Sociologue, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Danièle Linhart est spécialisée dans l’analyse des transformations du travail et de l’emploi. Elle s’intéresse en particulier aux évolutions des conditions de travail sous l’effet de la modernisation des entreprises et des nouvelles méthodes de management. Au travers d’une approche critique, elle explore les conséquences des nouvelles méthodes de gestion sur les salariés en s’attachant à saisir les transformations qu’elles peuvent induire sur le sens qu’ils trouvent au travail et la manière dont ils vivent leur activité professionnelle. Le concept de « précarité subjective », au cœur de ses travaux, vise par exemple à caractériser le fait que sous l’effet des nouvelles méthodes managériales, même les « travailleurs stables ne se sentent pas à l’abri, et appréhendent l’avenir » (Linhart, 2012).
Anne-Sophie Decroes
Professeure de SES
David Descamps
Professeur de SES, docteur en sociologie
Agathe Foudi
Professeure de SES, doctorante en sciences politiques
Dans Le torticolis de l’autruche : l’éternelle modernisation des entreprises françaises (1991), l’analyse menée par Danièle Linhart préfigure la forme que prendront tous ses travaux de recherche. Cette analyse s’appuie sur le triptyque formé par l’organisation du travail mise en œuvre dans les entreprises, le discours que leurs dirigeants emploient à son propos, et les effets que cette organisation et ce discours produisent sur le collectif salarié et les subjectivités individuelles. Danièle Linhart montre déjà dans cet ouvrage qu’en dépit du discours tenu par les directions les modes d’organisation du travail adoptés ne s’inscrivent pas en rupture franche avec les principes tayloriens et soumettent par ailleurs les salariés à de nouvelles difficultés, thèse que l’on retrouvera ensuite dans la plupart de ses travaux : La modernisation des entreprises (1994), Pourquoi travaillons-nous ? (2008), ou encore L’insoutenable subordination des salariés (2021).
Son livre La comédie humaine du travail (2015), qui a obtenu le prix de l’écrit social, est certainement celui qui a touché le plus large public. Interrogeant les effets sur les salariés du discours humanisant employé aujourd’hui par les managers, Danièle Linhart y soutient qu’à rebours de la représentation positive que beaucoup en ont, ce discours tend à les dé-professionnaliser et offre aux directions la possibilité de mieux contrôler leur travail. Cette réflexion amène Danière Linhart à y aborder la thématique du bonheur, sans pour autant qu’elle y soit particulièrement creusée. Ce fut l’occasion pour RessourSES de l’interroger dans le cadre de ce numéro. Un grand merci à elle de s’être prêtée à cet entretien et de nous offrir son regard éclairé sur cette question.
RessourSES : Vous avez consacré, Danièle Linhart, une grande partie voire la totalité de votre carrière de chercheuse à analyser la condition salariale et son évolution. On perçoit souvent dans vos travaux une forme d’empathie profonde à l’égard des salariés. Nous serions curieux de comprendre comment votre trajectoire biographique a pu vous amener ainsi à « prendre parti » pour les salariés. Y a-t-il des éléments spécifiques qui vous y ont précisément conduite ?
Danièle Linhart : Cette empathie, que vous évoquez, provient probablement de plusieurs éléments. Un élément de contexte tout d’abord, celui de mai 68 que j’ai vécu au moment où j’étais à l’université de Nanterre, déjà étudiante en sociologie.
J’ai assisté à l’époque à la révolte des étudiants mais également aux trois semaines de grève générale avec occupation d’usines (la plus longue grève générale du XXe siècle). Ce qui m’a en l’occurrence le plus frappée, était l’état de paralysie totale dans lequel se trouvait le pays. Il n’y avait plus de train ni d’avions, plus de métro ni de bus, pratiquement plus de voitures non plus car il n’y avait plus d’essence, les magasins manquaient de tout, tout était à l’arrêt. Je me suis rendue compte alors à quel point les travailleurs faisaient fonctionner la société qui n’existait plus sans eux. Je me suis rendue compte aussi à quel point ils étaient maltraités, et qu’ils réclamaient de la dignité, de la reconnaissance, le droit d’être entendus sur les conditions et le contenu de leur travail. Ils ne se contentaient plus seulement des augmentations de salaires arrachées par les luttes syndicales, comme le montrait si bien le petit film militant, réalisé par des étudiants de l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC), sur « la reprise du travail aux usines Wonder ». On y voyait une ouvrière en grève, refuser de reprendre le travail alors que les représentants syndicaux annonçaient triomphalement que la grève était finie car ils avaient arraché une augmentation de 30% des salaires au salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC). Ces syndicalistes poussaient les grévistes vers les portes de l’usine, mais une femme faisait obstacle de son corps et certaines était en larmes – le film de Hervé Le Roux, « Reprise », qui sortira bien plus tard dans les salles de cinéma, en 1996, reprendra et développera cette thématique –. Le contraste entre l’utilité subitement si visible des ouvriers et ouvrières et les besoins dont ils faisaient part, leur volonté de gagner autre chose que davantage d’argent obligeait à se tourner vers la maltraitance subie.
