1 avril 2024

Cet article, consacré aux professeurs de collèges et de lycées, analyse le processus de conversion de l’Ecole aux principes du néolibéralisme au cours des années 1980. Derrière l’inertie imputée à l’institution scolaire, l’auteure explique comment se sont diffusées, en son sein, de nouvelles modalités de travail répondant aux injonctions d’évaluation, d’autonomie et d’individualisation. Couplée aux transformations des missions dans un contexte de massification scolaire et des dispositions sociales et politiques des professeurs, cette situation permet de comprendre les difficultés à défendre collectivement les intérêts du groupe professionnel.

Aurélie Llobet
Professeure agrégée de SES, docteure en science politique

Introduction

Entré en vigueur à la rentrée scolaire 2023, le PACTE institue la possibilité, pour les personnels éducatifs volontaires, de bénéficier d’un surcroît de rémunération à condition de réaliser un certain nombre de missions supplémentaires, à commencer par le remplacement de courte durée[1]. Ce dispositif est présenté comme un levier efficace pour éviter aux élèves de perdre des heures de cours lorsque leurs enseignants sont absents alors même qu’il remet en question les statuts qui régissent la profession[2]. Dans un contexte de manque d’attractivité du métier d’enseignant et de déclassement salarial et social (Chancel, 2023 ; Farges et al., 2023 ; Périer, 2022), les organisations syndicales revendiquent des augmentations salariales sans contrepartie. Confronté à une crise de recrutement des professeurs, le gouvernement se contente d’ajuster les traitements en contexte d’inflation par des primes et, surtout, conditionne l’augmentation des rémunérations à celle du temps de travail des enseignants[3]. Au fil du temps, les missions et obligations de services, bien que définies par des textes réglementaires, ont été individualisées pour mieux articuler la rémunération des enseignants à leur temps de travail. C’est dans le cadre de recherches en science politique consacrées à l’engagement politique et professionnel des professeurs du secondaire que notre intérêt pour la mise en œuvre des politiques éducatives s’est développé (Llobet, 2011). À partir de 4 monographies de collèges et lycées, l’approche par le bas a permis de mettre en lumière les zones d’incertitude et d’appropriations différenciées par les acteurs de terrain (Llobet, 2012). Ainsi, pour comprendre les logiques du changement dans les politiques publiques, il a été nécessaire, depuis ce travail doctoral, de nous interroger sur le processus de mise à l’agenda et de décision à l’échelle nationale en le confrontant aux transformations des institutions publiques en particulier l’adaptation progressive de l’institution scolaire au néolibéralisme contemporain[4], c’est-à-dire à une conversion des logiques de décision et de gestion publiques, assises sur des valeurs spécifiques, à l’esprit du « privé ». Selon nous, le PACTE est une illustration supplémentaire de ces mutations et de leurs effets sur la capacité du groupe professionnel à défendre collectivement ses intérêts. Les professeurs, pourtant, engagés dans l’action collective tout au long du XXème siècle (Geay, 2005), n’ont pas fait preuve de réelle opposition au PACTE. Pour saisir les difficultés du groupe professionnel enseignant à se mobiliser aujourd’hui, il s’avère indispensable de comprendre les transformations liées au développement progressif des instruments de gestion néolibéral du système scolaire. À partir de nos recherches sur les professeurs du secondaire et les politiques éducatives, nous montrerons d’abord comment l’institution scolaire s’est transformée sous l’effet des politiques néolibérales en insistant sur le rôle clef exercé par des mesures telles que l’autonomisation et l’évaluation des établissements. Dans une seconde partie, nous analyserons ses effets sur la capacité du groupe professionnel à reproduire son potentiel protestataire, dans un contexte de massification scolaire et de renouvellement générationnel de ses membres.

I. L’institution scolaire à l’ère néolibérale

Philippe Bezès, dans son analyse de la réforme de l’Etat, a mis en évidence l’existence d’un processus de conversion des hauts fonctionnaires aux principes du New Public Management et le recours, au sein des différents ministères, à des outils tels que la « gestion par objectif », la « contractualisation », les « audits de performance » ou la « responsabilisation des fonctionnaires » dont l’objectif est de modifier les manières de faire et de penser l’action publique (Bezès, 2009). Comme d’autres secteurs relevant de l’action publique, l’institution scolaire a été confrontée à ce processus à partir des années 1980.

