19 septembre 2023

Dans un contexte où les bouleversements environnementaux deviennent de plus en plus palpables, y compris pour les habitants des zones tempérées, les plus jeunes générations manifestent une préoccupation croissante pour la dégradation des conditions d’habitabilité de la planète, liée notamment au changement climatique. Ils sont ainsi de plus en plus nombreux à demander à être mieux formés à ces enjeux afin d’appréhender ce qu’ils considèrent comme l’une des questions de société les plus déterminantes pour leur avenir professionnel et privé. En France, ce mouvement monte en puissance depuis la parution en 2018 du Manifeste pour un réveil écologique, qui faisait écho au rapport alarmant des Nations unies à propos du climat publié l’année précédente (UNEP, 2017). Ce manifeste rédigé par des étudiant·e·s exprimait une insatisfaction quant à la faible importance des questions environnementales dans leur parcours de formation et appelait l’ensemble des acteur·trice·s du monde de l’enseignement supérieur à développer rapidement des enseignements sur la transition écologique et sociale. Mais outre l’enseignement supérieur, comme le souligne le rapport du groupe de travail Enseigner la transition écologique dans le supérieur, piloté par Jean Jouzel et Luc Abbadie, « la transition écologique mérite un effort, depuis le primaire jusqu’à la fin du lycée, en direction de tous les élèves » (Jouzel, Abbadie, 2020, p. 3). Mettant en avant les premiers pas effectués en cette direction[1], les auteurs ajoutent que si elle est « récemment acquise au lycée général, prochainement accentuée au collège, sa place, encore trop fragmentée et d’ambition trop modeste, doit s’accroître partout, en contenus comme en accompagnement des professeurs » (Jouzel, Abbadie, 2020, p. 3).

Répondant à cet appel, les propos qui vont suivre s’efforcent de montrer comment un projet de recherche porté par le Campus de la transition[2] et qui visait initialement l’enseignement supérieur peut contribuer au développement de la palette des ressources et des outils pédagogiques à la disposition des enseignant·e·s en SES.

Rémi Beau
Chargé de recherche en philosophie
CNRS, iEES-Paris, Sorbonne Université

Un projet de recherche interdisciplinaire sur la formation à la transition écologique et sociale (FORTES)

Menant depuis sa création différentes activités en faveur de l’intégration des enjeux environnementaux dans les programmes d’enseignement et dans les parcours de formation, le Campus de la Transition conduit, en particulier, depuis 2019 un projet de recherche interdisciplinaire sur la transition écologique et sociale nommé projet FORTES. Celui-ci vise à identifier les transformations à mettre en œuvre au sein des établissements de l’enseignement supérieur afin de répondre aux enjeux de la transition écologique et sociale. Ces transformations incluent à la fois les contenus des enseignements, mais aussi les méthodes pédagogiques. C’est ainsi que, dans l’optique de construire des ressources structurées à destination des enseignants, un collectif de recherche s’est constitué sous la direction de quatre coordinateur·trice·s[1]. Ce collectif rassemble environ soixante-dix chercheur·se·s ou enseignant·e·s-chercheur·se·s de disciplines variées, une dizaine d’étudiant·e·s (membres pour la plupart de l’association Pour un réveil écologique) et quelques acteur·trice·s de la société civile. Il s’est organisé en douze groupes de travail définis par des grands domaines de connaissances et de compétences (santé, climat, écologie, pédagogie, etc.).

Les membres qui rejoignaient le projet étaient, en premier lieu, invités à se poser la question suivante : que peut ma discipline pour la transition écologique et sociale ? Il s’agissait autrement dit d’essayer d’identifier les savoirs et les méthodes propres à chacun des enseignements disciplinaires susceptibles d’être intégrés à une sorte de socle de connaissances mobilisable pour créer des cours pluridisciplinaires sur la transition écologique et sociale. Mais, au-delà de la pluridisciplinarité et d’une logique de compilation de contenus disciplinaires, le collectif s’est rapidement attaché à concevoir une méthode permettant d’aborder de façon structurée la complexité des bouleversements environnementaux. À partir d’une proposition des coordinateurs, le groupe a ainsi progressivement consolidé une approche en six axes de questionnement sur les enjeux sociaux et environnementaux, définis comme autant de portes ouvertes sur un processus de transformation qui a été qualifié de « grande transition » pour mieux souligner l’ampleur des changements à mettre en œuvre. Ces portes furent associées à une terminologie grecque, accompagnée de sous-titres français (voir figure 1).