Autre facteur important : mon frère, Robert[1], normalien, philosophe, militant politique convaincu, qui avait participé à la constitution de l’union des jeunes communistes marxistes léninistes (UJCML), puis qui était parti s’embaucher aux usines Citroën comme ouvrier spécialisé (OS) avec l’idée d’y rester le plus longtemps possible pour contribuer à la Révolution. J’ai pu voir son état de fatigue, d’épuisement. Et surtout, il racontait ses camarades de travail d’une manière qui les faisaient sortir de l’anonymat et les transformait en personnages passionnants, avec leurs biographies, leurs rêves, leur résignation, leurs luttes aussi. Je sortais d’une vision abstraite, théorique de la classe ouvrière que je pouvais par ailleurs lire et entendre à partir de mes cours de sociologie et d’histoire.
Troisième facteur de cette empathie, les entretiens qualitatifs, que j’ai commencés à mener dès mon entrée au Centre de recherche sur le Bien-Être (CEREBE), laboratoire de sociologie dirigé par Philippe d’Iribarne. J’ai pu à ce moment, que ce soit sur la question du rapport au travail ou de l’absentéisme, me trouver en capacité d’avoir accès à la pensée des travailleur-e-s, à leur analyse sur le travail, à leur histoire familiale, à leur vision du monde, à leurs valeurs, ce qui me protégeait là aussi d’un rapport abstrait, distancié et surplombant. Je suis rapidement arrivée à approcher la complexité de leur rapport au travail. Travail dont ils attendaient tant en termes de contribution à la société, de sentiment de légitimité, et dont ils étaient tant déçus.
C‘est probablement pour ces raisons et d’autres dont je n’ai pas toujours conscience que j’ai pris insensiblement « le parti des travailleurs », et plus je progressais dans mes recherches, plus cette empathie s’est renforcée.
RessourSES : En ce qui concerne les métiers de l’enseignement, il n’est pas rare que nos collègues expriment un rapport heureux ou malheureux à leur activité professionnelle, selon le sentiment qu’ils ont de pouvoir l’exercer plus ou moins correctement. D’après vous, faut-il catégoriquement rejeter l’idée que le salarié ou le fonctionnaire puisse être heureux au travail ? Rechercher une forme de satisfaction, voire d’épanouissement dans le monde salarial constitue-t-il pour les salariés une quête un peu illusoire ? Une forme d’aliénation ?
DL : Rechercher une forme de satisfaction au travail est une constante qui accompagne la majorité des situations de travail. Pour supporter le travail, il faut pouvoir lui donner du sens, considérer qu’il a une utilité, une finalité sociale, il faut pouvoir en être fier. C’est ce que j’ai pu observer dans la quasi-totalité des enquêtes que j’ai pu mener. On observe une capacité à investir le travail, quel qu’il soit, de valeur et même d’une certaine beauté, pour reprendre l’expression (« le jugement de beauté ») de Christophe Dejours (1995)[2]. J’ai pu le constater dans un abattoir auprès d’une équipe d’ouvrières qui travaillait aux abats : elles parlaient de leur travail avec des mots qui entraient en dissonance avec leurs conditions de travail, elles parlaient du beau travail qu’elles seules, de par leur expérience et leur savoir-faire, étaient en mesure d’accomplir, alors qu’elles opéraient dans une atmosphère où l’odeur de sang et la vue des abats avaient de quoi écœurer. Mais elles se disaient fières de préparer avec soin et même avec goût les barquettes remplies de ces abats et destinées aux consommateur-e-s qu’il fallait absolument satisfaire.