L’arrivée de la gauche au pouvoir avait pourtant nourri des espoirs chez les partisans du service public d’éducation. La création d’un « grand service public unifié et laïque de l’éducation nationale » faisait en effet partie des 110 propositions de campagne de François Mitterrand et avait pour objectif d’intégrer les établissements privés dans le service public et de leur imposer des règles communes en matière d’orientation et de carte scolaire. Les manifestations de parents favorables à l’« École libre » ont finalement conduit au retrait de ce projet et à la démission du Ministre qui l’avait porté, Alain Savary, en 1984. Suite à cet échec politique, les relations entre le PS et le monde enseignant se sont alors rapidement dégradées (Ferhat, 2018). L’arrivée de Lionel Jospin au ministère de l’Éducation nationale en 1988 n’a pas permis la reprise des projets négociés avant l’élection entre la principale fédération syndicale de l’enseignement public – la Fédération de l’Éducation Nationale (Fen) – et le Premier Ministre, Laurent Fabius. Le travail en commun s’est amenuisé et les organisations syndicales de l’enseignement ont pris leur distance par rapport au politique. On observe ainsi un affaiblissement de la présence des enseignants dans les instances dirigeantes du Parti Socialiste et les cabinets ministériels au profit de celle des hauts fonctionnaires, ce qui alimente le discours sur le corporatisme des professeurs et leur hostilité au « changement ». Mais, cette hostilité proclamée ne signifie pas que l’institution scolaire ne va pas connaître des mutations profondes. Bien au contraire. Au cours des années 1980, un certain nombre de mesures clés vont en effet contribuer à transformer radicalement le fonctionnement des établissements du second degré et instituer de véritables logiques managériales.

Ce sont d’abord les principes et les acteurs du pilotage de ces établissements qui sont bouleversés. Ainsi, le décret N°85-924 du 30 août 1985 confère aux Établissements Publics Locaux d’Enseignement (EPLE) le caractère d’établissement public à caractère administratif et les dotent d’une autonomie administrative, financière et pédagogique. Placés sous la responsabilité du chef d’établissement, les EPLE sont gérés par un conseil d’administration. L’autonomie dévolue aux collèges et lycées offre alors davantage de compétences aux chefs d’établissement et pose la question de la refonte de leur statut. En 1988, René Monory, Ministre de l’Éducation Nationale, crée, par le décret N°88-342 du 11 avril, le corps des personnels de direction : ceux-ci sont désormais aussi recrutés sur concours et non plus seulement sur liste d’aptitude. L’ouverture des jurys pour ce concours à des personnalités du monde de l’entreprise illustre le tournant managérial que prend la fonction. Cette nouvelle orientation est renforcée par le contenu de la formation suivie par les apprentis chefs d’établissement : pendant six mois, ceux-ci évoluent ainsi entre un stage en responsabilité effectué dans un établissement scolaire, des stages de quatre à six semaines en entreprise et des formations théoriques. Celles-ci sont notamment délivrées à l’École supérieure des personnels d’encadrement du ministère de l’éducation nationale (ESPEMEN) qui devient l’École Supérieure de l’Education Nationale (ESEN) en 2003 : son objectif est de développer une culture commune des personnels d’encadrement, et notamment de rapprocher les corps des personnels de direction et celui des IA-IPR. Les chefs d’établissement deviennent ainsi de véritables « managers » (Barrère, 2013).