Figure 1 : Les six portes d’entrée pour penser la transition écologique et sociale

Tableau de propositions de nombre d’heures de travail journalier en fonction du salaire horaire

La première d’entre elle est celle de l’oikos, sous-titrée « habiter un monde commun ». Elle entend établir un diagnostic de la situation écologique et climatique de la planète, mais aussi un état des lieux du monde social et politique et des évolutions récentes des rapports géopolitiques.

Un deuxième axe de questionnement suit le fil d’une réflexion éthique qui met en lumière les questions de justice soulevées par les changements globaux et examine la possibilité de redéfinir des horizons désirables pour les sociétés humaines. Il s’intitule ethos et est accompagné de l’invitation à « discerner et décider pour bien vivre ensemble ».

Une autre porte appelée nomos prend en charge la question des transformations institutionnelles à mettre en œuvre tant dans les champs juridique qu’économique et politique. Elle répond au triple objectif de changer nos manières de « mesurer, réguler et gouverner ».

Un quatrième axe aborde la question des récits et des imaginaires capables d’orienter les transitions. C’est l’entrée du logos qui invite à « Interpréter, critiquer et imaginer ». Les modalités d’action et les mouvements sociaux liés aux questions environnementales sont examinés dans un chapitre intitulé praxis, suivant une ligne qui vise à « agir à la hauteur des enjeux ».

Enfin, un dernier axe de questionnement sous le nom de dynamis porte sur les positionnements individuels et collectifs et sur le couple de la déconnexion et de la « reconnexion à soi, aux autres et à la nature ».

S’ils possèdent chacun des affinités particulières avec certaines disciplines, ces six axes ont été explorés par l’ensemble des membres du projet, jouant ainsi un rôle d’aiguillon pour la réflexion interdisciplinaire. Ils composent la structure de l’ouvrage issu de ces travaux, publié en octobre 2020 sous le titre de Manuel de la Grande transition. Former pour transformer (Renouard et al., 2020).

Des parcours dynamiques au sein des enjeux de transition

Plus qu’un ensemble de chapitres, les six axes successivement étudiés dans l’ouvrage peuvent être pensés comme des points d’observation qui jalonnent une trajectoire réflexive cherchant à appréhender les différentes facettes des transitions sociales et écologiques. En réalité, au-delà de celui matérialisé dans l’ouvrage, c’est même une diversité d’itinéraires que cette structure en six portes invite à parcourir au gré du choix des lecteurs qui peuvent ordonner les axes de questionnement comme bon leur semble (voir figure 2).

Figure 2 : Parcours variés entre les six portes

Le parcours proposé dans le livre conduit du diagnostic scientifique aux prises de décision pour un monde commun.  Il consiste, comme c’est fréquemment le cas, à entrer dans la réflexion par l’acquisition de données quantitatives dressant un bilan de l’état de la planète, à l’image des rapports successifs produits respectivement par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC, voir IPCC, 2023) et la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES, voir IPBES, 2019). Pertinent pour les uns, ce point de départ pourra sembler trop désincarné pour d’autres qui préféreront entrer en matière sur le terrain de l’action et des mobilisations ou sur celui plus pragmatique des réformes institutionnelles. Aucun choix ne peut être déclaré meilleur que les autres de ce point de vue. Nous pouvons tout au plus suggérer l’idée que s’engager dans la réflexion en commençant par des thématiques et des questions proches de son domaine de compétence peut parfois faciliter la mise en mouvement. Mais l’essentiel est ailleurs, il tient à la poursuite du parcours jusqu’à son terme, c’est-à-dire à l’examen successif de l’ensemble des axes de questionnement quel que soit l’ordre retenu. L’idée défendue par le collectif est que cette contrainte méthodologique peut avoir des vertus pédagogiques dans la mesure où elle conduit chacun des individus à prolonger l’effort de problématisation des enjeux liés à la transition écologique et sociale en direction de thématiques, qui restent dans l’ombre des profils disciplinaires, mais dont l’examen est nécessaire pour appréhender les enjeux de transition dans toute leur complexité.

De la méthode d’analyse aux outils pédagogiques pour les SES

La méthode d’analyse qui a guidé la réflexion collective et interdisciplinaire au sein du projet FORTES peut se changer en outil pédagogique pour les enseignant·e·s en SES à deux niveaux d’appropriation possibles.