Passer une grande partie de son temps de vie à travailler sans éprouver ni fierté ni sentiment d’utilité de ce que l’on fait est une épreuve qui devient vite insurmontable. D’où la nécessité et la volonté de réinjecter de la qualité, de la « beauté », de reconquérir un sentiment d’utilité mais aussi une micro autonomie et un micro pouvoir sur son travail. C’est ainsi en partie comme cela qu’il faut comprendre la différence entre ce que les ergonomes et les sociologues appellent le travail prescrit et le travail réel. Les travailleur-e-s ne se contentent pas d’accomplir ce qui est strictement attendu d’eux, au niveau des procédures, des méthodes de travail, de ce qui a été pensé et décidé par des experts, de façon abstraite et taylorienne à distance du terrain : ils et elles font différemment et mieux. Ils et elles donnent de l’opérationnalité, de l’efficacité et de l’utilité, de la qualité à leur travail. Mais ils et elles renforcent ainsi un mode d’organisation du travail qui les assujettit, qui les domine, et qu’ils et elles voudraient abolir. Mais ils et elles n’ont pas d’autre choix pour survivre et continuer à tenir leur emploi que de pérenniser par leur travail réel ce modèle qui les domine par le lien de subordination qui est au cœur du contrat salarial (et qui est le devoir d’obéissance pour les fonctionnaires). C’est ce que Pierre Bourdieu nomme « la double vérité du travail » (1996).
La grève générale de trois semaines en mai 1968, avec occupation d’usine, représente pour partie une remise en cause, par les ouvrier-e-s, de cet arrangement tacite qui introduisait jusqu’alors l’impossibilité pour les travailleur-e-s d’influer collectivement et individuellement sur la définition et l’organisation de leur travail. Les organisations syndicales de leur côté ne mettant pas cette organisation du travail au cœur de leurs revendications (qui tournaient essentiellement autour du contrat de travail : salaires, primes, stabilisation de l’emploi), les travailleur-e-s ne voyaient plus de fin à cette situation désespérante, qui consistait à se battre en permanence contre une oppression en prenant sur soi pour se protéger, tout en la renforçant.
RessourSES : Votre analyse, qui procède d’une description fine des propriétés de l’organisation productive pour saisir la condition du salarié, invite à considérer que ce dernier est désormais assez « seul » dans cette organisation. Pour vous, les organisations syndicales et/ou les autres collectifs qui peuvent émerger dans les organisations productives ont-ils encore des ressorts pour travailler à l’amélioration de la condition salariale ? Et, comment selon vous, ces organisations peuvent-elles agir face aux directions pour offrir aux salariés les conditions d’un travail heureux ou tout au moins satisfaisant ?
DL : Justement, après ces trois semaines de grève générale, le patronat français, traumatisé par l’ampleur de la contestation de l’ordre social capitaliste, a mobilisé ses think tanks et a abouti à l’élaboration d’une modernisation qui se présentait comme en rupture avec le passé des Trente Glorieuses et qui faisait la promotion d’une forme de mobilisation des salarié-e-s reposant sur une gestion individualisée. Cette gestion « modernisée » permettait de déstabiliser les collectifs informels qui entretenaient des relations de solidarité, d’entraide, et nourrissaient la contestation. Cette individualisation qui a mis fin à l’équation « à travail égal, salaire égal » était portée par un discours de mea culpa du patronat qui prétendait alors vouloir prendre en considération les besoins légitimes des salarié-e-s, de reconnaissance notamment de la qualité de leur engagement au travail, de leurs qualités personnelles, de leurs potentiels. Dès la deuxième moitié des années 1970 vont se mettre en place des outils et dispositifs d’individualisation qui vont progressivement s’intensifier et dessiner un autre monde du travail.
Les salarié-e-s seront désormais dotés d’objectifs individuels fixés au cours d’entretiens individuels, eux aussi, avec le supérieur hiérarchique et ils et elles seront ensuite confronté-e-s à des évaluations individuelles de leurs performances. De ces évaluations dépendront des primes, des augmentations de salaires, des carrières différenciées, ce qui aboutit de facto à une mise en concurrence de tous avec les autres. Et pire encore : au fur et à mesure que cette individualisation s’approfondit et devient personnalisante, psychologisante, chacun est sollicité pour se mettre en concurrence avec lui-même car il s’agit de se dépasser, se surpasser, viser l’excellence, développer sa résilience, savoir se remettre en question, sortir de sa zone de confort, etc. Tout cela pour aboutir à la conclusion que d’expérience socialisatrice, le travail tend à devenir une épreuve de plus en plus solitaire où chacun est jugé, jaugé, évalué et se trouve conduit à chercher à tirer son épingle du jeu, c’est-à-dire à satisfaire ses pulsions narcissiques, en répondant le plus possible aux exigences de sa hiérarchie pour pouvoir bénéficier d’une reconnaissance maximale.
