Cet article traite du constat d’une érosion rapide de certaines valeurs des enseignants débutant à l’école primaire française, en particulier celles relatives à la réussite de tous leurs élèves, préoccupation majeure de la scène médiatique et politique dans la lutte à l’œuvre aujourd’hui contre les inégalités scolaires. En s’appuyant sur des travaux en cours depuis 2010 auprès des étudiants en master MEEF, professeurs des écoles stagiaires puis enseignants du premier degré titularisés, le début de cet article revient sur les processus à l’œuvre dans le délaissement précoce et rapide des élèves les plus en difficulté. Ces processus sont principalement liés à une réaffirmation de l’exigence de réussite de tous les élèves portée par l’État, dont le contrôle s’affermit ces dernières années, sans que les enseignants n’aient les ressources qu’ils demandent pour cela (réduction du nombre d’élèves par classe, prise en charge des élèves en difficulté par d’autres enseignants spécialisés…) ou qu’ils ne puissent les développer (absence de formation spécifique, absence d’expérience personnelle de la difficulté scolaire). Le phénomène s’accélère en début de carrière lorsqu’il s’agit de composer avec des collègues qui ont abandonné ces objectifs à l’épreuve des mêmes difficultés. La suite de cet article propose d’expliquer comment la principale voie d’entrée dans la fonction de professeur des écoles, lorsqu’ils sont remplaçants en début de carrière, éloigne ces enseignants des objectifs souhaités par l’État, et pour lesquels ils ont été formés, afin de répondre à l’urgence de la nécessité d’accueillir physiquement les élèves à l’école.
Jean Kurdziel
Doctorant en sciences de l’éducation à l’Université de Lille et membre du RECIFES-CIREL
Christophe Joigneaux
professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Paris-Est-Créteil-Val-de-Marne (UPEC) et membre, ainsi que co-directeur du CIRCEFT-ESCOL et du réseau RESEIDA
Introduction
Une série de recherches, spécifiquement axée sur les professeurs des école (PE) débutants, entre le moment de leur formation et les premières années de leur titularisation, a permis de mettre en avant des processus de désorientation et de désengagement qui conduisaient un nombre important d’entre eux à s’éloigner progressivement de leur volonté, initialement forte, de porter une attention à tous leurs élèves (Broccolichi et al., 2018). Cet article se propose de comprendre plus en profondeur l’agencement des facteurs à l’origine de ce processus, à partir d’une nouvelle série d’enquêtes construites sur un fait qui nous semble être devenu majeur : l’évolution de la condition sociale et professionnelle de cette classe d’enseignants est déterminante dans le processus d’érosion des valeurs généralement associées à la profession. La comparaison de la succession des textes officiels relatifs aux PE donne en effet à voir une tendance à remettre en cause leur autonomie et leur légitimité tout en leur attribuant une responsabilité toujours plus importante dans la lutte contre les inégalités socio-scolaires. Cela contribue à leur vulnérabilisation professionnelle croissante et devient encore plus net lorsqu’on met en relation ces prescriptions toujours plus ambitieuses avec la réduction tendancielle des ressources dédiées à leurs mises en œuvre (Mierzejewski et al., 2018 ; Dormoy et al., 2022 ; Broccolochi & Joigneaux, 2023 ; Joigneaux et al, 2023).
Cette vulnérabilisation de la condition enseignante, et la perte de reconnaissance sociale qu’elle traduit et induit, a des effets très puissants sur la reproduction des inégalités socio-scolaires. Dès lors, en effet, les enseignants risquent de retourner inconsciemment la violence symbolique qui leur est faite sur des élèves vulnérables en les rendant responsables de leur échec scolaire[1]. La première partie de cet article reviendra sur l’enchaînement de ces processus en analysant les facteurs qui les déclenchent et les amplifient. Dans sa seconde partie, nous montrerons comment ce processus de vulnérabilisation et désorientation peut prendre des tours plus indirects, qui contribuent à sa perpétuation et son amplification interne. L’angle d’analyse choisi permettra d’approfondir l’étude des effets négatifs des conditions d’entrée dans le métier des PE, en plaçant la focale sur leur statut professionnel, dans la mesure où beaucoup d’entre eux débutent sur des postes – notamment celui de remplaçant – qui ne leur permettent pas d’être reconnus comme de « vrais » enseignants (Broccolichi & Kurdziel, 2019 ; Daguzon, 2010). Le sentiment d’être des enseignants déclassés au cours des débuts de carrière contribue à précipiter et rendre durables les processus de désengagement et d’érosion des valeurs déjà évoqués.