De plus, la loi d’orientation pour l’éducation (ORE) de 1989, dite loi Jospin, considérée comme un texte pédagogique institutionnalisant le fait de « mettre l’élève au centre du système », contribue en réalité elle aussi à la diffusion de la logique managériale. L’élaboration de ce texte repose en grande partie sur le travail de conseillers techniques issus de corps administratifs de l’État et convertis aux principes néo-libéraux (Aebischer, 2012). Il impose une vision de l’École basée sur la personnalisation des parcours, la contractualisation et l’évaluation. D’une part, la « loi Jospin » impose l’évaluation comme un outil clé de « l’amélioration du système éducatif ». En institutionnalisant l’organisation d’évaluations nationales au niveau du CE2, de la sixième et de la seconde qui ne répondent à aucune logique certificative mais qui sont présentées comme permettant la « régulation permanente de l’ensemble du système éducatif » (Levasseur, 1996)[5], la loi ORE alimente à dessein la conversion managériale de l’institution scolaire. Elle donne en effet les moyens d’utiliser « l’évaluation comme outil de pilotage objectif » dans la mesure où les résultats peuvent ainsi constituer des indicateurs de performance des établissements. D’autre part, cette loi introduit une logique de différenciation des parcours scolaires. Se développe, au fil des années 1980, d’abord dans l’éducation prioritaire, la mise en place d’objectifs et de contrats entre les établissements et les autorités académiques. Cette tendance se généralise à l’ensemble des établissements avec le financement des projets qualifiés d’« innovants ». À l’échelle des élèves, la personnalisation des parcours scolaires s’est aussi intensifiée. Avec la mise en place du lycée modulaire en septembre 2019[6], les anciennes séries de la voie générale, décriées pour le caractère rigide qu’elles donneraient à l’orientation, sont abandonnées : souverains dans leurs choix, les élèves (et leurs familles) sont conduits à élaborer leur propre parcours au travers du choix des spécialités qu’ils opèrent.

Si la diffusion des principes néo-libéraux s’est traduite, formellement, par une liberté et une autonomie accrue de tous les membres de la communauté éducative, cette autonomie s’articule en réalité avec des contraintes fortes, comme l’illustre bien la mise en œuvre de réformes récentes. Dans la logique de l’autonomisation accrue des établissements scolaires et du renforcement de leur pilotage par les chefs d’établissement, c’est au niveau local que la réforme du lycée général et technologique de 2018-2019 a été mise en œuvre. Or, parce qu’elle s’est opérée dans une logique de rationalisation des moyens, donc sans moyens suffisants, et en déléguant au local, et notamment aux équipes de direction des établissements scolaires, le soin d’adapter des injonctions globales (en matière de logistique, de calendrier, de programmes, etc.) sans certitude quant à leur faisabilité, cette réforme a contraint les acteurs locaux à improviser à chaque étape de sa mise en œuvre. Les élèves entrants ainsi au lycée en septembre 2018 ont commencé leur seconde sans information sur les spécialités, les épreuves, les programmes, les calendriers. Cela a constitué une pression particulièrement forte pour les équipes de direction et les enseignants qui ont peiné à accompagner et anticiper les éléments nécessaires pour l’utilisation des moyens pédagogiques pour la rentrée 2019. Cette délégation au local de l’implémentation de la réforme et du « sale boulot » (Hughes, 1996) qui l’accompagne a par ailleurs conduit à des disparités importantes de fonctionnement entre établissements, la particularité des dynamiques locales et les rapports de force locaux conduisant à des appropriations différenciées.

Ces évolutions du cadre de travail des personnels enseignants se doublent par ailleurs de transformations des modes de gestion des carrières qui portent la marque de la conversion néo-libérale de l’École. Si la tendance, déjà ancienne, à l’individualisation des carrières s’est intensifiée, l’avancement dans la carrière est devenu un outil de management des personnels au service du chef d’établissement. Depuis 2017, la gestion des carrières repose en effet sur le dispositif Parcours Professionnels Carrières et Rémunérations (PPCR) qui mêle évaluation et avancement. La notation annuelle établie par le chef d’établissement disparaît ainsi au profit de 3 rendez-vous de carrière au cours desquels les professeurs sont inspectés par l’Inspecteur Académique-Inspecteur Pédagogique Régional (IA-IPR) puis conviés à deux entretiens successifs avec leur IA-IPR et leur chef d’établissement. L’évaluation donne lieu à un rapport dans lequel les deux évaluateurs portent un avis sur la valeur professionnelle de l’enseignant, qui est ensuite transmis au Recteur ; l’appréciation finale allouée à l’enseignant pouvant lui permettre de bénéficier, ou non, d’un avancement accéléré (environ 30 % des dossiers)[7]. Ces évolutions tendent ainsi à renforcer la culture de l’évaluation. En faisant dépendre plus étroitement l’avancement dans la carrière du jugement des autorités administratives au détriment des autorités pédagogiques, le PPCR contribue à modifier la posture de l’enseignant vis à vis de fonctions annexes (chargé de mission, tutorat, etc.) proposées par les chefs d’établissement, et plus généralement, le rapport qu’il entretient avec la hiérarchie de son établissement. Les réformes profondes des modalités de fonctionnement des établissements, d’organisation du cadre scolaire et de gestion des personnels ont donc généré des mutations d’ampleur. Mais bien que ces transformations se soient traduites par un changement radical du référentiel associé à la profession – « autonomie », « pilotage », « évaluation », « performance » sont devenus des expressions ordinaires du métier –, par un renforcement du contrôle hiérarchique et par une gestion des ressources humaines plus autoritaire, ces-dites transformations se sont opérées sans résistance globale massive.

