27 juin 2024

Le programme de seconde et de première de Sciences économiques et sociales (SES) enseigne la théorie microéconomique néoclassique du marché. Cette théorie repose notamment sur deux hypothèses contestables : que les producteurs concurrents sont preneurs de prix, et qu’ils font face à des coûts marginaux croissants, ce qui explique que la courbe d’offre soit croissante.

Ces deux points sont à exposer aux élèves. Ils sont contestables car peu vérifiés empiriquement. Ils sont contestables aussi car ils ne sont nécessaires que dans le cadre d’un programme de recherche qui a produit très peu de résultats théoriques et qui a été activement mis en avant pour des raisons plus politiques que scientifiques. Enfin, ces points sont complexes à enseigner et poussent ainsi souvent les professeurs et leurs élèves à la faute logique.

Nous proposons dans cette série d’articles de passer en revue ces quelques critiques (partie 1) avant de proposer, en nous appuyant notamment sur ce que propose Piero Sraffa dans un article de 1926, des pistes de remédiation pour une microéconomie hétérodoxe plus proche de la réalité et plus à même d’intéresser les élèves, tout en respectant au maximum le programme (partie 2) et des exemples d’activités pouvant être menées avec les élèves dans le cadre de séquences de cours (partie 3)[2].

« These two points in which the theory of competition differs radically from the actual state of things which is most general are: first, the idea that the competing producer cannot deliberately affect the market prices, and that he may therefore regard it as constant whatever the quantity of goods which he individually may throw on the market; second, the idea that each competing producer necessarily produces normally in circumstances of individual increasing costs »[1] (Sraffa, 1926).

Yoann Verger
Professeur de Sciences Économiques et Sociales

Guy Demarest
Professeur de Sciences Économiques et Sociales

Partie 1. Pourquoi faut-il abandonner les idées qu’en général l’offre est croissante et le producteur preneur de prix ?

L’idée que les agents sont preneurs de prix, hypothèse essentielle d’une situation de concurrence parfaite, est acceptable pour les demandeurs. Dans un magasin, les consommateurs font généralement face à des prix déjà fixés et ont peu de marges de négociation. Il est également facile de présenter aux élèves pourquoi la courbe de demande est décroissante : à revenu constant, les consommateurs satisfont en priorité les besoins les plus pressants, pour lesquels ils sont prêts à payer le plus cher. Une fois ces besoins satisfaits, ils sont de plus en plus réfractaires à payer un prix élevé pour les mêmes produits. Ces deux hypothèses concernant la demande sont donc souvent vérifiées empiriquement (même s’il existe des exceptions, comme les biens de luxe pour lesquels la demande augmente lorsque les prix augmentent) et ne font pas l’objet d’une contestation scientifique.

Il en est en revanche tout autrement pour les hypothèses « miroir » qui concernent l’offre, c’est-à-dire que les offreurs aussi sont preneurs de prix et que la courbe d’offre est croissante. Elles sont moins pertinentes empiriquement et ont fait l’objet de plus de controverses scientifiques, du moins lorsque la théorie néoclassique n’était pas encore dominante. Nous présentons ainsi quelques éléments militant pour leur abandon dans le cas général.

 

1.1 Peu de pertinence empirique

Les entreprises sont-elles preneuses de prix et si oui, choisissent-elle la quantité à produire de manière à égaliser le coût marginal et le prix (ce qui signifieraient qu’elles ont des coûts croissants) ? La réponse à ces deux questions a donné lieu à de multiples études empiriques dans la littérature scientifique entre les années 1930 et les années 1970. Leurs résultats montrent plutôt que les entreprises sont faiseuses de prix et qu’elles choisissent leur quantité de production plutôt en fonction de la demande qu’en fonction du coût marginal (Silbertson, 1970).