I. Vulnérabilité d’une profession et désengagement
1.1. Le désengagement des enseignants débutants vis-à-vis de leurs élèves les plus en difficulté
Conduites entre 2010 et 2020, une série d’enquêtes a mis en lumière les mécanismes qui conduisent un grand nombre de professeurs des écoles débutants à s’éloigner progressivement de leur volonté, pourtant fortement affirmée au début de leur formation universitaire, d’aider tous les profils d’élèves, et plus particulièrement ceux que l’on pourrait considérer comme les moins ajustés au système scolaire. Ainsi, pour ceux qui ne démissionnent pas dès leur entrée dans la carrière enseignante, le constat que leurs élèves sont en difficulté et qu’ils ne parviennent pas à les surmonter semble se renforcer au fur et à mesure des expériences de prise de postes entre la première et la troisième année de leur parcours professionnel. À ce titre, des travaux antérieures pointaient l’existence d’un malaise profond dans le corps enseignant (Barrère, 2017 ; Garcia, 2019).
Les particularités des premiers postes occupés viennent par la suite renforcer cette difficulté à trouver sa place et structurer sa pratique. En effet, au-delà de la variété des contextes rencontrés, deux grandes voies d’accès s’offrent aux néo-titulaires à l’heure des premiers choix de carrière. Soit ils sont, pour une majorité, orientés contre leur gré vers la voie du remplacement, qui les éloigne de fait des conditions de la classe ordinaire, soit ils accèdent à la voie de l’enseignement en tant que titulaire, mais dans des environnements délaissés par les autres enseignants ayant eux-mêmes majoritairement déjà vécu ces situations précaires à leurs débuts. Dans les deux cas, un certain nombre de spécificités de l’environnement de travail conduisent un grand nombre d’entre eux à se désengager. Dans le cas des enseignants remplaçants, ils se retrouvent souvent ballottés et ont en réalité peu de prise sur leur environnement. Les débutants qui parviennent à être titulaires d’une classe à l’année, se retrouvent quant à eux le plus souvent confrontés aux contextes jugés les plus difficiles, dans des environnements défavorisés. Lorsqu’ils sont ainsi confrontés des années entières à un grand nombre d’élèves éloignés des attentes scolaires et à des équipes fortement démobilisées et/ou dans lesquelles le turn-over est important, ces jeunes enseignants ont toutes les chances soit de s’épuiser, soit de renoncer à chercher à faire réussir leurs élèves les plus en difficulté scolairement.
En ne leur offrant ni le temps, ni la stabilité, ni un entourage motivé et en réussite, ce processus d’entrée dans le métier entrave chez eux l’acquisition des compétences leur permettant d’aider spécifiquement les élèves les plus en difficulté et l’apprentissage de pratiques pouvant contribuer à réduire les inégalités socio-scolaires. S’il existe des travaux récents qui mettent en avant une éventuelle évolution dans l’engagement après les années fondatrices de la pratique (Dubois, 2020), il reste difficile d’affirmer avec certitude qu’il existe un réel regain d’intérêt pour les missions qui ont été délaissées les premières années de la pratique professionnelle. Ce qui n’est pas contradictoire avec notre constat que les premières années de socialisation professionnelle des PE constituent un tournant majeur à l’issue duquel tendrait à se perpétuer leur désengagement de l’objectif de réduction des inégalités socio-scolaires.
