1 février 2025

Le programme de sciences économiques et sociales (SES) actuellement en vigueur en classe de terminale, débute par une interrogation sur « les sources et les défis de la croissance économique », au sein de laquelle est introduite la notion de productivité globale des facteurs (PGF). Au baccalauréat, l’évaluation de cette notion passe typiquement par l’étude d’un document statistique dans lequel, sur une période donnée, les taux de croissance de plusieurs pays sont décomposés selon la contribution du facteur travail, du facteur capital et de cette PGF. L’expérience prouve que, pour les élèves, maîtriser les savoirs et savoir-faire nécessaires à la lecture et à l’interprétation de ce type de document est un exercice particulièrement complexe. Les enseignantes et enseignants doivent en conséquence y consacrer un temps d’apprentissage incompressible. Comme souvent lorsqu’il s’agit de savoir-faire quantitatifs (a fortiori s’agissant d’un savoir-faire travaillé à la seule occasion de ce chapitre, puisqu’absent des programmes de seconde et première, ainsi que des autres chapitres de terminale), le degré d’assimilation par les élèves se révèle fragile. Lors d’évaluations en classe ou à l’examen, la lecture des copies révèle des confusions récurrentes entre variations en pourcents et décomposition en points, entre variations des stocks de facteurs et contributions de ces variations au taux de croissance, etc. Ce simple constat ne permet pas de disqualifier l’intérêt pédagogique de la notion de PGF. Après tout, il existe nombre de notions ou théories complexes abordées en SES, mais jugées suffisamment utiles à la formation intellectuelle et citoyenne pour y consacrer du temps, même si leur maîtrise à l’issue du cycle terminal est encore imparfaite. Quelle discipline scolaire pourrait d’ailleurs se prévaloir d’une assimilation complète des contenus de ses programmes à l’issue de leur enseignement ? Nous défendrons cependant ici l’idée qu’il serait tout à fait envisageable, et à vrai dire préférable, de faire l’économie de la notion de PGF dans l’enseignement des SES en classe de terminale car la théorie sur laquelle elle repose est trop fragile.

Erwan Le Nader
Enseignant de sciences économiques et sociales, Université Paris Nanterre

Nous proposons donc de retracer brièvement les soubassements théoriques de cette notion, via l’utilisation d’une fonction de production agrégée. Nous énonçons quelques unes des conventions sur lesquelles reposent la mesure de la PGF, mais aussi des hypothèses usuellement retenues quant à la fonction de production. Nous rappelons ensuite que ces hypothèses ont fait l’objet d’une vive controverse dans les années 1960, controverse dite « des deux Cambridge ». Nous concluons avec une proposition simple : celle de remplacer, dans le programme de terminale, la notion de productivité globale des facteurs par celle de productivité apparente du travail.

Le passage de l’utilisation des fonctions de production de l’analyse micro à l’analyse macro-économique

Les fonctions de production sont introduites dans l’analyse microéconomique à la fin du XIXe siècle par Philip Wicksteed (1894). Il s’agit, selon l’état des techniques, d’exprimer un lien quantitatif entre la production obtenue et les services producteurs[1] utilisés. Chacun des facteurs de production est alors supposé être physiquement homogène : un marteau est donc un facteur différent d’une scie, de même que le travail qualifié est un facteur différent du travail non qualifié. Une conclusion logique, sur laquelle Wicksteed insiste, est qu’il est impropre d’utiliser le terme « capital » pour qualifier l’évaluation monétaire des facteurs qui ne sont ni le travail ni la terre.

Cette précaution ne sera pas suivie par John Bates Clark, qui fondera l’analyse de la répartition et de la rémunération des facteurs de production. En 1899, il sera le premier, à utiliser une fonction de production agrégée, de type Y = f (K, L). L’agrégation, et donc l’hétérogénéité, se retrouve des deux côtés de l’équation. Y est un produit global de différents biens, exprimé en valeur, comme l’est aujourd’hui le produit intérieur brut (PIB) par exemple. L représente les services du travail, toutes qualifications confondues, et K, exprimé là encore en valeur, représente les services du capital, envisagé comme l’ensemble des biens de production. John Bates Clark montre ensuite que dans un régime de concurrence parfaitement libre, les facteurs de production sont rémunérés à leur productivité marginale. Si, dans une usine (où le stock de capital est donné), l’arrivée d’un nouveau travailleur permet de produire une unité de marchandise supplémentaire, l’employeur acceptera de lui verser un salaire correspondant au prix courant de cette marchandise (sinon, il se trouverait un autre employeur qui accepterait de le rémunérer à cette hauteur). Le raisonnement est symétrique pour la détermination, à l’équilibre, du taux d’intérêt. D’un point de vue normatif, Clark loue ce résultat : selon lui, la rémunération à la productivité marginale signifie que chaque facteur est rémunéré selon sa contribution à la production. Le salaire serait alors le « pur produit » du travail, comme l’intérêt serait le « pur produit » du capital. Y a-t-il pourtant un sens à qualifier de « pur produit » d’un facteur ce qui dépend tout autant des quantités employées de l’autre facteur ?