La capacité d’action syndicale a été largement affectée par ces évolutions de fond qui ont transformé les relations sociales au sein des entreprises, d’autant plus qu’elle s’est affaiblie par une division croissante, le nombre d’organisations syndicales en témoignant. Leur tâche se complexifie avec l’individualisation concrétisée à travers le télétravail. Comment mobiliser des salarié-e-s ou fonctionnaires qui ne sont pas tous et toutes sur le lieu de travail en même temps ? Comment les convaincre qu’ils partagent un même destin, un sort commun dans l’entreprise (ce qui était le cas avant la modernisation) ? Cette mobilisation collective devient également plus difficile avec les réformes du travail introduites sous la présidence d’Emmanuel Macron qui a quasiment supprimé les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) où se constituaient de véritables savoirs et une réelle expertise sur les conditions et l’organisation du travail.
Recréer du collectif dans l’entreprise devient un véritable impératif. Mais comment ? Le management s’est emparé de la dimension de la convivialité qui était largement présente auparavant au sein des syndicats. Il y a désormais des responsables ressources humaines (RH) de la bienveillance et du bonheur, des chief happiness officers, qui organisent des séances de méditations, de massages, de fou-rire, des soirées festives, etc. Le management organise une vie collective mais sous son influence, et selon ses objectifs. Alors quelle marge de manœuvre pour les organisations syndicales ? Une piste importante est à considérer : en action syndicale, les salarié-e-s sont délivrés du lien de subordination, ils peuvent contribuer à une remise en question de l’organisation et des conditions de travail qui présentent des dimensions réellement délétères, pour les travailleur-e-s, comme pour les usagers et consommateurs, mais également pour l’avenir de l’humanité sur la terre en raison de la dimension prédatrice qu’elles exercent sur les ressources naturelles. Une bataille des idées est nécessaire dans ce monde du travail atomisé. Les organisations syndicales pourraient s’emparer de l’enjeu du travail, enjeu de société qui ne peut relever de la décision unilatérale de dirigeants d’entreprise formatés en bons élèves à la seule rationalité économique de rentabilité à court terme. L’organisation du travail doit devenir une préoccupation collective au sein des entreprises et relever de l’intelligence collective.
RessourSES : De nombreuses enquêtes invitent à considérer que les salariés les plus satisfaits sont aujourd’hui ceux qui parviennent à gérer au mieux l’articulation entre sphère privée et vie professionnelle. Qu’en pensez-vous ?
DL : Pouvoir gérer au mieux l’articulation entre sphère privée et vie professionnelle est certainement une dimension importante de la qualité de vie. Mais il apparaît vite qu’il ne s’agit pas uniquement d’articulation. Il y a un effet réciproque de l’une sur l’autre. Le travail est notamment considéré par Sigmund Freud comme un facteur de soutien et d’aide pour s’inscrire dans la vie sociale et affective : « aucune autre technique pour conduire sa vie ne lie aussi solidement l’individu à la réalité que l’accent mis sur le travail, qui l’insère sûrement tout au moins dans un morceau de la réalité, la communauté humaine. La possibilité de déplacer une forte proportion de composantes libidinales, composantes narcissiques, agressives et même érotiques, sur le travail professionnel et sur les relations humaines qui s’y rattachent, confère à celui-ci une valeur qui ne le cède en rien à son indispensabilité pour chacun aux fins d’affirmer et justifier son existence dans la société » (Freud, 1995 [1930], p. 23). Inversement la dimension familiale, et la vie privée peuvent soutenir les travailleurs dans leur activité professionnelle mais cela sous-entend qu’elles ne soient pas trop douloureuses. En ce cas, par contre, le travail peut aider des personnes qui subissent des épreuves personnelles difficiles.
Mais encore faut-il que le travail ne soit pas dévastateur et n’attaque pas la personne dans l’image de soi, le sens de sa valeur, de son utilité et dans son éthique. Ce à quoi conduit de plus en plus souvent le management moderne. En ce cas, la mise en cause de soi peut impacter la qualité de la vie familiale et privée. Les personnes harcelées ou en burn out font fuir leur entourage car elles deviennent obsédées par leur travail : souvent il y a des divorces, des séparations, elles risquent de se retrouver en situation de véritable solitude, d’isolement. Pour gérer au mieux l’articulation de ces deux dimensions il faut avant tout un travail respectueux des travailleur-e-s et dans lequel ils et elles puissent trouver des raisons de satisfaction et fierté. Je donnerai ici l’exemple des facteurs : j’avais eu l’occasion de mener avec des collègues une enquête sur leur travail, assez exigeant, fatiguant, parfois ingrat mais anobli par la dimension « service public » qui était vécue par tous comme la preuve de l’utilité sociale fondamentale de leur activité. Les horaires (très matinaux) et la fatigue ne les empêchaient pas, pour la grande majorité, d’avoir une vie extraprofessionnelle très riche où ils et elles développaient nombre de hobbies.