1.2. Les facteurs structurels de vulnérabilisation de la profession enseignante
Un grand nombre de facteurs contribuent à l’enclenchement, la persistance, voire à l’amplification de ces processus. Un des plus structurants est constitué par le hiatus, aujourd’hui fortement présent, entre l’objectif prescrit par l’institution de réduction des inégalités socio-scolaires, et la limitation des moyens d’agir dont disposent les enseignants sur le terrain pour tenter de satisfaire ces attentes. Ce phénomène est accentué par la succession accélérée de nouveaux programmes et l’empilement des nouvelles contraintes et difficultés liées à l’inclusion croissante d’élèves aux profils de plus en plus atypiques (Larivain, 2006). D’une part, les professeurs des écoles n’ont pas nécessairement les compétences suffisantes pour appréhender et traiter la « grande difficulté scolaire » de ce nouveau public d’élèves. D’autre part, ils ne disposent pas non plus des moyens nécessaires en temps et en effectifs pour agir efficacement sur les difficultés de leurs élèves.
Ces premiers facteurs structurels contribuent plus ou moins directement à l’épuisement professionnel, phénomène qui guette en premier lieu les PE débutants, du moins ceux qui n’ont pas encore amorcé le processus de désengagement décrit plus haut. D’abord parce que ce hiatus entre objectifs prescrits et moyens fournis conduit tôt ou tard ceux qui cherchent malgré tout à remplir ces objectifs à un combat acharné et quotidien. Ensuite parce qu’il leur faut résister aux pressions des collègues en poste qui ont fini par choisir de renoncer à ce sur-engagement, au risque sinon de se voir rejetés par eux. Ce qui se traduit alors par un malaise diffus mais généralisé, principalement généré par le sentiment de forte impuissance à faire réussir tous les élèves (Esquieu, 2008 ; Larivain, 2006). Ce malaise est aussi lié à une forme de défiance à l’encontre de la politique éducative, jugée trop régulièrement changeante, et d’autant plus déroutante, qu’elle se montre peu soucieuse des retours des enseignants concernant leurs difficultés à mettre en œuvre des programmes jugés trop lourds (Debarbieux & Fotinos, 2012).
L’analyse de certains textes institutionnels récents, relatifs aux PE, donne à penser que cette configuration de processus pourrait s’amplifier dans les années qui viennent. En effet, cherchant à pallier la hausse croissante des inégalités de résultats scolaires, l’État réaffirme, au gré de chacun des récents ministres de l’Éducation nationale et des textes officiels ou guides à destination des PE, sa volonté de progrès concernant les apprentissages fondamentaux sans pour autant (se) donner les moyens de les faire advenir. En effet, avec la publication des « guide vert » et « guide orange », avec la systématisation des évaluations nationales en CP, CE1 et cette année en CM1 et en 6ème, le sentiment que leur pratique est contrôlée semble s’être accru ces dernières années chez les enseignants du cycle 1 au cycle 3. Et les résultats de ces évaluations, ainsi publicisés, pourraient aussi avoir comme effet d’accentuer encore la pression qui pèse sur les enseignants, confrontés directement aux situations inégales de leurs élèves, ainsi qu’à l’écart fort qui peut parfois exister entre les degrés de réussite scolaire d’un élève et l’objectif à atteindre.
Ces orientations politiques et stratégiques de publicisation risquent ainsi de renforcer, chez les enseignants, le sentiment qu’ils sont de plus en plus tenus pour responsables de l’ampleur actuelle des inégalités scolaires, tout en ayant l’impression qu’elles contribuent aussi à remettre en cause leur autonomie et leur légitimité. Les rumeurs et la médiatisation, qui attisent le sentiment d’une dévalorisation du métier et d’une baisse du niveau de compétence et de connaissances des professeurs des écoles, semblent encore renforcer ce phénomène qui heurte l’estime que les professeurs ont d’eux-mêmes. Tous ces facteurs contribuent à la vulnérabilisation[2] de la profession enseignante, au moins dans le premier degré public (Dormoy-Rajramanan et al., 2022 ; Joigneaux et al., 2023).
