À l’occasion de la semaine de la 27ème Conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (COP 27), l’Association des professeur·e·s de Sciences économiques et sociales (l’APSES) a mis à disposition des enseignant·e·s de Sciences économiques et sociales (SES) des activités liées à la question écologique, à réaliser avec leurs élèves en classes de Seconde, Première et Terminale. Sous le prisme de la bifurcation écologique, l’enjeu est de donner le temps aux élèves de s’approprier des débats scientifiques et citoyens qui interrogent nos sociétés. Pour cela, ces activités partent des savoirs problématisés et pluralistes sur la question de l’environnement en sciences sociales. Le décalage entre ce que nous enseignons sur cette question et la réalité des enjeux auxquels sont confronté·e·s nos élèves fait apparaître, comme sur d’autres questions vives, la nécessité d’une refonte des programmes de SES de 2018. C’est à cette initiative que se consacre le groupe « bifurcation », comme l’explicite le communiqué de presse de l’APSES du 5 juillet 2022.
Groupe « bifurcation »
Professeur•e•s de SES, membres de l’APSES
Si la question des limites écologiques de la croissance est abordée en Seconde dans le chapitre sur la production et étudiée plus avant en Terminale dans les chapitres sur la croissance et sur l’action publique pour l’environnement (ce dernier étant évaluable une année sur deux au baccalauréat), les angles morts des programmes ne permettent pas d’exposer clairement les termes des débats sur la soutenabilité de la croissance, encore moins de questionner le dogme de la croissance économique. Les notions de soutenabilités faible et forte ne sont de fait plus au programme de Terminale ; les objectifs d’apprentissage sur la question visent à faire « Connaître les principales limites écologiques de la croissance » en Seconde et, en Terminale, « Comprendre qu’une croissance économique soutenable se heurte à des limites écologiques (notamment l’épuisement des ressources, la pollution et le réchauffement climatique) et que l’innovation peut aider à reculer ces limites », d’un point de vue strictement économique – sans jamais aborder d’autres indicateurs, pas même l’indice de développement humain (IDH) vu en Seconde en histoire-géographie et qui a disparu des programmes de SES en Terminale.
La question environnementale apparaît dans le programme de Première à la fois comme une externalité négative et sous l’angle des biens communs, puis en Terminale avec le chapitre « Quelle action publique pour l’environnement ? », qui invite à examiner l’efficacité des instruments de la politique climatique pour faire face à ces externalités. Là encore, le traitement de la question est pour le moins partiel et partial : les objectifs de la politique climatique ne sont pas questionnés (vers quel modèle économique voulons-nous aller ?), le programme ne permet pas de penser la gestion collective des communs. Alors que sur la question environnementale les chercheurs croisent les dimensions économiques, sociologiques voire anthropologiques et politiques, le programme cloisonne ces approches et empêche de prendre la mesure des enjeux de la crise écologique actuelle.
De là découle un chantier démocratique, scientifique et pédagogique urgent et prioritaire de réécriture des programmes de SES, pensé comme bifurcation pédagogique. Il faut réfléchir à nouveau aux programmes et, pour les enseignant·e·s, se réapproprier ce travail dont le processus de refonte des programmes de 2018 les ont dépossédé·e·s et redonner du sens à l’enseignement des SES. L’urgence climatique et l’empêchement de se saisir des enjeux écologiques et des débats en sciences sociales sur la question environnementale, à partir des programmes actuels de SES et dans le cadre imposé par le calendrier en Terminale avec les épreuves du baccalauréat en mars, débouchent sur cette proposition : se saisir d’une question vive – les défis écologiques de la croissance économique – pour discuter de la bifurcation écologique et mettre en œuvre une bifurcation pédagogique – une approche pluraliste et problématisée des enjeux politiques, économiques et sociaux du 21ème siècle – par les enseignant·e·s de SES dans leurs classes, dans le cadre de leur liberté pédagogique.