RessourSES : Il semble difficile d’homogénéiser la condition salariale. De ce fait, estimez-vous que les salariés de certains secteurs sont, pour le moment, encore relativement protégés des phénomènes associés au management moderne ?
DL : Cette question permet de développer l’exemple des facteurs évoqué précédemment. L’enquête avait été menée dans les années 1990 avant que la logique managériale du privé ne vienne se déverser dans le secteur public, avec la révision générale des politiques publiques (RGPP) et la mise en œuvre de la loi organique relative aux lois des finances (LOLF[3]) du 1er août 2001. Le secteur public était, alors, un secteur relativement privilégié car les valeurs du service public, qui se transmettaient aux jeunes au sein des collectifs informels, irriguaient le travail de sens et de sentiment d’utilité. La fierté et la reconnaissance n’étaient jamais bien loin. Mais progressivement, sous l’impulsion des directions, la rationalité de rentabilité à court terme va remplacer ces valeurs, au nom du respect de l’effort fourni par les citoyens qui, par leurs impôts, financent le secteur public. On le verra dans tous les secteurs, le plus manifeste étant probablement le triste destin de France Télécom, avec le procès intenté aux dirigeants par les organisations syndicales, en raison du nombre grandissant de suicides, tentatives de suicides et de dépressions. Je rappellerai que trois dirigeants dont le président-directeur général (PDG) Didier Lombard furent condamnés à un an de prison dont 4 mois ferme en première instance pour harcèlement moral institutionnel, ramenés à un an de prison avec sursis en appel. Mais tout aussi manifestes furent les effets sur la fonction publique hospitalière, l’enseignement, les ministères, etc. Des logiques uniquement économiques déterminent l’évolution des entreprises et de la fonction publiques, attaquant les métiers dans leurs règles et leurs fondements, attaquant le sens du travail des fonctionnaires et agents de l’État.
Par ailleurs, il importe de signaler qu’avec la tertiarisation de notre économie, le nombre d’ouvriers a chuté et que les cadres et ingénieurs constituent désormais des bataillons imposants mais qui ne correspondent plus au salariat de confiance (Bouffartigues, 2001). Les cadres sont désormais considérés par le management comme des exécutants, des salariés subordonnés au même titre que les autres catégories. La gestion spatiale des cadres en témoigne bien, les open spaces devenus souvent flexibles (sans poste fixe) où l’on voit des dizaines de salarié-e-s vissé-e-s sur leur chaise face à un écran d’ordinateur, rappelant les ateliers et l’alignement des ouvriers. De plus, le travail de ces cadres et ingénieurs est organisé par des procédures, méthodologies, protocoles et bonnes pratiques inspirés du mode d’organisation taylorien, peu respectueux de leur professionnalité. Ils et elles n’échappent pas à l’intensification du travail, qui se manifeste sous la forme d’objectifs individuels de plus en plus exigeants, et à des évaluations pas toujours fondées. Ils et elles se trouvent également en forte concurrence les uns avec les autres, ce qui les laisse en difficulté.
RessourSES : Dans les organisations productives de nombreux secteurs, on constate un approfondissement des logiques tayloriennes et fordiennes, quand bien même les effets pervers qui découlent de ces logiques (turn-over, absentéisme, « risques psycho-sociaux », suicide au travail, etc.) sont bien visibles et peuvent nuire à leur efficacité. Comment expliquer, selon vous, la pérennisation de telles organisations du travail ?
DL : Effectivement la modernisation managériale a mis sur le devant de la scène la thématique de la souffrance, du mal-être, des risques psychosociaux (RPS), des suicides au travail, de l’absentéisme et du turn over qui coûtent cher à la société et aux dirigeants d’entreprise. De la même manière, les logiques toujours tayloriennes ne permettent pas de tirer parti de la qualité de l’engagement des salarié-e-s dans le travail, de leurs compétences, de leur expérience, de leur professionnalité, ce qui impacte directement la capacité d’innovation, la performance et la qualité du travail. Pourquoi donc contraindre, contrôler, museler les salarié-e-s comme les fonctionnaires, par des prescriptions détaillées, pas toujours efficaces, pas toujours intelligentes ?