Les SES en tant que matière sont par définition interdisciplinaires puisqu’elles se situent au croisement d’au moins trois disciplines : l’économie, la sociologie et la science politique. Si elles supposent donc l’apprentissage de notions centrales et des principaux raisonnements dans chacune de ces disciplines, le programme d’enseignement de la matière a pour ambition de former l’esprit réflexif des élèves afin de les rendre aptes à comprendre les grands enjeux de société contemporains. C’est sur ce plan que la méthodologie décrite précédemment peut être exploitée d’une première façon qui consiste à mener une analyse critique des réponses légitimées par l’institution scolaire aux grandes questions inscrites aux programmes des différents niveaux et des différentes filières. Intéressons-nous, par exemple, à l’une des questions relatives à la mise en œuvre de « regards croisés » au sein de la matière pour la session 2023 de la voie générale : « Quelles inégalités sont compatibles avec les différentes conceptions de la justice sociale ? » (MENJS, 2020).

De prime abord, cette question appelle la mobilisation et la discussion des positionnements classiques en sciences sociales à propos de la justification des inégalités. Mais, dans le contexte écologique actuel, les réponses à cette question ne semblent plus pouvoir faire l’économie d’une réflexion sur les notions d’« inégalités environnementales et climatiques » qui se situent au cœur des réflexions éthiques et politiques sur les bouleversements environnementaux (Ethos). Or, caractériser ces dernières suppose d’introduire quelques connaissances sur les contributions historiques au changement climatique et sur la distribution spatiale de ses effets (Oikos). La présentation de ces enjeux peut conduire à poser la question de l’intégration des préoccupations de justice dans la gouvernance mondiale sur le climat et la biodiversité, mais aussi à l’échelle des états démocratiques (Nomos). L’analyse des réponses institutionnelles doit sans doute être complétée par l’observation des revendications des acteur·trice·s engagé·e·s dans les mobilisations pour la justice climatique et environnementale (Praxis). Celles-ci peuvent être mises en perspective avec l’imaginaire catastrophiste qui imprègne une partie de la réflexion environnementale et thématise la notion d’effondrement. Peut-on penser la justice si l’on croit à l’effondrement ? L’opposition entre la « fin du monde » et la « fin du mois » est-elle une bonne image des rapports de force qui émanent des différentes revendications de justice sociale et environnementale (Logos) ? Ces réflexions sur les imaginaires et les représentations peuvent enfin engager la discussion sur les positionnements des discours sur la reconnexion à la nature à la lumière de ces enjeux de justice (Dynamis). Ce bref exercice indique de quelle façon l’approche méthodologique proposée permet d’examiner à nouveaux frais les grands questionnements qui structurent les programmes d’enseignement en SES et d’en révéler, parfois, certains points aveugles.

La méthode proposée par le collectif du projet FORTES peut être mobilisée également pour aborder plus spécifiquement les thématiques environnementales qui ont été intégrées dans les parcours d’enseignement en SES. Elle apparaît alors comme un outil au service de l’analyse critique des réponses apportées aux questions de l’explication de la dégradation de l’environnement et de l’identification des solutions envisageables pour y remédier (MENJ, 2023). Mais la méthode peut également se changer en outil pédagogique pour traiter des exemples plus précis pouvant être discutés en classe. Prenons celui des mobilités électriques souvent citées parmi les principaux leviers de la transition écologique. Un parcours à travers les six portes d’entrée pourrait commencer par l’établissement d’un diagnostic sur les coûts énergétiques et sur certains coûts cachés de la voiture électrique, relatifs à l’utilisation de terres rares ou à la question de la production de l’électricité nécessaire à son fonctionnement (Oikos). Cette première approche conduit à se poser la question des indicateurs sur lesquelles s’appuient l’analyse comparative, en intégrant des indicateurs sociaux et environnementaux qui permettent d’évaluer les conséquences de l’exportation des pollutions liées à l’industrie automobile (Nomos). Se profilent alors des questionnements sur les responsabilités individuelles et collectives engagées par l’usage massif de la voiture individuelle au regard de ses conséquences sociales et environnementales. Leur examen appelle l’adoption d’une attention particulière aux différentes situations sociales des utilisateur·trice·s et aux inégalités territoriales (Ethos). Aborder cet exemple en classe peut-être aussi l’occasion d’examiner l’imaginaire des villes du futur en puisant notamment dans les ressources de la science-fiction. Les promesses des villes hyper-connectées et adaptées à la mobilité électrique peuvent être mises en regard d’autres possibles, d’autres façons de penser la ville et les mobilités. Un exemple, parmi bien d’autres envisageables, pourrait être celui de la Cité végétale de Luc Schuiten (Schuiten, 2010) (Logos). Un pas de plus nous conduit en direction d’une réflexion sur le rapport au monde, à l’espace et au temps instauré par la voiture individuelle (Dynamis). Ce parcours peut enfin se conclure par une réflexion sur les actions qu’il serait possible de mener pour ouvrir d’autres voies que celle de la seule électrification de l’automobile (Praxis).