L’idée que les producteurs ne choisissent pas leurs prix est ainsi a priori surprenante. Les prix sont tout d’abord une fonction des coûts de production et les producteurs y ajoutent une marge pour définir leur profit. Il est vrai que des secteurs existent où les producteurs font face à une concurrence tellement rude qu’ils n’ont plus de pouvoir sur les prix. Dans le cas de l’agriculture et pour les industries extractives en général (secteur primaire), les producteurs sont souvent preneurs de prix dans le court terme, et faiseurs de prix à travers leurs investissements dans le long terme. Les exportations de produits manufacturés sont aussi dans ce cas : les producteurs sont souvent preneurs de prix, puisqu’ils doivent s’adapter aux cours mondiaux dans leur secteur. Cependant, les situations de monopole, de monopsone, les régulations étatiques et les accords entre les États jouent beaucoup : ce sont donc des secteurs où la concurrence parfaite n’est pas le cas le plus fréquent.

Dans les secteurs secondaire et tertiaire, les entreprises apparaissent plutôt faiseuses de prix. La concurrence est ainsi monopolistique : il y a moins de producteurs, les produits sont différenciés et les transports et les coûts de commercialisation segmentent les différents marchés. Dans une grande mesure, les producteurs choisissent leur prix.

Si l’entreprise est preneuse de prix, elle choisit sa quantité en regardant ses coûts. Si ces derniers sont croissants lorsqu’elle produit davantage, elle choisit sa production de manière à égaliser le coût marginal et le prix de marché. La courbe d’offre de l’entreprise correspond alors à la courbe de coût marginal, et elle est donc croissante. Mais pourquoi les coûts marginaux seraient-ils croissants ? Les prix sont généralement stables et les changements de demande ne changent pas le prix (sauf dans le cas où un bien nécessite, pour être produit, une ressource naturelle qui fait l’objet de spéculation lorsque des tensions entre l’offre et la demande apparaissent, comme c’est le cas de l’essence par rapport au pétrole).

Quand la demande augmente, les profits ont tendance à augmenter, car les coûts marginaux sont constants et que les coût fixes font baisser le coût moyen. En effet, généralement, les firmes ont des capacités de production inexploitées[3]. Lorsque les capacités de production sont atteintes, l’entreprise doit alors à nouveau investir pour pouvoir produire plus, ou bien choisir une combinaison des facteurs de production moins productive (par exemple demander aux salariés de faire des heures supplémentaires, ce qui coûte plus cher). Seulement dans ce tout dernier cas les coûts marginaux peuvent devenir croissants : mais il ne s’agit pas du cas général, et il parait donc arbitraire de ne raisonner que dans ce cas précis. Enfin, dans le long terme, les coûts sont généralement décroissants en raison du progrès technique[4].

 

1.2 Une théorie engagée…

Comment alors expliquer que cette théorie si peu en accord avec la réalité ait eu autant de succès, au point de se retrouver dans les programmes de SES ?

La microéconomie néoclassique popularisée notamment par les travaux d’Alfred Marshall au tout début du XXe siècle s’appuie sur les travaux des marginalistes Stanley Jevons, Carl Menger et Léon Walras. Leur théorie doit son succès initial à des raisons politiques : il y avait nécessité de refonder l’économie car les mouvements ouvriers du moment s’inspiraient non plus seulement des utopies socialistes, mais désormais aussi des thèses « scientifiques » de Karl Marx et de Ferdinand Lassalle[5]. Il fallait donc contrecarrer la théorie de la valeur classique développée par Adam Smith, David Ricardo et prolongée par Marx, qui prétendait que les prix provenaient de la production (donc que la valeur provenait des travailleurs) et que les chefs d’entreprises gagnaient un profit indu en faisant augmenter les prix sans fondement au-delà de la valeur travail.

