de nombreux points, ces programmes n’invitent pas les enseignants à fournir aux élèves des savoirs savants leur permettant de rejeter les « fausses évidences » (Durkheim, 1895, p. 41) auxquelles ils sont soumis, mais présentent au contraire de très fortes affinités avec le sens commun. Revêtant ainsi l’apparence de la « neutralité » (Bourdieu, 1981), ces programmes invitent certes à n’opérer aucune rupture axiologique chez les élèves, mais ils interdisent aussi de lever les présupposés doxiques contraires à l’esprit scientifique et contribuent à solidifier en eux les agencements axiologiques que ces présupposés sous-tendent. Par exemple, alors même qu’une « conception spontanée de la richesse fondée uniquement sur l’argent » (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2007, p. 8) amène régulièrement les élèves à confondre « richesse » et « monnaie », on observe que le terme « richesses » n’est associé explicitement dans les objectifs d’apprentissage en Seconde qu’à l’entreprise10, et que, pour appréhender la mesure globale des richesses produites, ces mêmes objectifs se cantonnent au PIB, dont l’expression est formulée de manière monétaire. Sur ce point les actuels programmes sont donc certainement propices à entretenir l’illusion que la valeur des choses se ramène exclusivement à leur prix, ce qui permet difficilement de concevoir que les administrations publiques et les associations constituent des organisations créatrices de richesses au même titre que les entreprises.

Par de nombreux aspects, les programmes tendent par ailleurs à occulter la genèse socio-historique des phénomènes abordés et invitent donc les élèves à considérer le monde social comme allant de soi. Les parties des programmes portant sur le marché en sont certainement les plus révélatrices. En Seconde, l’enjeu de sa construction sociale est évacué du programme qui limite l’appréhension de cet objet aux mécanismes de la formation des prix. Et, s’il est vrai qu’en Première, l’élève doit « savoir que le marché est une institution », et donc, logiquement, qu’il a été institué, cet élément de connaissance apparaît en réalité très accessoire puisqu’il s’insère dans une partie dont l’objectif est de lui faire découvrir le fonctionnement d’un marché concurrentiel. De manière plus générale, la plupart des questionnements contenus dans les programmes actuels ont une orientation techniciste : ils sont en effet détournés d’interrogations portant sur les contours des phénomènes étudiés ou sur leur construction sociale, ce dont atteste l’usage très fréquent de l’adverbe « comment »11, particulièrement adapté pour poser des questions de nature technique.

Appliqués doctement, les actuels programmes de SES favorisent alors certainement la fabrication d’un pseudo-savoir puisque des éléments de connaissance savante viennent s’articuler à des éléments de connaissance ordinaire et n’introduisent pas de rupture avec ces derniers, lors même que la démarche scientifique exige de s’affranchir du sens commun (Bachelard, 1938) et de définir précisément le sens des concepts mobilisés dans le raisonnement.

Une lecture partielle et partiale des phénomènes sociaux

Un autre écueil évident des actuels programmes de SES réside dans le caractère restrictif des approches scientifiques figurant dans les objectifs d’apprentissage : un parti-pris théorique en faveur des paradigmes dominants s’observe en effet au sujet de nombreuses thématiques et contraint les enseignants à évacuer de leur cours des propositions scientifiques alternatives pour expliquer les phénomènes étudiés. En imposant ainsi l’enseignement de certains cadres théoriques au détriment d’autres, c’est à chaque fois une certaine vision du monde social qui est véhiculée et, avec elle, tout un ensemble de valeurs spécifiques.

Sur ce point, le programme de Seconde est, là encore, particulièrement symptomatique. Par exemple, en ce qui concerne la question des relations entre le diplôme, l’emploi et le salaire, celui-ci invite les enseignants à faire « comprendre que la poursuite d’études est un investissement en capital humain et que sa rentabilité peut s’apprécier en termes de salaire escompté, d’accès à l’emploi et de réalisation de ses capabilités ». Par sa forme et son contenu, on constate que le programme invite les enseignants à présenter comme lecture théorique dominante de l’éducation celle de Gary Becker (1964) ; et ce bien qu’elle repose sur une vision restrictive des modalités de l’action humaine et qu’elle ait fait l’objet de critiques théoriques et empiriques fortes (Bourdieu, 1979, p. 3 ; Tan, 2014). Avec l’imposition de ce prisme théorique, c’est aussi une lecture axiologiquement située que l’on promeut puisque l’individu agirait alors exclusivement en fonction de ses intérêts. Dans la même logique, il est intéressant de constater que, lorsqu’il s’agit de présenter la question de l’organisation et de la gouvernance des entreprises, le programme de Première est focalisé sur la « théorie des parties prenantes » élaborée par Robert E. Freeman (1984), laquelle apparaît assez largement irénique et repose sur des hypothèses qui ne sont pas fondamentalement distinctes de celles formulées par les économistes néoclassiques (Cazal, 2008, p. 20-21). L’orientation théorique ainsi donnée aux programmes recouvre alors une orientation axiologique suivant laquelle les individus agiraient toujours conformément à leur intérêt personnel, mais aussi qu’en agissant ainsi, ils seraient finalement bien peu en conflit les uns avec les autres.