L’approche proposée se prête ainsi à une diversité d’utilisations possibles pour les enseignant·e·s, qui va de l’analyse critique des programmes d’enseignement à la mise en place de séances participatives durant lesquelles les élèves peuvent s’approprier les différents axes de questionnement et construire des parcours à travers les six portes qui les mènent à s’interroger sur les différentes facettes des problématiques environnementales.

Conclusion

Réuni dans l’intention initiale de rassembler un ensemble de contenus de base mobilisables pour la création de cours sur la transition écologique et sociale, le collectif qui a pris part au projet FORTES s’est progressivement accordé sur l’idée que, plus que l’identification des savoirs eux-mêmes, le travail de création d’une méthode permettant d’organiser la réflexion collective et interdisciplinaire sur les problématiques environnementales était déterminant pour le succès du projet. L’approche qui a pris forme et s’est consolidée au gré des ateliers interdisciplinaires organisés durant une année répondait à un double objectif : être appropriable par l’ensemble des enseignant·e·s quelle que soit leur filière ou leur discipline et respecter la liberté pédagogique des enseignant·e·s. La structure des six portes a emporté l’adhésion du collectif en incarnant une forme de combinaison de parcours libres et de figures imposées, à travers cet effort de déplacement successif du point de vue adopté pour penser la transition écologique et sociale. L’ouvrage issu de ce travail collectif est la trace de la première application systématique de cette méthodologie. Il est progressivement complété par la publication d’une série de petits ouvrage (voir la collection des « Petits Manuels de la Grande Transition ») approfondissant la réflexion sur certaines thématiques en suivant la même approche méthodologique et le même objectif de fournir des ressources pour l’enseignement des thématiques relatives à la « grande transition ».

Bibliographie

IPBES, 2019, Global assessment report on biodiversity and ecosystem services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services. E. S. Brondizio, J. Settele, S. Díaz, and H. T. Ngo (dir.). IPBES secretariat, Bonn, Germany.
IPCC, 2023: Climate Change 2023: Synthesis Report. A Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change. Contribution of Working Groups I, II and III to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change [Core Writing Team, H. Lee and J. Romero (dir.)]. IPCC, Geneva, Switzerland.
Jouzel J., Abbadie L., 2020, Rapport du groupe de travail « Enseigner la transition écologique dans le supérieur », Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. En ligne : https://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/Actus/05/7/Rapport_mission_Jouzel_1394057.pdf
Jouzel J., Abbadie L., 2022, « Sensibiliser et former aux enjeux de la transition écologique et du développement durable dans l’enseignement supérieur », Rapport du groupe de travail présidé par Jean Jouzel. En ligne : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/sites/default/files/2022-02/sensibiliser-et-former-aux-enjeux-de-la-transition-ecologique-dans-l-enseignement-sup-rieur-16808.pdf
MENJ, 2023, Parcours 2 – L’environnement : enjeux économiques et politiques publiques, Comment expliquer la dégradation de l’environnement et quelles sont les solutions envisageables ?, Ministère de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse, Parcours d’enseignement SES en lien avec l’EDUCFI. En ligne : https://eduscol.education.fr/document/50513/download
MENJS, 2020, Quelles inégalités sont compatibles avec les différentes conceptions de la justice sociale ?, Ministère de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse et des Sports. En ligne : https://eduscol.education.fr/document/23230/download
Renouard C., Beau R., Goupil C., Koenig C., 2020, Manuel de la Grande transition. Former pour transformer, Paris, Les liens qui libèrent.
Schuiten L., 2010, Vers une cité végétale, Bruxelles, Editions Mardaga.

UNEP, 2017, The Emissions Gap Report 2017. United Nations Environment Programme (UNEP), Nairobi, Kenya.