Depuis leur création en 1967, les Sciences économiques et sociales (SES) ont vocation à donner des clés de lecture du monde contemporain. Or, les programmes actuels souffrent de graves défaillances qui empêchent les élèves de bien saisir de nombreuses questions économiques, sociales et politiques pourtant essentielles et urgentes. Le traitement des enjeux environnementaux dans ces programmes est particulièrement révélateur du décalage entre les notions enseignées et la réalité du monde à laquelle les élèves sont confrontés.
Éloi Laurent
Économiste, département des études de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE)
Solène Pichardie
Membre de l’Association des professeur⋅e⋅s de Sciences Économiques et Sociales (APSES)
Isabelle Le Couedic
Membre de l’APSES
Raphaëlle Marx
Membre de l’APSES
À l’école, les enjeux environnementaux sont encore trop souvent abordés sous l’angle de l’éducation civique ou morale : les élèves sont amenés à se présenter comme éco-délégués, à sensibiliser leurs camarades à l’intérieur des établissements et à s’impliquer dans des collectifs à l’extérieur. Mais les élèves ont avant tout besoin de penser la crise écologique actuelle. Les SES ont un rôle à jouer dans la transmission de connaissances étayées et critiques, qui ne prescrivent pas des comportements mais articulent les débats scientifiques aux mécanismes économiques et aux phénomènes sociaux. Il s’agit en somme de socialiser la connaissance écologique pour lui donner du sens : la dégradation de l’environnement ne tombe pas du ciel et son atténuation ne relève pas de la morale, c’est en étudiant les actions des individus, des groupes sociaux et des pouvoirs publics que l’on peut saisir les causes et les conséquences des crises écologiques.
À l’aune de ce défi, la révision des programmes de SES en 2018 nous apparaît comme une fâcheuse régression.
Tout d’abord, ces enjeux occupent une place encore trop marginale. Ainsi, en classe de Seconde, un seul objectif d’apprentissage sur les 23 que compte le programme traite des principales limites écologiques de la croissance dans le chapitre sur la production, soit environ deux heures sur les 50 heures de cours dans l’année. De plus, le thème de la consommation et des revenus des ménages a été supprimé des programmes de SES : le modèle consumériste et la société de consommation ne sont donc plus abordés dans la scolarité obligatoire d’un élève de seconde, à l’heure où résonnent partout les injonctions à la sobriété. La situation n’est guère meilleure en classe de Première : les questions environnementales ne sont abordées qu’à travers deux objectifs d’apprentissage sur les 55 que compte le programme dans un chapitre sur les défaillances de marché qui met en lumière les notions d’externalité, de biens communs et de biens collectifs. Quant à la terminale, on trouve un objectif d’apprentissage dans le chapitre sur la croissance dans lequel le paradigme de la croissance n’est plus discuté, et où les indicateurs alternatifs au produit intérieur brut (PIB) ont disparu. Enfin, un chapitre est consacré à « l’action publique pour l’environnement », lequel présente l’avantage indéniable d’aborder cette question dans une démarche féconde, croisant les trois disciplines constitutives des SES. Mais cette approche partielle est trop tardive dans la formation des élèves (moins de 40% des élèves suivent un cours de SES en terminale). De plus, en raison de la réforme du lycée de 2019 et du positionnement des épreuves du baccalauréat au mois de mars avec des programmes tournants, ce chapitre n’était exigible pour les épreuves écrites et donc réellement enseigné dans toutes les classes qu’une année sur deux[1].
Les programmes de SES souffrent également d’un manque de pluralisme scientifique qui est particulièrement frappant sur les enjeux environnementaux. Ainsi, l’environnement n’est souvent abordé que sous un angle économique, et essentiellement comme une limite à la croissance ou comme une défaillance du marché. Par exemple en classe de première, l’environnement apparaît sous l’angle des externalités et des biens communs dans le chapitre sur le marché, alors que nombreux sont les chercheuses et chercheurs qui proposent aujourd’hui d’intégrer l’environnement non comme un effet externe mais comme le cadre et la limite des activités économiques. Les biens communs sont réduits à leur dimension économique, et l’absence de croisement disciplinaire empêche d’étudier les communs comme des objets de mobilisation et de régulations collectives.
En classe de terminale, dans le chapitre sur la croissance économique, l’innovation est présentée comme la seule véritable solution à la crise climatique et environnementale, alors même que cette posture « techno-solutionniste » fait fortement débat dans la communauté scientifique. De ce point de vue, le programme de terminale de 2019 entérine un recul par rapport à celui de 2012 lequel posait, dans un chapitre consacré, la question : « La croissance économique est-elle compatible avec la préservation de l’environnement ? ». Il amenait à une réflexion et un débat sur la soutenabilité de la croissance (laissant ouverte la question de la substitution du capital naturel avec les autres capitaux autrement dit de la soutenabilité faible ou forte), et sur les limites du PIB comme indicateur. À la question de savoir si la croissance est compatible avec la préservation de l’environnement, le programme de terminale de 2019 répond exclusivement par l’affirmative, sans interroger les finalités de la quête de croissance ni présenter les résultats des études empiriques pourtant abondantes sur le lien entre croissance et bien-être humain, la possibilité ou non du découplage, etc. L’objectif d’apprentissage du chapitre sur la croissance est explicite : « Comprendre qu’une croissance économique soutenable se heurte à des limites écologiques (notamment l’épuisement des ressources, la pollution et le réchauffement climatique) et que l’innovation peut aider à reculer ces limites ». Ici aussi, la notion de sobriété, pourtant mise en avant par les pouvoirs publics en France, est évacuée. De plus, le chapitre sur le commerce international fait l’impasse sur les effets environnementaux de l’internationalisation des flux commerciaux et des processus productifs, alors qu’il s’agit, à la lumière des études scientifiques disponibles, d’une des causes majeures de la crise climatique, de l’érosion de la biodiversité et de l’épuisement des ressources rares et des écosystèmes. Par ailleurs le chapitre sur la justice sociale, derrière l’expression inégalités « multiformes et cumulatives » ne demande pas explicitement d’évoquer les inégalités environnementales pourtant essentielles pour comprendre le monde actuel.