La question se pose d’autant plus que l’orientation managériale entre en contradiction frontale avec l’individualisation, la personnalisation (censées faire toute sa place à la spécificité de la ressource humaine) comme avec le discours humaniste du management moderne qui prétend miser sur les émotions, la réactivité, la résilience des salarié-e-s, leur intuition, leurs affects (le « management des émotions », la « gestion des affects » font partie de la novlangue managériale).
Mais cette logique taylorienne a toute sa place dans la stratégie managériale car ce qui prime, c’est la capacité d’asseoir une emprise, une domination sur les travailleur-e-s, de concrétiser le lien de subordination pour ne pas les laisser travailler selon leurs propres intérêts et valeurs. C’était d’ailleurs ce qu’écrivait Frederik Winslow Taylor (1957 [1911]) : la direction ne doit pas laisser les ouvriers en situation de décider eux-mêmes de l’organisation du travail, puisqu’ils pratiquent « la flânerie systématique » qui les protège des accidents, d’une usure prématurée et de produire trop par rapport à ce qu’ils perçoivent en rémunération. Il faut, écrit Taylor, trouver un moyen de les contraindre à être plus productifs (au nom du bonheur américain) et ce moyen est de les déposséder de leurs savoirs de métier, de concentrer toutes ces connaissances volées aux ouvrier-è-s au niveau de la direction pour définir et imposer la one best way, la meilleure manière d’organiser le travail pour avoir la productivité la plus élevée.
Et pour déposséder les salariés de leurs connaissances et expérience dans notre monde contemporain, la pratique du changement permanent est introduite, qui met en obsolescence leurs connaissances et expérience et les rend non opérantes. On pratique des changements incessants de logiciels, des restructurations sans fin des services, des multiples recompositions de métiers. On impose des mobilités systématiques, et les déménagements se succèdent les uns aux autres. Les salarié-e-s sont déboussolés, perdus, ne savent plus se repérer et doivent s’en remettre aux prescriptions pensées en dehors par des experts qui organisent leur travail[4]. Ils doivent fournir des efforts incommensurables pour reconquérir une maîtrise cognitive du contenu et de l’environnement de leur travail. Ce qui rend compte pour partie du burn out, ce fameux épuisement professionnel qui est aussi une véritable dépression car les salarié-e-s ne peuvent plus se faire confiance, ne sont plus les bons professionnels qu’ils étaient et ont une image d’eux-mêmes qui se déprécie fortement. Ils deviennent des apprentis à vie et éprouvent un état d’impuissance et de dépendance. La domination managériale s’exerce alors pleinement.
Il faut savoir que cette préoccupation managériale d’emprise, de domination est particulièrement forte en France car les salarié-e-s français ont une spécificité par rapport aux travailleur-e-s des autres pays, notamment européens : ils et elles ont tendance à accorder plus d’importance au travail, à en attendre plus et à en être plus insatisfaits[5]. Et ils ont une forte propension à mettre leur honneur dans leur travail là où les autres ont tendance à respecter à la lettre les termes de leur contrat (Iribarne, 1989).
RessourSES : Avec la crise du covid, de nombreuses organisations ont recouru au télétravail, pratique qui se pérennise, notamment parce que ce dernier semble aller de pair avec une productivité accrue des salariés-e-s les plus qualifié-e-s. Mais cela signifie également, nous semble-t-il, une moindre possibilité de contrôle (direct, du moins) par la hiérarchie de la réalisation des tâches. Y a-t-il selon vous un relâchement des contraintes qui pèsent sur les plus qualifiés ?
DL : Il est vrai que pendant la période de covid, les directions ont elles-mêmes été surprises par la manière dont les salarié-e-s en télétravail géraient leur activité. Nombre d’entre eux et elles travaillaient plus que sur leur lieu de travail, et de manière efficace. Il faut savoir qu’avant cet épisode, la France accusait un retard par rapport à bien d’autres pays en matière de télétravail, malgré les demandes des syndicats. Ce retard étant dû à la grande méfiance qui caractérise les dirigeants à l’égard de leurs salarié-e-s, et la conviction qu’il importe avant tout d’asseoir directement, et grâce au présentiel, leur emprise, comme je l’ai évoqué précédemment.