Mais c’est également au travers de leurs manques que les programmes de SES sont susceptibles de conforter les élèves dans certaines de leurs croyances et de contribuer à la formation d’une pensée dogmatique. Par exemple, dans la partie du programme de Terminale consacrée à l’analyse de la croissance, il est intéressant d’observer que les sources de ce phénomène sont ramenées à « l’accumulation des facteurs » ainsi qu’à « l’accroissement de la productivité globale des facteurs » ; bref à l’idée selon laquelle, conformément à ce qui est abusivement appelé la « loi » de Say, « c’est la production qui ouvre des débouchés aux produits » (1861, p. 135). Sont ainsi occultés les apports des nombreux travaux qui ont mis l’accent sur le rôle moteur de la demande (Keynes, 1936) ou sur celui des revenus qui permettent de l’alimenter, lors même qu’un nombre croissant d’études empiriques tend à établir que les inégalités qui frappent la distribution des revenus constituent un frein à la croissance économique (Deininger et Squire, 1998 ; Ostry et al., 2014 ; Berg et al., 2018). En évinçant ainsi la pluralité théorique au cœur des sciences sociales, les programmes amènent de facto les enseignants à faire passer auprès des élèves « une » grille de lecture du monde social théoriquement orientée pour la seule et unique grille de lecture scientifiquement pertinente. Or, il est vraisemblable que, faute de connaître les théories scientifiques concurrentes à celles qui leur auront été présentées, certains d’entre-eux en viennent finalement à prendre ces dernières pour vérités absolues en dépit du fait qu’elle ne fournissent qu’un éclairage partiel et non consensuel sur la réalité sociale.

Un autre coup porté à la « neutralité axiologique » des enseignements délivrés réside certainement dans la manière dont les concepts sont présentés dans les programmes et les effets de réalité qu’une telle présentation est susceptible de produire. En effet, nombre de concepts auxquels les programmes font référence n’y sont pas présentés comme des outils d’analyse du monde social, mais comme de simples signifiants permettant de nommer des portions de réalité. Cette dérive réaliste du prisme théorique que les enseignants de SES sont censés aborder avec leurs élèves est manifeste dans plusieurs parties des programmes. Elle s’observe par exemple dans le programme de Terminale où le concept de « paradoxe de l’action collective » forgé par l’économiste Mancur Olson (1965) est assimilé à un fait, puisque les élèves doivent « comprendre pourquoi, malgré le paradoxe de l’action collective, les individus s’engagent ». Tel qu’il est avancé, ce « paradoxe » n’est donc en rien questionné : il doit être considéré comme un étant-là, comme une propriété fondamentale de l’action collective. De même, dans la partie consacrée aux fondements du commerce international et de l’internationalisation de la production, la manière dont le programme invite à traiter la notion de « chaîne de valeur » apparaît assez problématique puisqu’en enjoignant les élèves à « comprendre l’internationalisation de la chaîne de valeur et savoir l’illustrer », le programme les invite à envisager la « chaîne de valeur » comme une chose objective du monde social et non comme un concept analytique dont l’objectif est de permettre aux managers qui l’emploient de favoriser la compétitivité de leur entreprise (Porter, 1985)12. En encourageant les confusions entre concepts et phénomènes, les programmes amènent les apprenants à ne pas distinguer « ce qui est » des instruments en permettant l’analyse. Ils leur interdisent de questionner la capacité explicative des outils théoriques étudiés et les invitent à penser que le monde est réellement tel que ces outils le font apparaître.