Cette approche place nos élèves en situation de dissonance cognitive : ils et elles connaissent l’ampleur de la crise climatique et prennent conscience de l’effondrement du vivant mais continuent d’être formés à des modèles économiques qui ne tiennent qu’imparfaitement compte de ces limites ou prétendent pouvoir les ignorer en recourant à l’innovation technologique.
Il nous apparaît donc nécessaire, d’un strict point de vue scientifique et pédagogique, de refonder les programmes de SES pour que, grâce aux savoirs pluriels des sciences sociales, les élèves puissent comprendre le caractère systémique des crises écologiques, leur articulation avec nos modes de production et de consommation comme avec nos structures sociales et politiques. Ils devraient par exemple pouvoir se confronter aux questions soulevées par la crise environnementale : comment affecte-t-elle le travail, la santé, l’emploi, les inégalités sociales et reconfigure-t-elle les rapports entre groupes sociaux ? Quelles stratégies de transition peut-on mettre en place face à la crise climatique ? Comment concilier transition écologique et justice sociale ? Comment adapter notre modèle social aux défis environnementaux ? Comment les crises écologiques sont-elles reliées ? Comment comprendre les liens entre transition numérique et transition écologique ? Quel peut être le rôle des pouvoirs publics dans l’adaptation au changement climatique ? Quels sont les débats autour du Pacte vert européen ? Comment organiser efficacement une transition écologique à l’échelle internationale et européenne mais aussi territoriale ?
En 2019, alors que la jeunesse manifestait partout dans le monde et en France pour mobiliser l’opinion dans la lutte contre la crise climatique, le Ministère de l’Éducation nationale entérinait la suppression du thème de la consommation des contenus enseignés en classe de seconde. À l’heure de la crise de l’énergie, de l’eau et de l’alimentation en France, nous ne pouvons faire l’impasse sur ce thème, d’autant plus que nous disposons maintenant de travaux en sciences sociales permettant de comprendre les comportements de consommation en lien avec les questions environnementales, et de déconstruire certaines fausses évidences : ainsi, il faudrait étudier avec les élèves la façon dont les inégalités de revenu et le milieu social influencent la consommation et les émissions de gaz à effet de serre, analyser l’acte de consommation comme un des leviers d’action face à la crise climatique, tout en le restituant dans sa dimension économique, politique et sociale.
Autre piste d’amélioration des programmes, la question des outils des politiques publiques mériterait d’être posée autrement. Les programmes actuels proposent d’étudier la taxation, le marché des quotas, la réglementation et les subventions à l’innovation verte comme des instruments des politiques climatiques, en évaluant les avantages et inconvénients de chacun. Ceci sans questionner le paradigme dominant : privatisation des ressources, incitations monétaires et interventions correctrices des pouvoirs publics pour préserver le marché et ses propriétés autorégulatrices, techno-solutionnisme, « croissance verte », capitalisme financiarisé et numérique, etc. Alors que les programmes dans leur état actuel ne permettent pas de penser les politiques publiques dans leur globalité, il faudrait tenter de présenter les stratégies de transition que les pouvoirs publics peuvent mettre en place, et leurs conditions de possibilité, telles que la planification écologique, le financement de la transition ou les indicateurs de richesse.
Depuis longtemps, les disciplines constitutives des SES ont reconnu l’existence des frontières de la Biosphère, prenant acte de l’encastrement des rapports économiques et sociaux dans les limites finies de notre planète. À cet égard, il serait fécond de reprendre un certain nombre de questionnements fondateurs, comme la question du rapport des sociétés à l’abondance et à la rareté. Là encore la pluralité des approches disciplinaires, avec la possibilité d’un détour ethnologique, nous permettrait d’apporter des éléments aux élèves sur le rapport des sociétés à la nature.
Enfin, dès la classe de seconde, les savoirs transmis par les SES doivent permettre de penser ensemble les questions économiques, sociales et environnementales : les débats sur la lutte contre la crise climatique et la destruction de la biodiversité et des écosystèmes doivent être pensés en lien avec les inégalités, les rapports de domination, la justice sociale et les conflits sociaux et politiques.
L’approche résolument interdisciplinaire, principe fondateur des SES, que les nouveaux programmes ont peu à peu dénaturée, est une ressource essentielle pour apaiser l’angoisse écologique légitime de notre jeunesse confrontée à des crises complexes. Il ne s’agit pas d’intégrer plus d’environnement dans des programmes identiques par ailleurs : la crise environnementale nous impose de revoir la façon dont sont construits les programmes, y compris sur d’autres questions.
C’est pourquoi, des universitaires se sont engagés au côté des collègues de l’Association des professeur·e·s de SES (APSES) afin de constituer dans le courant de l’année 2023 un groupe de travail pour lancer des pistes de refondation des programmes de SES pour qu’ils fassent enfin sens pour les élèves et leur donnent de réelles clés de compréhension du monde dans lequel ils vivent. Cet effort commencera à porter ses fruits au printemps 2024 avec l’organisation d’un colloque apportant une première pierre à la refondation des SES : « bifurcation sociale-écologique, bifurcation pédagogique ».