Si, de façon plus transversale, le champ de la précarité au travail semble avoir été largement traité, au travers notamment de l’étude des mutations de la flexibilisation du travail dans un contexte d’accès difficile à l’emploi (Julhe & al., 2022), certains éléments liés à des profils de postes ‘’atypiques’’ par opposition au CDI dans sa forme la plus stable (Montagnon, in Julhe & al., 2022) nous paraissent intéressants à rapprocher de la situation de certains enseignants du premier degré[3]. Ces paramètres étant directement rapprochés de la vulnérabilisation des employés, il nous paraît pertinent de mieux décrire les contextes qui peuvent s’en rapprocher chez les enseignants remplaçants, en les considérant comme autant de facteurs aggravant les désorientations précoces.
II. La condition de remplaçant, facteur de désorientation et de désengagement précoces en début de carrière
En prenant ainsi appui sur les travaux qui donnent le cadre global des vulnérabilisations du corps professionnel des PE, cette seconde partie vise à éclairer les modes du désengagement potentiellement générés par une forme d’empêchement à agir. Nous présenterons pour commencer les éléments qui laissent à penser que, cycliquement, les décisions prises aux différentes échelles de décisions politiques semblent orientées par l’urgence et la rationalisation économique. Pour nous concentrer ensuite sur les effets de contextes aggravants que ces décisions peuvent contribuer à construire.
2.1 Historiquement, des remplaçants permettant de pallier la pénurie d’enseignants
La question de la pénurie d’enseignants, régulièrement liée à une crise des vocations et une perte de l’intérêt pour ce métier, alimente les actualités depuis plusieurs années. Déjà bien réelle dans certaines académies françaises, elle a pour conséquence directe l’absence critique de remplacement des enseignants au collège et lycée. Pourtant, au-delà de l’obligation légale de scolarisation dès l’âge de trois ans, la présence des enfants à l’école peut être vue comme une nécessité sociale, notamment parce qu’elle permet aux parents de se rendre sur leur lieu de travail. Le remplacement des enseignants absents est donc aussi une nécessité politique : il constitue la garantie de la continuité de ce service public. Le ministère de l’Éducation Nationale affirme d’ailleurs ce principe. Et il existe pour cela dans les textes de loi, depuis les années 1900, des postes d’enseignants dédiés au remplacement à l’école primaire.
Si, aujourd’hui, les enseignants peuvent être affectés sans l’avoir souhaité, sur des missions de remplacement, dont les périmètres géographiques et fonctionnels sont variables, la problématique de ces affectations est ancienne. En effet, déjà en 1926, elle faisait l’objet de débat concernant la loi en vigueur (loi du 29 mars 1919) pour doter, les services des mairies, de moyens humains pérennes permettant effectivement de suppléer aux absences des instituteurs et institutrices à l’école. Si un statut de remplaçant existait bien, des demandes spécifiques portaient sur la possibilité de donner à des personnels vacataires des droits proches, et ce afin de garantir la disponibilité de moyens humains suffisants pour assurer le remplacement des maîtres et maîtresses d’école[4].
Néanmoins, une étape intermédiaire dans les années 1970 avait amené à créer des contingents d’enseignants titulaires remplaçants par rapport à des missions, des zones géographiques spécifiques, et des types de postes remplacés. Cette modalité permettait notamment d’assurer avec certitude le remplacement de profils spécifiques, comme en REP+, en soutien de la formation continue des personnels enseignants. Cependant, des évolutions amorcées en 2017 ont amené à repenser cette seconde organisation du remplacement, notamment en travaillant sur des zones d’intervention plus larges des enseignants et en ouvrant encore progressivement la porte au recrutement de personnels non titulaires de l’Éducation nationale pour prendre en charge le remplacement des enseignants absents. Cette tendance à la rationalisation semble génératrice de nouvelles désorientations, et certains travaux assimilent également les voies récentes de la stagiairisation (à temps partiel en classe), comme un moyen de disposer de ressources humaines pour compenser le manque de personnels disponibles pour couvrir tous les besoins de l’école (IGAENR, 2011). Les temps de cette formation entre université et prise en charge d’élèves sont donc d’autant plus importants à analyser.