L’argument des économistes néoclassiques est qu’en situation de concurrence, les producteurs n’ont plus toute latitude pour fixer leur prix : il faut qu’ils tiennent compte de ce que font les concurrents. Et la demande a alors un rôle à jouer, les consommateurs pouvant refuser un prix trop élevé et se rendre chez les concurrents. En situation de concurrence parfaite on arrive même à un cas limite où les prix sont donnés pour les producteurs : ils ne décident plus du tout du prix. La théorie de la valeur travail de Marx tombe ainsi à l’eau.

Les néoclassiques décident donc de ne raisonner que dans ce cadre de concurrence parfaite. Dans ce cadre, les producteurs se concentrent uniquement sur la quantité qu’ils vont produire, le prix de marché s’imposant à eux. Mais alors quelle quantité produire ? En situation de concurrence parfaite, ils font supposément face à un grand nombre de demandeurs, leur production pèse peu par rapport au poids du marché. Chacun raisonne donc comme si la demande qu’il perçoit était infinie. Alors, si le prix est supérieur à leur coût de production et que leur objectif est de maximiser leur profit, ils vont proposer la quantité de production la plus grande possible et, à la limite, une quantité infinie.

Mais cela pose un problème de calcul : l’économiste néoclassique ne peut pas calculer d’équilibre si les offres sont infinies. Pour que les producteurs ne proposent que des quantités finies, et que l’équilibre puisse être calculé, les néoclassiques imposent donc la condition que les coûts soient croissants. En effet, si les coûts sont croissants, il existe forcément une quantité où les coûts dépasseront le prix, ce qui amènera le producteur à proposer une offre en quantité limitée[6].

L’hypothèse que les coûts sont croissants permet donc de calculer un équilibre si les producteurs sont preneurs de prix. Et l’hypothèse que les producteurs sont preneurs de prix dérive du fait que les néoclassiques choisissent de ne raisonner qu’en concurrence parfaite. Et pourquoi choisissent-ils cela ? Parce qu’alors la théorie de la valeur devient dépendante de la demande, et que la théorie de la valeur de Marx est contredite[7]. C’est donc pour des raisons idéologiques (contrecarrer la théorie de Marx) et non pour des raisons empiriques que ces deux hypothèses sont adoptées[8].

Le problème de neutralité axiologique qui se pose si on enseigne ces hypothèses est donc réel. Soyons précis : nous ne critiquons pas le fait que des chercheurs soient engagés politiquement et construisent des théories scientifiques. À ce compte-là, il faudrait enlever Marx et Bourdieu des programmes également, et la grande majorité des travaux de sciences sociales. Mais si ces théories scientifiques ne donnent aucun résultat, il faut les écarter. Le fait de les conserver, et même de les inscrire dans les programmes de lycée, est alors un choix plus politique que scientifique.

 

1.3 … qui ne tient pas ses promesses

Or, précisément, ce cadre théorique n’a pas été fécond pour expliquer la réalité.

Ce cadre théorique a d’abord été largement discuté dans un cadre d’équilibre partiel, même si Walras, suivi ensuite par Pareto, ont proposé d’emblée des analyses en termes d’équilibre général. Dans le cadre d’équilibre partiel, le marché d’un bien est envisagé « toutes choses égales par ailleurs ». Mais les effets liés à l’hypothèse de coûts croissants rendent l’hypothèse toutes choses égales par ailleurs fragile. Par exemple, si les coûts sont croissants lorsque la quantité produite augmente parce qu’une ressource naturelle présente en quantité limitée devient alors plus demandée et voit ainsi son coût augmenter, alors tous les biens utilisant cette ressource naturelle devraient aussi voir leur prix changer, ce qui devrait modifier les demandes sur le marché considéré, certains de ces biens dont les prix ont évolué pouvant être des substituts au bien considéré (c’est l’objet de la critique exposée par Sraffa, 1925).