Suite à l’appel en ce sens lancé le 5 juillet 2022, un groupe de travail a été créé avec des enseignant·e·s de SES volontaires pour élaborer des supports d’activités pédagogiques d’ici au 6 novembre (l’ensemble de ces supports d’activités sont disponibles ici). Celles-ci s’adressent aux élèves de Seconde, Première et Terminale en SES. Elles proposent quatre manières différentes d’aborder les débats scientifiques et citoyens sur l’urgence climatique et la soutenabilité de la croissance économique.
Nous exposons ici les réflexions qui ont conduit à l’élaboration de ces supports pédagogiques et restituons quelques expériences de mise en œuvre, par les membres du groupe « bifurcation » avec leurs classes : trois classes de Seconde d’un lycée polyvalent de Romans-sur-Isère, un groupe de spécialité de Première à Paris, deux classes de Terminale à Aix-en-Provence.
En Seconde – Quatre activités qui renouent avec l’approche par objet dès le chapitre introductif du programme
La proposition de Seconde consiste à aborder les questions écologiques à partir du chapitre introductif (les 4 activités sont disponibles ici). Celle-ci permet de croiser les regards des économistes, des sociologues et des politistes pour questionner des discours et représentations dominantes du « problème écologique ». L’idée est de dénaturaliser ce problème par un recours à l’histoire, de questionner le caractère exclusivement individuel des responsabilités et des solutions, de confronter des perceptions sur les populations pesant le plus par leur consommation à l’objectivation statistique, ou encore de décentrer les élèves par un détour anthropologique. Bien que ce chapitre ait été construit avec une cohérence interne, que nous allons dès à présent expliciter, il peut également être utilisé de manière partielle en sélectionnant une ou plusieurs activités.
La première activité – « Le changement climatique est lié aux activités économiques » – mobilise un regard d’économiste. Elle vise tout d’abord à articuler l’un des résultats des sciences de la nature – l’émission de dioxyde de carbone (CO2) génère un effet de serre – aux sciences sociales en montrant ses conséquences présentes et futures sur l’ensemble du cycle économique : les capacités de production, les revenus et la répartition ainsi que la consommation. Il s’agit dans un second temps de montrer que les activités économiques sont l’une des causes du dérèglement climatique.
La seconde activité – « La lutte contre le dérèglement climatique : une affaire individuelle ou collective ? » – porte un regard de sociologue. Elle part des pratiques individuelles de consommation via la mesure de l’empreinte carbone des élèves pour comparer les résultats obtenus à l’empreinte moyenne française. Cela permet d’interroger les élèves sur les transformations de pratiques possibles et les résistances/contraintes qui les rendent difficilement réalisables. La vidéo caricaturale de Groland permet de se demander de manière volontairement provocatrice s’il ne « vaut parfois pas mieux être pauvre et irresponsable que riche et écolo ».
À partir d’un document statistique nous comparons ensuite les inégalités internationales et intra-nationales d’émissions de CO2, tandis que l’extrait d’un entretien avec la sociologue Sophie Dubuisson-Quellier montre que les transformations de pratiques dépendent à la fois des politiques publiques, des coûts économiques et d’organisations collectives.
La troisième activité – « Des actions collectives pour lutter contre le changement climatique » – renvoie aux sciences politiques. Elle vise à faire apparaître la dimension politique et conflictuelle de la lutte contre le changement climatique. Pour ce faire une activité de groupe est proposée sur différents modes d’action : la désobéissance civile avec l’appel à déserter des diplômés de ParisTech, un appel au pouvoir politique pour que les candidat.es prennent des décisions fortes en matière d’écologie, les manifestations avec les Marches pour le climat et enfin l’activisme sur les réseaux socionumériques avec la publication des trajets en jet privés réalisés par les milliardaires français qui posait la question de leur arbitrage par la régulation voire de leur interdiction.