Les origines de la comptabilité de la croissance

La fonction de production néoclassique agrégée sera reprise par Robert Solow en 1957 dans l’article qui sera considéré comme fondateur des approches de comptabilité de la croissance. S’il reconnaît que les limites de cette fonction font que son utilisation nécessite davantage que l’habituelle « suspension volontaire de l’incrédulité », il la considère malgré tout indispensable à l’analyse macroéconomique de long terme, notamment car elle fournit selon lui un moyen simple de distinguer les variations du produit par tête qui sont dues au progrès technique de celles qui sont dues aux changements du niveau du capital par tête. Solow propose en particulier d’étudier une fonction où le progrès technique est qualifié de neutre, c’est-à-dire n’affecte pas la substitution capital/travail : Yt = At f(Kt, Lt), où At est un indicateur du progrès technique au sens large. En faisant l’hypothèse de rendements constants, et de l’existence d’une concurrence parfaite conduisant à la rémunération des facteurs à leur productivité marginale, le passage en taux de croissance de la fonction de production aboutit à l’égalité suivante : ΔYt/Yt = ΔAt/At + α ΔKt/Kt + (1 – α) ΔLt/Lt, où α est la part de la rémunération du capital dans le produit national, et (1 – α) la part de la rémunération du travail.

Autrement dit, le taux de croissance du PIB se décompose en une part attribuable au progrès technique, une part attribuable à la variation du stock de capital, et une part attribuable à la variation des quantités de travail utilisées pour produire. Or, à l’exception de ce qui est relatif au progrès technique, la comptabilité nationale – moyennant certaines conventions – produit des estimations de ces différents indicateurs : taux de croissance du PIB, niveau des facteurs de production et parts de leur rémunération dans le PIB. On peut donc calculer, par déduction, la contribution à la croissance des variations du progrès technique. C’est le résidu de Solow. Par exemple, si l’on s’attend, compte-tenu de la fonction de production utilisée et de l’augmentation constatée du niveau du travail et du capital mobilisés au cours d’une année, à ce que la production croisse de 3% alors qu’on mesure en réalité une augmentation de 5%, on pourra conclure que le progrès technique a contribué cette année-là à hauteur de 2 points à la croissance du produit.

Le fait que cette approche soit une approche résiduelle d’un progrès technique modélisé comme exogène fait dire à certains, à la suite d’Abramovitz (1956), que la PGF serait en réalité un indicateur de notre ignorance des sources de la croissance de la productivité, pouvant aussi bien refléter des progrès technologiques que « d’autres avancées liées par exemple à l’organisation du travail, à l’amélioration des circuits de distribution, à l’apprentissage par la pratique, aux économies d’échelle, aux externalités de recherche, etc. » (Cette et al., 2005).

Mais au-delà, la mesure de la PGF comme résidu apparaît comme sensible à deux problèmes : celui de la qualité des séries statistiques (utilisées pour mesurer les stocks de facteurs de production, le niveau du PIB, la part des salaires dans la valeur ajoutée, etc.), et celui de la pertinence de la fonction de production retenue et des hypothèses sur lesquelles elle repose.

Le premier point n’est pas anecdotique. Pour ne prendre qu’un seul exemple, pour savoir quelle « quantité » de travail a été utilisée pour produire, on pourrait penser qu’il suffit de recueillir le nombre total d’heures travaillées. Cela supposerait déjà des estimations relatives au travail dissimulé, des corrections liées aux arrêts maladie, etc. (OCDE, 2002). Mais en réalité, comme le travail est hétérogène, les comptables de la croissance n’ont pas tant besoin du nombre total d’heures travaillées que de sa répartition par niveau de qualification. La solution habituellement retenue est de considérer que le salaire est un indicateur de la productivité du travail, donc qu’un salarié deux fois mieux payé qu’un autre est censé produire en une heure ce que l’autre produit en deux heures. Si cette hypothèse est probablement nécessaire, faute de mieux, on admettra cependant qu’elle ne peut être pleinement satisfaisante, évacuant les multiples déterminations de la hiérarchie des rémunérations.

La mesure du capital, intrinsèquement hétérogène, soulève des difficultés plus grandes encore, et qui rejoignent le deuxième point : le problème de la spécification de la fonction de production et de ses hypothèses. Dans son article de 1957, Solow justifie l’hypothèse de rémunération des facteurs de production à leur productivité marginale par le simple fait qu’il s’agisse d’une « hypothèse souvent faite ». Cette hypothèse sera pourtant au cœur de la controverse dite des « deux Cambridge ».