L’analyse en équilibre général est donc adoptée pour permettre une analyse rigoureuse de tous les effets liés aux changements d’offre et de demande sur tous les marchés simultanément. Mais ce passage à l’équilibre général s’est avéré décevant. Il existe au moins un ensemble de prix qui assure l’équilibre simultanément sur tous les marchés quand tous les agents sont preneurs de prix et que les coûts marginaux sont croissants, et cet ensemble de prix conduit à un optimum de Pareto (la preuve a été fournie par Arrow et Debreu, 1954). Malheureusement, cet ensemble de prix n’est en général pas unique (Sonnenschein, 1973 ; Mantel, 1974 ; Debreu, 1974). En effet, les effets de substitutions et de revenus et le fait que des biens soient nécessaires à la production d’autres biens font que lorsque le prix augmente, la demande ne faiblit pas forcément et que l’offre n’augmente pas forcément. Les courbes d’offre et de demande peuvent ainsi se croiser en plusieurs points[9].

Par ailleurs, cet ensemble de prix n’est en général pas stable : le tâtonnement walrasien, qui consiste à augmenter le prix si la demande dépasse l’offre ou à baisser le prix si l’offre dépasse la demande, ne mène pas en général aux prix d’équilibre. Ceci signifie que la loi de l’offre et de la demande n’opère pas dans le cas général. Ainsi, le signal prix, qui permet normalement d’ajuster l’offre et la demande afin d’éviter pénurie ou surproduction, ne fonctionne pas dans la théorie de l’équilibre général où tous les agents sont preneurs de prix et où les coûts sont croissants (Guerrien, 1992). Les notions d’équilibre, de prix ou de quantité d’équilibre et de retour à l’équilibre n’ont donc pas de support théorique valide, en tout cas du côté de la microéconomie néoclassique.

 

1.4 La raison pédagogique

Les prix de l’équilibre général n’ont donc pas grande signification, plusieurs prix d’équilibre pouvant en théorie être trouvés dans le cadre de cette analyse et l’évolution « naturelle » du système (à partir de la loi de l’offre et de la demande) n’aboutissant pas à ces prix. La théorie microéconomique néoclassique n’a donc pas généré des résultats permettant de proposer une théorie de la valeur concurrente de la théorie classique en ce qui concerne l’explication des prix et de leur stabilité. Pourtant, elle est présente dans les programmes. Cela pose question, notamment en termes de neutralité axiologique (Descamps et Foudi, 2023).

Mais cela pose également des difficultés pédagogiques. En effet, nous voulons enseigner des éléments simples et intuitifs à nos élèves ‒ de seconde et de première ‒ mais à partir d’un cadre qui n’est en fait ni simple ni intuitif. Cette contradiction nous pousse donc à faire des erreurs de logique ou des simplifications indues. Nous en proposons ici deux exemples.

1.4.1 Premier exemple : la loi de l’offre et de la demande en équilibre partiel nécessite de faire appel à un commissaire priseur

Le problème est de présenter les offres et les demandes, de dire que les agents sont preneurs de prix, puis d’essayer d’expliquer la loi de l’offre et de la demande. En effet, celle-ci implique que les prix changent : lorsqu’il y a surproduction, les prix diminuent pour que la surproduction diminue, lorsqu’il y a pénurie, ils augmentent pour que la pénurie cesse. Mais qui fait bouger les prix ? Si on dit que ce sont les producteurs, on fait une faute logique. Cette faute est très fréquente : Bernard Guerrien souligne par exemple qu’elle est présente dans le texte mis en ligne par le Collège de France pour servir d’appui aux professeurs de SES (texte de blog, septembre 2021[10]).