La quatrième et dernière activité – « Doit-on renoncer à l’abondance pour sauver la planète ? » – porte sur l’organisation des sociétés et des économies face aux ressources rares. Dans ce cas, nous nous contentions de montrer que la question écologique ne fait que poser de façon particulièrement aigüe le problème de la rareté des ressources et son corollaire, celui de la satisfaction des besoins.
Un détour anthropologique à travers la thèse de Marshall Sahlins montre qu’il y a deux voies pour atteindre l’abondance : « On peut ‘‘aisément satisfaire’’ des besoins en produisant beaucoup ou en désirant peu ». Elle explique que « l’humanité a déjà connu son âge d’abondance et ce fut aux temps du paléolithique » où les biens matériels étaient perçus par ces peuples nomades comme des fardeaux parce qu’il y avait une absence de relation entre l’accumulation des biens matériels et le statut social. Ce recours à l’anthropologie vise à aider les élèves à se décentrer : si cela s’est déjà produit, cela signifie que ce n’est pas une fatalité puisque cela peut à nouveau se produire. Pour aller plus loin il est également possible de poursuivre avec une brève émission de radio : « Anthropocène ou capitalocène » qui permet de déconstruire l’idée selon laquelle la pression sur l’environnement serait uniquement liée à une prétendue « nature humaine » par une ré-historicisation datant l’émergence du phénomène par l’avènement du charbon comme source d’énergie dominante (Malm, 2017).
S’appuyer sur cette approche par objet dès le chapitre introductif en classe de Seconde a permis d’impliquer les élèves dans les apprentissages et de les former aux savoirs critiques des SES.
Depuis le programme de 2000 et jusqu’au programme de 2010, les élèves de Seconde découvraient la matière SES avec une entrée par un objet d’apprentissage, la famille, un thème dont ils se sentaient proches, qu’ils pensaient connaître et qui allait beaucoup les surprendre. Les programmes de SES de 2010 et 2020 ont mis un terme à l’entrée par l’objet et par les questions « vives », préférant une approche de transposition de savoirs savants. Le choix d’introduire le cours de SES sur le thème du dérèglement climatique a été guidé par cette volonté d’amener les élèves à réfléchir sur un thème qu’ils pensaient connaître, sur lequel ils ne se sentaient pas incompétents et qui les concernait. Les élèves se sont beaucoup exprimés et le dossier documentaire a permis de déconstruire leurs prénotions pour bâtir des connaissances sur ce sujet. Le challenge était de taille : il est difficile de mobiliser les élèves de Seconde sur une matière dont ils ne connaissent, en septembre, ni les contenus, ni les méthodes. Ici, les classes de Seconde, non dédoublées, comptaient 35 élèves, et le fait de se saisir d’une question « vive » a grandement favorisé l’implication des élèves autour de méthodes souvent nouvelles pour eux (préparation de documents à la maison, mise en commun en îlots, puis devant la classe; discussions et échanges autour des arguments soulevés) : l’actualité estivale avait été marquée par les incendies dans les Landes et celle de septembre par le rôle des jets privés dans les émissions de gaz à effet de serre (GES). Cela explique sans doute pourquoi la participation spontanée des élèves de ce lycée populaire (indice de position sociale – IPS – à 106) a été si remarquable au cours de ce chapitre.
Le travail sur dossier documentaire dès le début de l’année, sur une thématique que les élèves pensaient avoir traité maintes fois au cours de leur scolarité, a permis aux élèves de s’approprier par eux-mêmes les éléments du débat. Le travail sur document vidéo a nécessité d’insister auprès des élèves afin qu’ielles prennent des notes précises. La richesse du dossier documentaire et la multiplicité des causes du dérèglement évoquées ne permettaient pas de se contenter d’une approche superficielle des documents. Les élèves ont appris les bases de la méthode de travail sur dossier documentaire telles que définies dans les objectifs de référence des savoir-faire en classe de seconde (1993) : collecter des informations, les traiter, les analyser, acquérir des connaissances et produire une synthèse, soit une démarche rigoureuse de construction de connaissances basées sur l’esprit critique et sur des documents d’actualité de sources très diverses.