II. Un groupe professionnel qui peine à se mobiliser

L’observation dans les établissements scolaires, les entretiens menés avec les professeurs ou les personnels de direction confirme les analyses menées par d’autres chercheurs en sciences sociales sur la diffusion du néolibéralisme qui s’est imposé de façon diffuse par de nombreuses microdécisions. En effet, si une résistance locale nourrie par des collectifs enseignants a pu émaner de certains établissements, c’est l’accommodation à la situation qui constitue le comportement majoritaire, avec parfois des stratégies d’exit individuel prenant la forme de réduction du temps de travail (demande de travail à temps partiel) ou de démissions. En fait, en ce qui concerne les enseignants du second degré, répondre collectivement à une souffrance d’origine institutionnelle est loin d’être évident, du fait des transformations de leur rapport au politique.

Entre 1980 et 2022, le nombre de professeurs du second degré est passé de 100 000 à 480 000. Or, si la massification de l’enseignement a contribué au développement du corps enseignant, elle a aussi redéfini la structure de ce corps[8] ainsi que les fondements du métier (Farges, 2017).

En fonction des cohortes, entendues au sens de période d’entrée dans le métier, les manières de pratiquer le métier ou de définir son rôle d’enseignant diffèrent. En particulier, les générations d’enseignants se distinguent du point de vue de l’articulation de l’engagement professionnel aux engagements militants (politiques et syndicaux) et de la forme prise par ces derniers (Llobet, 2012). Certes, on constate que d’une génération à l’autre, les enseignants du secondaire continuent à rechercher de meilleures conditions d’exercice et migrent des établissements les plus difficiles vers les structures réputées plus tranquilles. Enfin, on constate que les enseignants du secondaire sont toujours très massivement syndiqués[9]. Cependant, leurs pratiques et représentations se distinguent en fonction des générations sur de nombreux points. Les professeurs entrés dans le métier au cours des années 1970 et 1980, aujourd’hui en retraite ou en fin de carrière, se caractérisent par une définition du rôle de l’enseignant centré sur la transmission des savoirs ; ils délèguent par ailleurs leur parole aux syndicats. Les professeurs des années 1990, formés dans les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) et initiés au travail collectif, traduisent quant à eux, sous l’effet des interactions locales, leur investissement en des termes politiques. La reproduction des pratiques de participation politique se fait, cependant, au prix d’une revendication d’autonomie par rapport aux syndicats. Enfin, les professeurs des années 2000 s’investissent, sous incitation hiérarchique, localement : leur rapport aux syndicats et au politique est plus distant et suppose des incitations locales permettant de dépasser le schème de l’instrumentalisme c’est-à-dire de la syndicalisation de services pour obtenir de l’aide lors d’occasions spécifiques (mutations, recours face à une décision administrative, conflit avec la hiérarchie, etc.).

Ces transformations du groupe professionnel ont entraîné une reconfiguration de l’action protestataire et de ses usages, qu’on peut analyser au travers des mobilisations qui ont eu lieu dans les établissements du second degré depuis le début des années 2000. Si les années 1980 ont marqué pour les syndicats l’abandon de toute référence à un projet de société et un recentrage de leur discours sur la pratique du métier (Robert et al., 1995), le syndicalisme enseignant s’est raccroché à partir du début des années 2000, à la thématique de la dénonciation du capitalisme et a placé, au cœur de son discours, la défense du service public d’éducation. L’appel à des valeurs universelles comme la défense de l’École publique s’est intensifié tout au long de l’année 2002-2003 qui est, selon Bertrand Geay, exceptionnelle en termes de mobilisation dans l’Education Nationale (Geay, 2004). À l’exception des plus radicaux comme SUD-Éducation ou des tendances minoritaires de la Fédération Syndicale Unitaire (FSU) comme École Émancipée, la grève des examens a été exclue des répertoires d’action. S’est fait alors sentir le décalage entre les représentants et les représentés. Les professeurs en lutte ont cherché à rendre l’action efficace alors que les syndicats enseignants se sont imposés des limites importantes par souci envers les usagers. En 2003, la grève des examens a donc été écartée par les centrales syndicales, ce qui a conduit le mouvement à s’éteindre à quelques jours du baccalauréat.