La solution rigoureuse qu’adopte par exemple Walras est de dire que les prix sont modifiés par un commissaire priseur (un « crieur de prix »), qui note les offres et les demandes à chaque prix et qui fait bouger les prix en conséquence. Il est également important que le commissaire priseur n’autorise pas les échanges avant que le prix d’équilibre ne soit affiché, car sinon les courbes de demande et d’offre se modifieraient à chaque échange réalisé. Seule cette solution permet de garder l’hypothèse que tous les agents sont preneurs de prix et que les courbes d’offre et de demande ne se modifient pas[11]. Elle a été mise en place dans les marchés au cadran, décrits par exemple par Marie-France Garcia pour le cas de la fraise en Sologne (Garcia, 1986). Cet exemple intéressant peut être présenté aux élèves : mais il s’éloigne assez drastiquement de la manière générale dont sont fixés les prix. Du fait qu’en général le commissaire-priseur n’existe pas, une myriade d’échanges a lieu continuellement à des prix légèrement différents pour chaque bien et service. Graphiquement, il n’y a donc pas un point d’équilibre, mais un nuage de points.

1.4.2 Deuxième exemple : la courbe d’offre croissante se justifie mal, même au niveau agrégé

Le problème est de trouver une explication au coût marginal croissant sur le marché. Nous prenons ici un texte de Gilles Raveau, dans un livre de vulgarisation de la théorie économique :

« Le deuxième élément est l’offre : plus le prix du bien augmente, plus les entreprises sont encouragées à produire. Prenons le marché de la tomate. Pour produire des tomates, les maraîchers doivent utiliser de l’eau, des graines, des engrais, embaucher des ouvriers agricoles, acheter des bâches, disposer d’un véhicule pour amener leur production au marché, etc. Bref, produire des tomates leur coûte de l’argent. Supposons que des tomates, de qualité équivalente, soient cultivées dans deux endroits : le sud de la France, et l’Espagne. Les coûts de production, et notamment les salaires, sont plus faibles en Espagne. De ce fait, les tomates espagnoles se vendent en France à 50 centimes d’euro le kilo. À ce prix, les maraîchers de France ne vont pas produire, puisque ce prix est insuffisant pour couvrir leurs dépenses. (C’est d’ailleurs pour cela qu’ils se mettent régulièrement en colère.)

Il se peut que les tomates venues d’Espagne ne suffisent pas à satisfaire toute la demande des consommateurs. Les supermarchés, qui voient leurs bacs se vider dès la fin de la matinée, en profitent pour accroître leur prix de vente. Petit à petit, le prix de la tomate monte, il atteint 80 centimes, puis 1 euro, 1,50 euro… Constatant cela, les maraîchers de France décident à leur tout de produire, car le prix est devenu rentable pour eux. De ce fait, le nombre de tomates mises en vente dans les supermarchés va augmenter ».

Source : Raveaud, 2013, p. 19

Ce texte sous-entend que lorsque les prix montent, des producteurs ayant des coûts de production plus élevés trouvent alors qu’il est rentable d’entrer sur le marché (les producteurs français), et se mettent à produire, ce qui permet à l’offre agrégée d’augmenter sur le marché. On aurait ainsi une courbe d’offre croissante parce que les derniers entrés sur le marché ont des coûts plus élevés. Il n’y a pas ici d’erreur logique, mais des simplifications indues.

En effet, sur les marchés réels, la quantité produite augmente parce que la demande augmente. Généralement, ce sont les producteurs déjà présents sur le marché (ici les producteurs espagnols) qui en profitent pour produire plus. Si, en plus de cette augmentation de la demande, le prix augmente, alors il devient effectivement profitable pour de nouveaux entrants d’entrer sur le marché, comme les producteurs français, qui ont des coûts de production plus importants. Mais les nouveaux entrants peuvent également être des producteurs ayant des coûts de production moins importants[12]. Pourquoi ne parler que des premiers ? Pour introduire l’idée de coût marginal croissant : ici, le coût marginal est ainsi croissant sur le marché parce que les derniers entrants, lorsque le prix augmente, sont ceux ayant les coûts de production les plus élevés. Mais c’est une simplification indue. La seule solution pour expliquer le coût marginal croissant est d’expliquer que tous les producteurs ont des coûts marginaux croissants, ce qui est moins simple à justifier.