L’articulation des différents dossiers a permis aux élèves de comprendre l’intérêt de croiser les regards des différentes sciences sociales, croisement qui fut, dès la création des SES en 1966, l’ADN de cette discipline, dans la tradition de l’École des Annales.
Ce dossier a enfin permis de montrer que les SES sont un outil pour comprendre le monde tel qu’il est et de le questionner. Le plaisir de voir les élèves quitter le cours avec plus de questions que de réponses était enfin réapparu dans les classes.
En Première – Amener les élèves à questionner les notions d’externalité et de biens communs
En Première, la question environnementale apparaît dans le chapitre sur les défaillances du marché, avec trois objectifs d’apprentissage : « Comprendre que le marché est défaillant en présence d’externalités et être capable de l’illustrer par un exemple (notamment celui de la pollution) », « Comprendre que le marché est défaillant en présence de biens communs et de biens collectifs, et être capable de l’illustrer par des exemples. » et « Être capable d’illustrer l’intervention des pouvoirs publics face à ces différentes défaillances ».
Nous avons souhaité, à travers deux activités à traiter après le chapitre sur les défaillances du marché, introduire auprès des élèves une critique des notions d’externalités et de biens communs (le débat sur les défaillances du marché est disponible ici ; le TD sur les communs est disponible ici). Ces notions issues de l’économie néo-classique reposent en effet sur une certaine conception du fonctionnement de l’économie de marché et de ses liens avec la nature, que nous n’avons jamais l’occasion de questionner avec les élèves. La notion d’externalités peut conduire à sous-estimer les coûts sociaux et environnementaux des activités économiques, les considérant comme des défaillances ponctuelles, pouvant en partie être prises en charge par le marché. S’éloignant de cette conception, William Kapp montrait que les coûts sociaux inhérents à notre façon de produire sont transférés sur des tiers ou la collectivité (Kapp, 2015).
La question des biens communs fait aussi débat en sciences sociales. La « tragédie des biens communs » du biologiste Garett Hardin, selon laquelle l’absence de droits de propriété sur une ressource conduirait nécessairement à sa surexploitation, a fait l’objet de nombreuses critiques, au premier rang desquelles celle formulée par Elinor Ostrom : alors que pour Hardin, seule la mise en œuvre de droits de propriété ou la gestion par l’État permet d’éviter l’épuisement de ressources communes telles que les pâturages, les ressources en pêche et les forêts, Ostrom met en évidence de multiples expériences de gestion commune de ces ressources. Elle montre que des communautés ont pu s’accorder, adopter des règles communes pour éviter leur épuisement. Son travail permet d’entrevoir des solutions, au-delà du recours au marché (privatiser les ressources communes et rendre leur accès payant) ou de la mise en place d’une réglementation publique.
Les activités sur ces deux questions ont pris une forme assez classique en SES : des documents avec des questions permettant de mettre en débat les deux notions. Le travail sur les communs part d’un article de l’historien Fabien Locher, qui critique, depuis les travaux en histoire et en science politique, l’idée de « tragédie des biens communs » de Hardin (Locher, 2018). Une vidéo de « Datagueule » permet de revenir sur les différentes définitions de « bien commun », puis les élèves étudient un article sur le travail d’Ostrom et l’exemple des pâturages communaux analysés dans Gouvernance des biens communs (Ostrom, 2010). Un bilan amène les élèves à comparer les thèses de Hardin et Ostrom. Sur la notion d’externalité, le travail proposé consiste à faire le lien entre un indicateur (l’empreinte écologique) et la conception de l’activité économique qui sous-tend sa construction : il s’agit d’étudier deux textes qui critiquent la notion d’externalité sur la base de l’économie écologique et un document de “statapprendre” sur la construction de l’empreinte écologique.