Dans le cadre de la réforme du lycée général et technologique en 2018, les personnels enseignants n’ont pas pris rapidement la mesure du caractère « politique » de la réforme et de ses véritables enjeux – opérationnaliser le fonctionnement des établissements, rationaliser les moyens, instituer leur mise en concurrence –, et ce malgré les alertes lancées aux premières heures de la réforme par les organisations syndicales enseignantes. Les difficultés rencontrées par une grande partie des enseignants à « politiser » la lecture de leurs conditions de travail et de son évolution ne sont probablement pas sans lien avec l’éloignement du monde politique qui marque davantage les plus jeunes générations d’enseignants. Ce n’est en fait qu’en janvier 2019, au moment où ils ont pris connaissance des Dotations Horaires Globales (DHG), souvent affaiblies, allouées par les services rectoraux aux établissements que les enseignants ont massivement compris que le lycée modulaire permettait surtout d’économiser des moyens et ainsi de contraindre les chefs d’établissement à une mise en place – forcément douloureuse pour les équipes enseignantes – de la réforme.

Si la faible politisation du regard porté par les enseignants sur leurs conditions de travail peut expliquer que la réforme du lycée général et technologique n’ait pas déclenché, rapidement un mouvement de protestation d’ampleur, il n’empêche que des mobilisations en opposition à cette réforme ont eu lieu et qu’elles se sont poursuivies jusqu’à l’été 2019 où des professeurs, peu enclins à recourir à ce répertoire d’action à ce moment de l’année scolaire, se sont mis en grève à l’occasion des surveillances puis des jurys de bac : 100 000 copies sur 4 millions n’ont pas été rendues, ce qui ne permettait pas aux jurys de siéger normalement. Au mépris de tout cadre réglementaire, les notes de contrôle continu ont alors été mobilisées pour pallier les notes d’examen manquantes, sans passer par les jurys pourtant souverains. Cette confiscation arbitraire du pouvoir de notation historiquement reconnu à la profession enseignante et constitutif de son identité professionnelle a suscité une certaine colère chez les enseignants.

Face à l’autoritarisme du ministère, la protestation s’est maintenue au fil des mois, voire s’est renforcée, en particulier dans les lycées, au moment de la mise en place des Épreuves Communes de Contrôle Continu, dites « E3C » ; épreuves que les élèves devaient passer en classe de première et de terminale pour les matières du tronc commun (histoire-géographie, langues vivantes, enseignement scientifique) et de spécialités. Celles-ci devaient être organisées localement sur une période donnée, les sujets étant choisis par les professeurs de l’établissement parmi une banque nationale de sujets. Cette première session d’E3C devait se tenir en janvier 2020. Un peu partout, des professeurs de lycée se sont alors mobilisés de multiples façons (motions de Conseils d’Administration, courriers aux inspecteurs, aux parents d’élèves, pétitions, etc.) pour dénoncer les conditions de passation de ces examens : manque de préparation des élèves, copies à scanner et à corriger sur ordinateur, diffusion des sujets car les épreuves n’ont pas lieu le même jour, etc. Si les organisations syndicales ont occupé une place importante dans la lutte contre la mise en place de cette réforme, des coordinations comme AG Éducation Idf, ainsi que des groupes comme le Mouvement des Stylos Rouges ou STOP Bac Blanquer se sont parallèlement développés via les réseaux sociaux. Parmi leurs participants, on comptait un certain nombre d’enseignants syndiqués. Selon le collectif Stop Bac Blanquer, deux tiers des lycées français ont fait remonter des incidents lors du passage des E3C de janvier. 70 établissements ont dénoncé des menaces ou sanctions contre des élèves par les chefs d’établissement. De même, des professeurs ont été sanctionnés, notamment à Melle et à Clermont-Ferrand (Llobet, 2021).