La plus grande assiduité au travail des télétravailleur-e-s s’explique par plusieurs raisons. La première réside dans le fait qu’ils et elles étaient reconnaissants envers leur employeur de leur permettre de travailler dans des conditions qui préservaient leur santé, en les éloignant du risque de contamination, vécu alors de façon très dramatique. Ils et elles s’empressaient alors de témoigner d’une certaine reconnaissance en faisant la démonstration que, loin du lieu de travail, ils et elles étaient aussi efficaces, sinon plus. Mais progressivement, et c’est la deuxième raison, s’installe un sentiment de satisfaction et de réconfort du fait de mettre à distance un lieu de travail où se concrétisent la dureté des relations de travail, celles entre collègues et celles avec leur hiérarchie. L’individualisation, la mise en concurrence, les évaluations créent un mode de relations entre collègues fondé sur une absence de solidarité, qui génère une atmosphère pesante au sein des open spaces, où l’on se dérange mutuellement, où l’on se surveille avec une certaine malveillance. Une atmosphère pesante aggravée par le changement perpétuel, où chacun s’active sur un fil du rasoir, dans un sentiment de précarité subjective. De plus, la pression, relayée par l’encadrement de proximité, leur contrôle, induit également une absence de sérénité dans l’exécution des tâches. Face à un travail qui leur laisse peu d’initiative, peu d’autonomie, en raison de la logique taylorienne qui perdure, face au sentiment d’impuissance qu’ils ressentent, de vulnérabilité et de déconsidération, travailler loin de l’entreprise, dans un cadre familier, protecteur, celui de la vie privée, familiale, réconforte. On ne sent pas sous surveillance permanente, on peut travailler en pyjama, ne pas subir les transports en commun, gérer ses heures en fonction de ses besoins et de son rythme personnel, et ainsi bénéficier d’un sentiment de liberté et d’auto-organisation.
Cela dit, la contrainte et le contrôle restent bien présents à travers les prescriptions et reportings véhiculés par les logiciels qui encadrent le travail. Face à l’écran de leur ordinateur, les salarié-e-s sont tout autant tenu-e-s, pris-e-s en main par l’organisation du travail et ne voient en aucune façon leur capacité à influer sur le contenu de leur travail augmenter. Nombre de logiciels intègrent des modes de contrôle sur le temps de travail et le comportement du télétravailleur.
Mais du point de vue des dirigeants, le télétravail comporte un risque : celui à terme d’une démotivation. En effet, la permanence de leur présence dans leur lieu de vie privée, de leur tête à tête solitaire avec leur écran d’ordinateur et leur logiciel, tend à déconnecter les salarié-e-s de la réalité de leur travail où l’on est supposé coopérer avec autrui pour satisfaire les besoins d’autrui. Ils et elles peuvent ressentir une perte du sens de la réalité, vivre leur travail comme une fiction, et souffrir d’un rapport abstrait à leurs missions. Même si les collègues et la hiérarchie ne sont pas nécessairement des ami-e-s et des soutiens, ce sont de vraies personnes, inscrites dans la vraie vie du travail qui leur permet de sortir de chez elles et de leurs problématiques personnelles. D’où une ambivalence profonde : le télétravail permet de mettre de la distance par rapport à un travail qui ne les respecte pas en tant que professionnels, mais en même temps, il les éloigne du vrai monde extérieur.
Les directions redoutent cette orientation et sont nombreuses à vouloir diminuer le temps de télétravail. Elles cherchent à recréer un certain type de collectif, notamment pour le brainstorming, elles veulent continuer leur tentative de séduction des salariés par la politique de la bienveillance, d’amélioration de l’environnement du travail. Leur volonté se limite à trouver les moyens de motiver les salariés pour en faire les relais efficaces et performants de la rationalité de rentabilité à court terme.
RessourSES : On a beaucoup entendu l’idée selon laquelle l’arrivée de femmes aux postes d’encadrement allait changer les logiques managériales et introduire une dimension plus humaine dans les rapports sociaux de production. De votre point de vue, la féminisation des managers a-t-elle fondamentalement modifié les rapports de production dans les organisations productives ?
Ce qui caractérise les managers c’est leur formation, et leur capacité d’adaptation au modèle managérial. Ils et elles sont modelé-e-s par la rationalité économique néolibérale de rentabilité à court terme. C’est sur leur capacité à la mettre en œuvre qu’ils ou elles sont recruté-e-s, évalué-e-s, promu-e-s. Cette dimension domine sans aucun doute celle du genre, même si dans certains cas, des femmes sont recrutées de préférence à des hommes en raison de la configuration sexuée des salarié-e-s.