La controverse des deux Cambridge sur la mesure du capital

La première charge contre la fonction de production néoclassique est menée par Joan Robinson dans son article de 1953 « La fonction de production et la théorie du capital ». Dès l’introduction, la critique est acerbe :

« [L]a fonction de production s’est révélée être un puissant instrument de déséducation. L’étudiant en théorie économique doit écrire O = f (L,C), où L est une quantité de travail, C une quantité de capital et O le niveau de production des biens. Il doit supposer que tous les travailleurs sont interchangeables, et mesurer L en heures de travail d’homme ; on lui dit quelque chose à propos de l’indice retenu pour choisir une unité de production ; et on le presse de passer très vite à la question suivante dans l’espoir qu’il oublie de se demander dans quelles unités on mesure C. Avant même qu’il se soit posé la question, il est devenu professeur, et c’est ainsi que se transmettent, de génération en génération, des habitudes de pensée nébuleuse ».

En courte période, poursuit Robinson, la mesure du capital n’est pas un problème crucial. Il peut être considéré comme une donnée – méthode employée par Keynes dans la Théorie Générale (1936) – auquel cas la fonction de production ne dépend que du seul travail. Autre possibilité : considérer que le stock de capital est l’ensemble des biens au moment considéré.

Mais il en est tout autrement en longue période, seule qui importe lorsqu’on s’intéresse à la croissance et à l’accumulation. Le capital ne peut plus être considéré comme donné puisqu’il est justement l’objet d’accumulation. Cette accumulation ne consiste par ailleurs pas en une reproduction à l’identique du capital : les biens capitaux changent de forme et de propriété au cours du temps. Le capital ne peut donc être une liste de biens, puisque ces biens et cette liste se modifient perpétuellement. Une solution pourrait être d’évaluer monétairement le capital, par une actualisation des bénéfices futurs qu’il permettra de réaliser. Mais le processus d’actualisation nécessite de connaître le niveau du taux d’intérêt (la valeur présente d’un flux de revenu de 105 € dans un an est de 100 € si le taux d’intérêt est de 5%, mais de seulement 95,5 € si le taux d’intérêt est de 10%). Or, dans la théorie néoclassique de la répartition, à la suite de Clark, le taux d’intérêt est sensé dépendre de la productivité marginale du capital, dont il faut donc connaître le montant. Le taux d’intérêt dépend – à niveau de travail et conditions techniques données – du niveau du capital, qui lui-même dépend du taux d’intérêt. Le raisonnement, circulaire, mène à une impasse.

Le problème n’est pas résolu, si, au lieu d’évaluer le capital par actualisation des bénéfices futurs, on tente de l’évaluer par son coût de production. Ce point a le plus rigoureusement été démontré par Piero Sraffa, dont les travaux antérieurs avaient influencé Robinson, dans son ouvrage Production de marchandises par des marchandises publié en 1960. Généralisant la théorie ricardienne de la valeur travail incorporé, Sraffa montre que le prix de tout bien peut être ramené à des « quantités de travail daté ». Le prix actuel du blé dépend en effet du coût du travail direct nécessaire à sa récolte, mais également du coût des semences utilisées, et qui ont été produites elles-mêmes à la période précédente, avec du travail direct et des semences, elles-mêmes produites à la période précédente, etc. Le prix de chaque marchandise (y compris les biens de production, donc le « capital ») est donc égal au coût du travail directement nécessaire à sa production, auquel il faut ajouter le coût du travail indirect incorporé dans les marchandises qui ont permis cette production. Ce travail indirect, réalisé dans le passé, constitue un détour de production. Déterminer sa valeur présente nécessite à nouveau d’avoir recours à un taux d’actualisation : le taux de profit. Un producteur ne conçoit de rémunérer un travailleur pour produire un bien qui ne portera ses fruits que deux ans plus tard, que si le prix de vente de ce produit équivaut à la somme qu’il a avancée deux ans plus tôt, augmentée d’intérêts composés pendant ces deux ans. Mais alors, une nouvelle fois, la valeur d’un bien capital dépend du taux de profit, et non l’inverse comme dans la théorie néoclassique de la répartition.

Ces résultats donnèrent lieu dans les années 1960 à la célèbre controverse des deux Cambridge, entre les partisans de la théorie néoclassique du capital, tels Paul Samuelson et Robert Solow (chercheurs au Massachusetts Institute of Technology – MIT – dans la ville de Cambridge, située dans l’agglomération de Boston aux États-Unis), et les partisans de Sraffa, réunis à l’Université de Cambridge, en Grande-Bretagne. Sur le terrain théorique, les premiers durent reconnaître leur défaite. Il n’est, en longue période, pas valide d’utiliser la théorie néoclassique de la répartition dès lors que l’on considère un monde à plusieurs biens de production.