Dans l’ensemble, on peut retenir que la mobilisation contre la réforme Blanquer a été polymorphe. Les professeurs investis dans leur activité professionnelle ont eu tendance à culpabiliser sur les conséquences des actions sur leurs élèves et se sont montrés inquiets face à la répression administrative qui s’est abattue, avec force, sur les personnels engagés. La manière dont le mouvement de protestation qu’a déclenché cette réforme a été accueilli et géré par les autorités laisse à penser qu’engagement protestataire et engagement professionnel sont désormais difficilement compatibles. Dans un tel contexte, ainsi que nous l’avons montré dans un travail antérieur (Llobet, 2014), la capacité à se mobiliser est très dépendante du contexte local, notamment de la force des équipes militantes dans les établissements scolaires. Par un travail de représentation dans les instances locales, par la diffusion de l’information et l’organisation de réunions syndicales, les militants syndicaux font des établissements scolaires des lieux d’échange et de discussion qui peuvent créer de la solidarité entre professeurs, activer des dispositions à l’engagement et, en fonction des contextes, faire émerger des mobilisations. Dans un contexte de décentralisation marqué par un affaiblissement du cadrage national en matière d’éducation, les solutions aux problèmes rencontrés sur le terrain se forgent plus que jamais dans l’interaction au sein des établissements.

Conclusion

Les années 1980 qui avaient nourri les espoirs de nombreux enseignants ont plutôt marqué la transition aux principes néolibéraux qui ont transformé le travail au sein de l’institution scolaire. Le développement de l’autonomie des établissements et la mise en œuvre incrémentale des politiques éducatives ont eu des effets sur le groupe professionnel, par ailleurs confronté à des mutations sociologiques et politiques. Finalement, contrairement à l’idée que l’Éducation nationale serait difficile à réformer, notre analyse a bien montré que le pouvoir politique est en mesure d’y impulser les transformations qu’il souhaite y opérer par l’ajout de nouveaux instruments d’action publique. Le fait que tout change sans que rien ne change complexifie le travail des syndicats enseignants. Construire une opposition syndicale nationale est plus difficile, mais c’est bien l’échelon local qui reste fondamental pour contester et filtrer les décisions qui desservent les intérêts des personnels. C’est à ce niveau que les gouvernements successifs s’exposent au risque de filtrage de leurs propres projets.

Notes

[1] « La gestion des absences des enseignants. Garantir la continuité pédagogique », Cour des comptes, Décembre 2021. En 2018-2019, plus de 2 millions d’heures de cours n’étaient pas assurées chaque année dans le second degré. Cela représente 10 % des heures de cours qui n’ont pas été assurées pour divers motifs (36.6 % pour des raisons de maladie, 19.4 % pour formation, 11.9 % pour garde d’enfant malade).

[2] Le décret du 4 août 2014 actualise le texte de 1950 en définissant les missions et obligations réglementaires de services des enseignants du second degré.

[3]  Le décret 2019-309 du 11 avril 2019 donne aux chefs d’établissements la possibilité d’imposer à leurs personnels enseignants une deuxième heure supplémentaire annualisée (HSA). En 2022, en moyenne, les enseignants du second degré effectuaient 1,6 HSA (Thomas, 2023).

[4] Ce terme qui désigne le processus de conversion, à partir des années 1970, des dirigeants politiques aux théories économiques libérales va remettre en question l’interventionnisme de l’Etat dans la sphère économique.

[5] Les premières évaluations nationales ont été organisées en 1979 au niveau du CP en français et en mathématiques, et se déploient au fil des années 1980 dans les différentes classes, mais de manière non massive avant 1989.

[6] Décret n° 2018-614 du 16 juillet 2018.

[7] Les Commissions Administratives Paritaires où siégeaient des représentants syndicaux qui assuraient ainsi une cogestion des carrières sont vidées de leur substance puisqu’elles n’étudient plus les mutations, les mobilités, l’avancement et les promotions depuis début 2020, avec la mise en œuvre de la loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019. En matière d’avancement, la commission peut être saisie en recours si l’enseignant veut contester l’avis qui a été rendu sur sa valeur professionnelle.

[8] Le métier d’enseignant s’est particulièrement féminisé. Il a été un métier qui permettait une ascension sociale aux enfants de classes populaires ; il est aujourd’hui un métier de classes moyennes et supérieures.

[9] 31,6 % des professeurs du second degré sont syndiqués et 26,2 % dans l’enseignement primaire. Source : « Le rapport à l’engagement des enseignants français », rapport final ANR ENGENS sur l’engagement des enseignants dirigé par Frédéric Sawicki au CERAPS-Université Lille 2 de 2005 à 2010.

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