Leur mise en œuvre en classe a été intéressante mais n’a pas été facile : elle a donné à voir la difficulté pour les élèves de Première de s’approprier les débats en sciences sociales, alors qu’ils et elles ne disposent que de 4 heures par semaine, souvent en classe entière, et que le programme ne permet pas de faire dialoguer différents courants de pensée. Il serait intéressant de reprendre ces questions plus tard dans l’année de Première, et de prolonger ce premier questionnement par un travail beaucoup plus concret sur les communs : on peut imaginer l’étude de la gestion d’un commun en reprenant un cas étudié par Ostrom, voire une mise en situation du groupe, devant s’organiser et prendre des décisions concernant la gestion d’une ressource commune (la cafétéria des élèves, un espace vert dans le lycée…). Il serait également possible de reprendre la notion de « commun » pour aller au-delà des ressources naturelles et poser la question d’autres ressources[1] : espaces urbains, habitat participatif, connaissances, création culturelle, systèmes de santé et d’éducation… Ce qui amène à réintroduire un pluralisme d’approches dans l’ensemble du programme.
En Terminale – Organiser un débat : Peut-on faire confiance à la croissance économique et au progrès technique pour assurer la bifurcation écologique ?
En terminale, pour aborder le thème de la bifurcation écologique dans un temps limité par le calendrier du bac, nous avons proposé un débat permettant de compléter un programme trop lacunaire et biaisé (la présentation du débat est disponible ici ; son plan est disponible ici ; son dossier documentaire est disponible ici). Dans le chapitre consacré aux sources et défis de la croissance, un objectif d’apprentissage invite à présenter les limites écologiques de la croissance de manière purement descriptive : « Comprendre qu’une croissance économique soutenable se heurte à des limites écologiques ». De plus, il affirme ensuite « …que l’innovation peut aider à reculer ces limites », faisant l’impasse sur les différentes options pour faire face aux catastrophes écologiques provoquées par le système économique extractiviste et productiviste. Le débat permet donc de questionner l’affirmation du programme en élargissant la problématique.
Ce débat a été élaboré par le groupe « bifurcation » et testé dans différentes classes à l’occasion de la semaine de « bifurcation pédagogique ». Ici, nous retraçons sa mise en œuvre dans deux classes d’un lycée d’Aix-en-Provence.
Pour orienter les élèves, un dossier documentaire leur a été distribué. Après l’avoir étudié à la maison, chacun·e a choisi un rôle, parmi une douzaine : des économistes néo-classiques, hétérodoxes, un·e sociologue, un.e politologue, des militant.e.s écologistes, des entrepreneur·e·s d’innovations « vertes », des représentant·e·s d’agences publiques environnementales…
Les élèves ont parfaitement joué le jeu. La plupart ont complété les informations du dossier par des recherches personnelles pour mieux défendre leur position. Celle-ci a changé à l’issue du débat pour une partie d’entre eux·elles, dans un sens ou dans l’autre. Le débat a ainsi permis de saisir la méthode et les enjeux de l’argumentation, ce qui a contribué à l’apprentissage de la dissertation. Il a évidemment constitué un bon entraînement à la prise de parole en public, utile à la préparation du Grand oral mais aussi pour améliorer la participation de tou·te·s en cours. L’idéal est de l’organiser en demi-classe en une heure ou deux dans les lycées qui ont la chance de bénéficier de dédoublements. Cependant, il est aussi possible de prévoir deux rounds en classe entière : dans ce cas, une partie seulement des élèves débattent pendant que les autres assistent à la discussion, en pouvant éventuellement passer des petits mots aux camarades de leur groupe pour les aider à argumenter. Un plan-guide facilite la répartition des rôles ainsi que la prise de notes, assurée par deux élèves et donnant lieu à un compte-rendu du débat remis à tou·te·s.