Comme le dira Robinson en 1961, « ce que Sraffa démontre de façon décisive […] c’est que le concept de quantité de capital opérant indépendamment du taux de profit n’existe pas. Ainsi, l’affirmation selon laquelle le produit marginal du capital détermine le taux de profit est finalement sans signification » (Robinson, 1973). L’une des hypothèses cruciales de la comptabilité de la croissance, et donc de la mesure de la PGF, est donc mise à bas.

Conclusion : qu’enseigner aux élèves ?

Bien sûr, les éléments qui précèdent apparaîtront probablement comme excessivement critiques. Beaucoup de nos contenus d’enseignement reposent sur des conventions de mesure ou des bases théoriques contestables, sans que l’on songe pour autant à les évacuer des programmes. Après tout, enseigner des éléments critiquables est une condition même du pluralisme. Pour autant, il nous semble que s’agissant de la notion de PGF, le « détour de production pédagogique » apparaît comme peu rentable. Tel qu’il est rédigé[2], le programme de terminale actuel conduit à mettre l’accent sur une décomposition comptable, au détriment des mécanismes causaux qui nous semblent plus essentiels à la formation des élèves. Plutôt que la notion de PGF, nous proposons donc de lui substituer celle de productivité apparente du travail, comme indicateur du progrès technique. Plus facile d’accès, elle permettrait de dégager le temps nécessaire à l’étude de ses causes (nous proposons de nous limiter aux effets de la division du travail et à l’accumulation du capital technique) et de ses effets via la répartition des gains de productivité.

Naturellement, cette proposition, soumise au débat, est très loin d’épuiser le périmètre des contenus d’enseignement sur le thème de la croissance. Sur cette question, nous pensons que l’étude de ce thème ne peut se faire qu’au sein de problématiques plus larges faisant sens pour les élèves : faut-il rechercher la croissance ? La croissance économique est-elle synonyme de développement ? L’innovation peut-elle permettre de préserver l’environnement ? Pourquoi certains pays se développent-ils davantage que d’autres ? Assiste-t-on aujourd’hui à un épuisement de la croissance ? etc.

Les pistes sont multiples, mais doivent articuler, dans une optique de formation citoyenne, enjeux démocratiques et questions scientifiques. L’enjeu est aujourd’hui de revitaliser des programmes devenus en certains points trop techniques. Et d’éviter, entre autres, des sujets de dissertation comme celui proposé fréquemment aux candidates et candidats au baccalauréat (« L’accumulation des facteurs de production permet-elle, à elle seule, d’expliquer la croissance économique ? ») qui, sous-couvert de proposer des débats, ne nécessitent en réalité que de restituer de manière non problématisée une liste de théories explicatives.

Notes

[1] Le concept de « service producteur », déjà utilisé par Walras, permet de souligner que ce ne sont pas tant les facteurs de production sous forme de leur quantité physique qui importent, que la capacité de ces facteurs à générer des flux de production.

[2] Cf. le premier objectif d’apprentissage du chapitre : « Comprendre le processus de croissance économique et les sources de la croissance : accumulation des facteurs et accroissement de la productivité globale des facteurs ; comprendre le lien entre le progrès technique et l’accroissement de la productivité globale des facteurs ».

Bibliographie

Abramovitz M., 1956, « Resource and Output Trends in the United States Since 1870 », The American Economic Review, vol. 46, n° 1, p. 5-23.

Cette G., Kocoglu Y., Mairesse J., 2005, « Un siècle de productivité globale des facteurs en France », Bulletin de la Banque de France, n°139, p 21-29.

Clark J. B., 1899, The Distribution of Wealth: A Theory of Wages, Interest and Profits, New York, Macmillan and Co.

Keynes J. M., The General Theory of Employment, Interest and Money, London, Macmillan Cambridge University Press.

OCDE, 2002, Mesurer la productivité – Manuel de l’OCDE : Mesurer la croissance de la productivité par secteur et pour l’ensemble de l’économie, Paris, Éditions OCDE.

Robinson J., 1953, « The Production Function and the Theory of Capital », The Review of Economic Studies, vol. 21, n° 2, p. 81-106.

Robinson J., 1973, Collected economic papers, Volume IV, Oxford, Basil Blackwell.

Solow R., 1957, « Technical Change and the Aggregate Production Function », The Review of Economics and Statistics, vol. 39, n° 3, p. 312-320.

Sraffa P., 1960, Production of Commodities by Means of Commodities, London, Cambridge University Press.

Wicksteed P., 1894, An Essay on the Coordination of the Laws of Distribution, London, Macmillan.