Par ailleurs, on peut faire remarquer que dans la réalité, si les prix augmentent, c’est souvent parce que les coûts augmentent. Dans le cas de la tomate, les prix sont plus élevés l’hiver car on ne peut faire pousser les tomates que dans des serres. Les seuls producteurs sont alors… les producteurs espagnols. C’est l’été, lorsque que les coûts de production baissent, ce qui fait baisser les prix et donc augmenter la demande, que les producteurs français peuvent entrer sur le marché. Les prix suivent donc les coûts plutôt que la demande, et la quantité produite est déterminée davantage par la demande que par les prix.

Conclusion

Ainsi, non seulement l’approche de microéconomie néoclassique n’a pas apporté grand chose scientifiquement, ce qui fait poser des doutes sur la neutralité axiologique des programmes, mais, de plus, ses hypothèses sont tellement éloignées de la réalité qu’elles posent de véritables difficultés aux professeurs si ceux-ci veulent l’enseigner en étant rigoureux. C’est pourquoi nous proposons de quitter ce cadre d’analyse, en abandonnant l’hypothèse que les producteurs sont preneurs de prix et que les coûts marginaux sont généralement croissants.

Notes

[1] « Ces deux points à propos desquels la théorie de la concurrence diffère radicalement de l’état réel des choses le plus général sont : premièrement, l’idée que les producteurs concurrents ne peuvent pas délibérément influencer les prix de marché, et qu’il doivent donc les considérer comme constants peu importe la quantité de biens qu’ils peuvent individuellement offrir sur le marché ; deuxièmement, l’idée que tous les producteurs concurrents produisent forcément dans des conditions normales de coûts individuels croissants » (notre traduction).

[2] Nous tenons à remercier les relecteurs et relectrices de la revue RessourSES pour leurs commentaires pertinents concernant l’élaboration de cet article.

[3] Aux États-Unis, la Federal Reserve mesure mensuellement le taux d’utilisation des capacités de production depuis 1967 : ce taux a varié entre 89% en janvier 1967 et 65 % en avril 2020 (source : https://fred.stlouisfed.org/series/TCU). En France, ce taux est mesuré trimestriellement par l’INSEE depuis 1984 : il a varié entre 88,1% en juin 1990 et 60,5 % en juin 2020 (source : https://www.insee.fr/fr/statistiques/3530233).

[4] Depuis les années 1930, de nombreuses études ont été réalisées sur la question de la forme et de la pente des coûts dans les entreprises réelles. Il en ressort que dans la très grande majorité des cas, les coûts sont constants ou décroissants. Voir par exemple Eiteman et Guthrie, 1952 et Blinder et al., 1998.

[5] Le rappel de quelques dates entourant ces premiers travaux permet de situer l’agitation politique de l’époque et donc de comprendre pourquoi cette théorie a rencontré immédiatement beaucoup de succès chez les tenants de l’ordre établi :

  • 1863 : création de l’association générale allemande des travailleurs par Ferdinand Lassalle, proche de Marx, qui fusionnera en 1875 avec le parti social-démocrate allemand au congrès de Gotha ;
  • 1864 : création de l’association internationale des travailleurs (1ère Internationale) avec l’active participation de Marx ;
  • 1867 : publication du Capital de Marx ;
  • 1868 : création du Trades Union Congress (TUC), union des formations syndicales anglaises ;
  • 1871 : la Commune à Paris apparaît comme la première expérience au monde d’un pouvoir à dominante ouvrière, avant d’être férocement réprimée ; publication de la Théorie de l’économie politique de Jevons et des Principes d’économie politique de Menger ;
  • 1872-1874 : succès du Trade-Unionisme en Angleterre avec une hausse des grèves et des effectifs syndiqués ;
  • 1874 : fondation du parti social-démocrate autrichien avec des Marxistes et des Lassalliens ; publication des Eléments d’économie politique pure de Walras.

[6] Les coûts croissants ont aussi l’avantage d’éviter le problème de la formation d’oligopoles ou de monopoles quand les producteurs gagnent à produire en grande quantité grâce aux économies d’échelle. Ainsi, sans économie d’échelle possible, la concurrence reste parfaite.