Cette année, comme nous avions prévu une semaine de Bifurcation pédagogique en parallèle de la COP 27, le débat a eu lieu juste après les vacances de la Toussaint, le chapitre sur la croissance ayant déjà été traité. L’avantage de cette période est d’être suffisamment éloignée des épreuves écrites du bac pour que les élèves consentent à travailler en marge du programme. Pour une meilleure maîtrise des termes du débat, il peut être préférable d’avoir également enseigné au préalable le chapitre sur l’action publique pour l’environnement lors des années impaires.
Avec ce débat, nous avons pu renouer avec le cœur des S.E.S. : croiser des savoirs issus des différentes sciences sociales afin de réfléchir à une question socialement vive, développer l’esprit critique et contribuer à la formation citoyenne. Un plaisir pour l’enseignant.e et pour les élèves, qui ont d’ailleurs souhaité multiplier ce type d’expérience !
Vers un sujet de dissertation « soutenable » en Terminale
Lors de la session du baccalauréat 2022, un sujet de dissertation de la spécialité SES a suscité une vive polémique : « Comment l’innovation peut-elle contribuer à reculer les limites écologiques d’une croissance soutenable ?». Beaucoup d’acteurs·actrices de la société civile préoccupé·e·s par les enjeux environnementaux ont réagi vivement à cette formulation présentant une vision tronquée de la réalité, très en deçà des connaissances scientifiques actuelles. En effet, il n’y a ici aucun débat sur la soutenabilité de la croissance, celle-ci reste le paradigme central qui rencontre des « limites écologiques » qu’il s’agirait de faire reculer, alors que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ne cesse de nous alerter sur des seuils écologiques à ne pas dépasser.
Par ailleurs, on peut regretter ici que la question des enjeux écologiques ne soit pas l’occasion dans nos programmes d’élargir la notion d’innovation à ses dimensions sociales et politiques.
Nous avons alors tenté de transformer ce sujet de dissertation de manière à ce qu’il soit à la fois à la hauteur des enjeux écologiques actuels et conforme au programme (l’explication du choix du sujet de cette dissertation est disponible ici ; son dossier documentaire est disponible ici ; son travail préparatoire est disponible ici ; son plan et un exemple d’introduction rédigée sont disponibles ici). Cet objectif étant impossible à atteindre, nous avons donc choisi de dépasser largement celui-ci, afin d’offrir un véritable débat sur les enjeux actuels par la formulation suivante : L’innovation permet-elle de faire face aux limites écologiques de la croissance ? À l’aide d’un dossier documentaire fourni (16 documents), il devenait donc possible de démontrer que l’innovation pouvait constituer une réponse partielle aux défis environnementaux, mais qu’il était nécessaire de substituer au paradigme de la croissance d’autres politiques économiques et sociales dans des cadres institutionnels plus démocratiques. Sur cette base nous avons construit un plan détaillé.
Celui-ci permet d’aborder des questions sur lesquelles les sociétés, et par conséquent les citoyens, doivent aujourd’hui s’interroger pour faire des choix éclairés.
Dans un premier temps, il s’agit de montrer la capacité des différentes formes d’innovations à limiter l’impact écologique de la croissance, ainsi que l’approche théorique de la soutenabilité faible le préconise, puis de constater que ce type de réponse n’a pas permis un véritable découplage entre croissance économique et émissions de gaz à effet de serre, ni empêché la raréfaction des ressources naturelles, soumises à la ruée extractiviste des multinationales.
Ces constats alarmants permettent dans un second temps de réfléchir à l’hypothèse d’une sortie du paradigme de la croissance en étudiant les acteurs scientifiques qui soutiennent cette thèse, ainsi que les indicateurs sociaux et environnementaux comme instruments de guidage nécessaires, mais aussi les pratiques démocratiques qui légitiment des choix collectifs plus pertinents et plus justes. Enfin, la dernière sous-partie permet d’aborder la question de la cohérence des politiques publiques : la transition des secteurs d’activité doit être planifiée, accompagnée socialement et déclinée aux échelons internationaux, nationaux et locaux pour répondre de manière efficace et juste aux enjeux environnementaux.