S’il y a parfois une manière « féminine », plus humaine de manager, cela ne veut pas dire que cela concerne le fond, à savoir les principes fondamentaux du management qui sont de parvenir à obtenir un travail sans cesse plus rentable, et pratiquer ce qui s’approche le plus du lean management (faire toujours plus avec moins). Cela peut se faire avec plus ou moins de délicatesse, de démagogie, et les apparences peuvent parfois servir, mais d’une manière stratégique.
Il est difficile dans un modèle aussi peaufiné de parvenir à introduire un autre mode de management, toutes choses égales par ailleurs. Et les femmes qui ont choisi le management comme emploi et fonction ne sont pas d’une orientation a priori différente de par leurs caractéristiques biologiques. Elles sont même parfois conduites à se montrer plus fermes et exigeantes en termes d’objectifs et d’évaluations pour démentir les soupçons d’indulgence ou de naturelle bienveillance qui accompagnent souvent l’image de la femme.
RessourSES : Pour conclure cet entretien, nous souhaiterions, Danièle Linhart, vous interroger sur votre propre rapport au travail et sur le sens que vous donnez au travail de recherche que vous avez mené. Voyez-vous votre production intellectuelle comme un support de résistance à la domination au travail que subissent les salariés ?
DL : Le sens que j’attribue à mon travail de recherche, c’est essentiellement de contribuer au débat des idées. En 1998, le CNPF, qui était le Conseil national du patronat français, s’est rebaptisé le Medef, c’est-à-dire le Mouvement des entreprises de France. C’est un rapt symbolique, au niveau des idées, très fort. Le « patronat » est devenu « les entreprises » et quand un représentant du Medef parle, il dit « nous, les entreprises, pensons que…, avons besoin de… ». Dans l‘opinion publique se renforce progressivement l’idée que les entreprises, c’est-à-dire le travail, relève de la décision unilatérale des dirigeants. On oublie de ce fait qu’une entreprise est constituée des salariés de base, de l’encadrement de proximité, intermédiaire, et de direction, et pas seulement des dirigeants. De la même manière, nul ne semble s’offusquer du lien de subordination qui implique que l’organisation du travail relève de la seule décision et de la seule volonté de l’employeur. Or, les entreprises comme le travail représentent des enjeux déterminants pour notre société et l’on ne peut continuer à accepter qu’il relève de la seule responsabilité de ce groupe restreint, porteur d’une rationalité délétère du point de vue de la santé physique et mentale des travailleurs, délétère également pour les consommateurs et usagers (puisque le bon travail selon les règles du métier est dévoyé) mais aussi prédatrice pour les ressources de notre planète, ce qui compromet l’avenir de l’humanité.
L’organisation du travail, c’est-à-dire le contenu même du travail, n’a jamais été au cœur des préoccupations et revendications des organisations syndicales ; durant les Trente Glorieuses, les OS pourtant combatives et mobilisatrices, se sont focalisées, comme je l’ai déjà évoqué, sur les luttes autour du contrat de travail mais ne cherchaient pas à contester l’organisation taylorienne du travail. Elles ont de ce fait accumulé un déficit de connaissances en ce qui concerne ce registre du travail et ont du mal, de nos jours, à concevoir des formes alternatives aux organisations dominantes, de même qu’elles ne critiquent pas le lien de subordination en tant que lien archaïque, dans nos sociétés où nul n’est censé appartenir à autrui. Ce lien représente comme une assurance vie pour le patronat. Car il exclut toute possibilité de contestation, de distance critique, en ce qui concerne la manière dont le travail est pensé et imposé par d’autres à celles et ceux qui le mettent en œuvre. Il l’exclut d’autant plus qu’il est vécu sur un mode personnel en raison de l’individualisation systématique de la gestion des salarié-e-s. Entravé-e-s de façon solitaire par ce joug, il est difficile, pour les salarié-e-s de parvenir à remettre en question la légitimité du mode d’organisation du travail.
La diffusion du télétravail ne favorise pas, loin de là, une volonté collective de contrer une telle situation quand bien même la baisse du taux de chômage (les employeurs se plaignent de la difficulté de recruter et de fidéliser les « jeunes talents ») pourrait aller dans ce sens. Il y a une tendance pour les jeunes élites à déserter les entreprises où leurs parents souhaitaient faire carrière, au profit d’activités plus soucieuses d’écologie plutôt qu’à mener le combat au sein des entreprises « classiques » afin d’en changer la logique.
Enquêter sur la nocivité des formes dominantes d’organisation du travail me parait ainsi nécessaire pour contrer l’influence de la rhétorique managériale et participer à la bataille des idées, afin de rendre évidente la nécessité d’une réelle démocratisation du travail.
Notes
Bibliographie
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