[7] Plus généralement, le choix de ne raisonner qu’en concurrence parfaite permet d’invisibiliser les rapports sociaux : les producteurs, comme les consommateurs, sont pris comme des atomes n’ayant aucun pouvoir individuel et ne faisant partie d’aucun groupe. Une certaine vision de la société est ainsi transmise via cette modélisation.

[8] Sraffa dans ses notes conservées à Cambridge expose que la théorie marginaliste repose elle-même sur des travaux plus anciens (notamment de Cournot, Dupuit et Gossen), mais qui n’avaient eu aucun écho. En effet, il n’y avait pas lieu à l’époque de remettre en cause la théorie classique ; mais lorsque Marx s’appuya sur cette théorie classique pour critiquer le capitalisme, les choses changèrent du tout au tout : « Deuxièmement, et de manière encore plus remarquable, il y eut le contraste entre l’échec complet rencontré par les premiers théoriciens de l’utilité marginale et l’acceptation rapide et largement répandue rencontrée par cette même théorie dans les années 1870. Bien sûr, ce changement ne peut pas être expliqué par la stupidité des gens en 1850, quand ils rejetèrent la théorie avancée par Gossen, et leur intelligence en 1870 quand ils acceptèrent la même théorie énoncée par Jevons. De fait, je n’arrive pas à me persuader qu’il y eut un grand progrès dans l’intelligence humaine durant ces vingt années. Je préfère accepter le point de vue du professeur Fetter et de Sir W. Ashley, qu’il y a une relation étroite entre l’apparition émergente du Marxisme et l’acceptation extraordinairement rapide de la théorie de l’utilité marginale auprès des économistes orthodoxes. Et que les esprits conservateurs étaient trop heureux de se saisir de cette opportunité de rompre avec la théorie de la valeur travail, nonobstant l’immense autorité qu’elle héritait de la tradition des économistes classiques » (Sraffa, 1928-31, notre traduction).

[9] Dit autrement, les courbes de demande nette (la quantité demandée moins la quantité offerte) peuvent avoir une forme quelconque, tant qu’elles sont continues, homogènes de degré 0 (elles ne changent pas si les prix sont tous multipliés par la même constante) et qu’elles respectent l’identité de Walras (la somme de toutes les demandes nettes est égale à 0), et ce même si les courbes d’offre sont bien croissantes, et que les individus ont les mêmes préférences pour les différents biens, avec des courbes de demande décroissantes (mais tout de même des revenus différents, sinon il s’agirait de la même personne et non plus d’un modèle d’équilibre général, cf. Kirman, 1989).

[10] http://bernardguerrien.com/wp-content/uploads/2021/11/Preneurs-de-prix.pdf

[11] Ou plutôt, qu’elles ne se modifient pas trop, car les changements du prix génèrent nécessairement des changements dans les revenus de certains ménages et parfois dans les prix d’autres biens, ce qui en retour change légèrement les courbes d’offre et de demande du marché considéré. Comme on l’a dit précédemment, seule une approche d’équilibre général permet de prendre rigoureusement en compte tous ces changements.

[12] Pourquoi ces nouveaux entrants ne sont pas entrés précédemment, si leurs coûts de production sont moins élevés que les producteurs déjà présents sur le marché ? On peut citer deux raisons possibles : parce qu’il s’agit d’entreprises nouvellement créées, ou bien parce qu’ils opèrent généralement sur d’autres marchés, mais que ces derniers deviennent relativement moins profitables quand les prix montent sur le marché qui nous concerne.

Bibliographie

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Raveaud G., 2013, La dispute des économistes, Lormont, Éditions Le Bord de l’Eau.

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Sraffa P., 1928-31, File D2/4, titled : « Lecture Notes on the Advanced Theory of Value », Sraffa Papers, Trinity College, Cambridge.