2.2. L’absence de formation initiale spécifique à la fonction de remplaçant
Il n’existe pas, à proprement parler, de formation spécifique au remplacement lors de la formation initiale des enseignants du premier degré. Si certaines circonscriptions peuvent en proposer pour les enseignants déjà titulaires et en poste, les futurs professeurs des écoles sont formés, pendant leur formation initiale, essentiellement à la didactique des apprentissages ainsi qu’à des approches méthodologiques, parfois aussi à une compréhension des déterminismes sociaux. Cependant, cela nous semble intervenir le plus souvent dans une perspective de faire classe dans des conditions « régulières », c’est-à-dire quand les enseignants font face aux mêmes élèves pendant toute une année scolaire.
Pourtant, des études récentes laissent penser que la réalité du début de carrière diffère fortement de ce à quoi sont préparés les enseignants nouvellement formés (DEPP, 2020). En effet, une part importante des nouveaux enseignants occupent des postes de remplaçants pendant en moyenne deux à trois années sans l’avoir choisi. Cela est dû au fonctionnement du mode d’attribution des postes, qui repose sur un « mouvement », très fortement déterminé par l’ancienneté et la demande plus forte sur les postes les moins difficiles. Comme le montraient déjà les travaux de Becker (1952), il existe donc toujours, en France et dans plusieurs pays du monde, des gradients qui structurent l’évolution professionnelle de façon horizontale et contrainte, en amenant quasi systématiquement les plus jeunes dans le métier à occuper les postes les moins attractifs pour la majorité du corps enseignant. Parmi ces postes, ceux qui semblent les moins intéressants aux enseignants les plus expérimentés, sont ceux qui les éloignent le plus de conditions « normales » d’exercice professionnel, comme les remplacements de courte durée[5]. On comprend mieux dans ces conditions pourquoi ce sont les enseignants les plus jeunes en âge qui sont sur-représentés dans les contingents de remplacement, ce qui traduit bien que l’entrée dans le métier de professeur des écoles se fait très fortement dans cette voie.
De ce fait, avant et en tout début de carrière, les futurs PE reçoivent une formation qui ne les prépare que partiellement à la réalité de ce qu’un grand nombre d’entre eux vivront en étant remplaçants. Cette absence de formation spécifique au remplacement pourrait s’expliquer de plusieurs manières. Elle peut trouver son origine dans le fait que les principaux acteurs de l’action de formation n’ont pas nécessairement conscience des impacts qui peuvent en résulter. Mais elle peut aussi s’expliquer par les logiques de la formation pédagogique suivant lesquelles on préparerait aux conditions jugées « normales » d’exercice, pas nécessairement aux conditions réelles du début de l’exercice professionnel. Cette caractéristique de la formation initiale et l’absence – ou presque – de formation des remplaçants les plus précaires (les vacataires) permet de saisir pourquoi le degré de satisfaction générale au travail, qui a pu être mesuré très récemment chez les professeurs des écoles, soit plus faible chez les enseignants remplaçants du premier degré par rapport à leurs homologues non-remplaçants (DEPP, 2023). L’enquête par entretiens avec des remplaçants qui va maintenant être présentée a pour principale visée de mieux rendre compte de l’incidence d’autres caractéristiques de la condition de remplaçant sur l’évolution des positionnements des enseignants qui ont partagé ce statut au début de leur carrière.