Au final, que ce soit par l’occultation du pluralisme théorique ou par la chosification des concepts, les programmes de SES peuvent certainement conduire à une double mystification – théorique et axiologique – des élèves : ces derniers risquent en effet d’en venir à adhérer à leur insu aux modèles et concepts qui leur auront été présentés, sans disposer des moyens de questionner leur pertinence analytique ou leur validité empirique, et, in fine, à adopter les valeurs que ces modèles et concepts contribuent à véhiculer (Eber, 2021).

Pour un enseignement « neutre » des sciences sociales au lycée

Sans prétendre en avoir fait ici une recension exhaustive, les problèmes axiologiques que posent les actuels programmes aux enseignants de SES plaident en faveur d’une réflexion sur les conditions permettant de délivrer aux élèves un enseignement moins normatif. De ce point de vue, les préconisations avancées par Max Weber peuvent être intéressantes à rappeler.

Afin de favoriser le développement de la capacité critique des élèves, celui-ci considérait tout d’abord indispensable de les confronter à des faits allant à l’encontre de leurs présupposés. Comme il l’explique très clairement dans ses réflexions sur le métier d’enseignant, la première tâche de ce dernier « est d’apprendre à ses élèves à reconnaître l’existence de faits […] qui les dérangent dans leurs partis pris » (2005 [1919], p. 43). En encourageant les professeurs à mettre les élèves face à de tels faits, l’enjeu pour Max Weber était certainement de promouvoir une pratique pédagogique amenant ces derniers à découvrir les a priori mobilisés dans leur réflexion et donc les limites scientifiques de leurs positions normatives13. Dans le même ordre d’idées, le sociologue était aussi particulièrement opposé à l’usage d’une fausse neutralité consistant à présenter « une synthèse ou […] une moyenne de plusieurs points de vue partisans » (1992 [1965], p. 129). Si une telle pratique est à l’évidence de nature à éviter les remous que peut susciter la présentation de faits qui vont à l’encontre du sens commun, elle n’en reste pas moins normative. « Le « juste milieu », affirmait Weber, n’est pas le moins du monde une vérité plus scientifique que les idéaux les plus extrêmes des partis de droite ou de gauche » (1992 [1965], p. 129).

Mais, si Max Weber défendait la nécessité de confronter les apprenants aux faits qui les « dérangent » et s’il rejetait l’intérêt de leur présenter des points de vue axiologiques médians, c’est aussi et surtout parce qu’il souhaitait que les élèves en viennent à développer leur capacité critique. De fait, il considérait à tel point nécessaire que les élèves puissent bénéficier d’un enseignement versé dans la critique du monde social que, contrairement à certains de ses collègues, il s’avérait favorable à l’entrée dans les universités d’enseignants qui étaient particulièrement portés à ne pas prendre le monde social comme allant de soi14. Partisan du « doute le plus radical » au motif qu’il est « le père de la connaissance » (1992 [1965], p. 482), Max Weber aurait du coup certainement été très favorable à l’institutionnalisation scolaire de dispositifs permettant aux élèves de prendre leur distance par rapport aux présupposés véhiculés dans le monde social qui est le leur ; que cela passe par la promotion d’une relation pédagogique autorisant l’exercice d’un doute méthodique, par la mise en lumière des regards qui apparaissent « décalés » par rapport aux points de vue dominants, ou par la lutte systématique contre toute forme d’impérialisme théorique exercé par des courants ou des écoles de pensée.

En fait, si l’on s’accorde à considérer, comme le pensent André Orléan et Gilles Raveaud à propos des sciences économiques, qu’il n’existe pas en sciences sociales « de cadre global d’intelligibilité qui fasse l’unanimité » (2013), et que les théories développées dans ces sciences n’offrent jamais qu’un éclairage partiel et partial sur les phénomènes sociaux analysés, il y a une nécessité manifeste à favoriser l’apprentissage de savoirs issus de la diversité des approches existantes pour éviter toute forme de dogmatisme15. Mais, si le pluralisme théorique s’impose comme un impératif pédagogique, c’est bien plus encore parce qu’en offrant aux élèves des grilles de lecture multiples du monde qui les entoure, il favorise leur autonomie intellectuelle, élargit l’horizon de leurs possibles destinées et contribue à leur émancipation sociale. C’est ici que l’enjeu scientifique d’un enseignement non dogmatique rejoint un enjeu social et politique. Et que l’enseignement de SES est susceptible de contribuer à « l’égalité des chances » à laquelle le système scolaire est régulièrement vanté de participer, mais dont la sociologie nous montre à quel point elle constitue aussi un instrument symbolique au service des dominants.

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