Mais comment intégrer ce travail de réflexion allant bien au-delà du programme, alors même que nous manquons de temps pour préparer les élèves au baccalauréat dans le cadre actuel ? Nous avons alors proposé aux collègues de l’utiliser pour un travail préparatoire de dissertation avec un dossier documentaire : analyse du sujet (termes clés, situation dans l’espace et le temps, type de sujet), puis recherche d’arguments (connaissances, documents) et enfin formulation de la problématique. Il était ensuite possible de s’entraîner à la rédaction de l’introduction. D’autres collègues ont pu également proposer à des élèves de s’inspirer de parties de cette dissertation pour choisir leur sujet de grand oral.
Le sujet choisi, qui traite d’une question vive dans la société, a été apprécié par les élèves, même si le temps a manqué pour le traiter comme il le mérite. Par nature, ce thème peut effrayer les élèves, mais la meilleure manière de canaliser leurs inquiétudes face aux bouleversements à venir n’est-elle pas de nourrir leur réflexion par celle des sociologues, des économistes, des politistes, des anthropologues ?
Pour conclure, concevoir un sujet de dissertation qui soit cohérent sur le plan des enjeux environnementaux nécessite sans aucun doute d’ancrer davantage nos programmes dans les savoirs scientifiques et les débats qui animent leur construction.
Conclusion
Finalement, réaliser la bifurcation écologique des programmes de SES en Seconde, Première et Terminale répond à trois enjeux essentiels : se saisir des objets d’étude des sciences sociales pour offrir aux élèves des clés de compréhension et d’analyse de la société, travailler à construire collectivement des séquences pédagogiques les transposant, développer l’esprit critique des élèves et, en ce sens, participer à leur formation à la citoyenneté.
Elle prend de ce fait au sérieux l’objectif du préambule des programmes en cycle terminal publié au bulletin officiel spécial du 25 juillet 2019 de « contribuer à la formation civique des élèves grâce à la maîtrise de connaissances qui favorisent la participation au débat public sur les grands enjeux économiques, sociaux et politiques des sociétés contemporaines ».
Elle s’appuie à cette fin sur l’expertise professionnelle des enseignant.es de sciences économiques et sociales. Elle contribue à leur culture commune, progressivement élaborée depuis une cinquantaine d’années, à partir d’un travail collectif fondé à la fois sur le partage des expériences pédagogiques et des savoirs, et sur la discussion.
Contre les arguments d’autorité, elle vise ainsi la démocratisation des connaissances et leur diffusion. Au cours de cette bifurcation, l’intérêt des élèves pour des chapitres articulés autour de questions vives a été mis à jour. Cela montre que des entrées par d’autres thématiques (famille, inégalités, pouvoir d’achat, démocratie,…) facilitent l’entrée des élèves dans les apprentissages.
Et elle ouvre enfin des perspectives : étendre ce travail à l’ensemble des programmes de SES et permettre aux enseignant.es de reprendre pleinement la main sur leur métier en participant à rendre visible la fabrique du social.
Bibliographie
Dardot P., Laval C., 2014, Commun, Essai sur la révolution au XXIème siècle, Paris, La Découverte.
Locher F., 2018, « La tragédie des communs était un mythe », CNRS Le Journal. En ligne : https://lejournal.cnrs.fr/billets/la-tragedie-des-communs-etait-un-mythe
Kapp W., 2015, Les coûts sociaux de l’entreprise privée, Paris, Les Petits Matins.
Malm A., 2017, L’anthropocène contre l’histoire, Paris, La Fabrique.
Ostrom E., 2010 (1ère ed. 1990); La gouvernance des biens communs :Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Louvain-La-Neuve, DeBoeck Supérieur.