2.3 Ce qui peut conditionner l’évolution des positionnements des enseignants qui débutent comme remplaçants
Entreprise en 2016, cette enquête en immersion a permis à l’un des membres de l’équipe de réaliser de nombreux entretiens formels et informels, croisés avec des observations en classe, auprès d’enseignants du primaire remplaçants, de directions d’écoles, et des équipes de plusieurs circonscriptions dans toute la France ainsi qu’à l’étranger. Les entretiens formels (N=60), comptent des suivis longitudinaux (N=10) permettant de suivre dans un temps relativement long les décisions et les évolutions des pratiques des PE en fonction des contextes professionnels rencontrés et des modifications de leur environnement personnel.
Il ressort d’abord de cette enquête que, lorsqu’ils sont amenés à n’enseigner qu’une journée dans une classe, les remplaçants semblent plus souvent préoccupés par le maintien de l’autorité dans leur groupe que par les apprentissages de leurs élèves. Parmi les principes doxiques en vigueur, il est en effet fréquent d’entendre que les élèves chercheront à tester l’autorité du maître ou de la maîtresse qu’ils rencontreront pour la première fois. Interrogée sur le sujet des modes de régulation, Elise, PE depuis 1 an sur un poste de ZIL, nous l’explique en ces termes : « On va pas se le cacher (…) dès que j’arrive le matin, je clarifie directement la situation. Je leur dis « écoutez, on va passer la journée ensemble. Ça peut se faire de deux façons : soit vous êtes calmes et on passe une journée tranquille, soit vous l’êtes pas et on va écrire toute la journée. (…) Faire des maths et du français toute la journée c’est possible et ça les calme généralement… ». Pour les enseignants remplaçants sur des missions de courtes durées, cela pourra donc se reproduire quotidiennement. En allant plus avant dans les échanges avec des personnels néo-titulaires ayant ou non reçu une formation initiale, il apparaît ainsi que la préoccupation pour la gestion de la classe est extrêmement forte et que celle-ci passe souvent avant celle du contenu des apprentissages qui seront proposés en classe[6]. D’autres objectifs en découlent : « gagner du temps » et « occuper les élèves ». Un troisième objectif vient régulièrement éclairer les deux précédents : ces PE proposent préférentiellement des activités de « révision » sur des savoirs et suivant des modalités qui sont ou ont été travaillés par l’enseignant référent des élèves. Interrogé dans le cadre de la conception d’un programme d’appui et de formation à des personnels inexpérimentés, Paul, PE depuis 7 ans, dont 5 en tant que remplaçant ZIL en France métropolitaine, décline en objectifs ce que l’on peut couramment observer : « Là, de toutes façons, l’enjeu pour eux c’est de gagner du temps. On arrive, on vérifie un peu où en est le collègue, quand il a rien laissé (…) on regarde ce qu’il y a dans le cahier journal du meilleur et on bricole quelques exercices (…) les fiches c’est bien (…) c’est souvent du déjà vu, après on les fait écrire toute de suite comme ça ils sont occupés (…) avec une petite phrase d’accroche comme : « Ce week-end, j’ai… ». Ça laisse le temps de regarder ce qu’ils ont fait et de réfléchir à ce qu’on va leur demander. (…) s’ils sont sages, ou dès qu’ils commencent à exploser, on les sort… une récré un peu longue ou une petite séance de course, ça n’a jamais fait de mal et ça les calme ».
Ces préoccupations se développent en miroir du point de vue sur les remplaçants que peuvent avoir la plupart des enseignants en poste fixe dans les écoles. En effet, ce qui paraît le plus important pour eux est que les remplaçants « tiennent la classe », en « conservant le calme » lorsque les élèves se déplacent dans les couloirs ou lors des phases de prise en charge dans la classe. Et d’après nos observations et entretiens, ce point de vue s’étend même aux enseignants remplaçants qui occupent une mission à l’année ou un poste fractionné sur plusieurs écoles. On pourrait pourtant penser qu’ils sont intégrés et participent de la dynamique générale de l’école dans laquelle ils vont travailler majoritairement. Il n’est cependant pas rare que les PE concernés soient considérés comme facultatifs dans la régulation quotidienne des écoles, et ne soient pas systématiquement conviés à participer aux conseils des maîtres ou conseils d’écoles par exemple. Éloignés du pilotage des établissements par leur fonction, ils ne peuvent se construire comme leurs homologues qui ne sont pas remplaçants. C’est aussi pourquoi leur légitimité semble plus régulièrement mise en question par les autres enseignants et les parents d’élèves. Ce qui peut aboutir à des situations qui renforcent la vulnérabilisation dans leur travail et les inciter à développer des stratégies occupationnelles dont les exemples les plus couramment observés sur le terrain sont la mise au travail par la recopie ou par le remplissage de fiches d’activités.
Qui plus est, le fait que les enseignants débutants sur des postes de remplacement soient généralement accompagnés dans le cadre de leurs deux premières années d’entrée dans le métier par des conseillers pédagogiques chargés de les conseiller ne semble pas changer cette orientation. Des entretiens effectués, il ressort que ces enseignants sont régulièrement jugés et orientés, lorsque ces visites ont lieu, sur des préparations dont l’objectif n’est pas nécessairement pédagogique mais régulateur du comportement des élèves rencontrés, avec des élèves qu’ils connaissent peu ou découvrent. En outre, les moyens disponibles en circonscription limitent les possibilités d’être accompagnés sur ces types de postes. L’effet conjugué du regard de leurs pairs et des modalités d’évaluation des conseillers pédagogiques[7] qui sont pour les débutants remplaçants basés d’abord sur la discipline, affecte donc les préoccupations de ces PE en les amenant à se focaliser sur cette seule dimension de la pratique.
Cette première socialisation professionnelle se structure donc avant tout autour de la gestion occupationnelle de la classe. Lorsque cette situation dure plusieurs années, des habitudes sont prises qui orientent les enseignants dans une approche qui a toutes les chances de les éloigner de l’objectif institutionnel et de leur engagement initial à réduire les inégalités d’apprentissage. Dans ce cas, les stratégies de fonctionnement, ou de survie, deviennent alors en effet des schèmes qui peuvent s’ancrer, comme nous l’avons constaté chez certains enseignants rencontrés. Les stratégies d’évitement de la difficulté scolaire, par l’éviction de la classe ou l’absence d’évaluation en lien avec des objectifs d’apprentissages sont donc autant d’habitudes qui pourraient s’être développées plus particulièrement lors des premières années passées à ne s’occuper qu’en surface des élèves dont ils ont eu la responsabilité. Le fait de rencontrer des enseignants qui ont choisi la voie du remplacement pour se retirer progressivement, en fin de carrière, du quotidien des difficultés de la classe, pourrait renforcer et accélérer ce phénomène du désengagement.
Conclusion
Développée à partir des années 2010 dans la série d’enquêtes présentées dans cet article, l’analyse fine des éléments de contexte et des dispositions qui sont les causes les plus probables du désengagement progressif des PE, a permis de mettre en lumière un processus de vulnérabilisation du métier et du travail d’enseignant (Mierzejewski et al., 2018 ; Dormoy et al., 2022 ; Broccolochi & Joigneaux, 2023 ; Joigneaux et al, 2023). En prolongement de ces travaux, l’analyse que nous venons de mener ici des éléments contextuels et situationnels spécifiques à certains PE permet de mieux comprendre les relations qui lient vulnérabilisation et désengagement professionnel. Parmi les facteurs les plus structurants à l’origine de ce processus, la conjugaison entre la logique de plus en plus injonctive du contrôle dont les enseignants font l’objet et la réduction des moyens alloués aux enseignants de l’école primaire pour mener à bien des missions qui leur paraissent ainsi inatteignables, semblent particulièrement déterminantes.
La réussite de tous les élèves nécessiterait en effet une entrée dans la fonction dans des conditions plus favorables, avec des moyens plus adaptés aux objectifs poursuivis. Et si de nouveaux changements sont à l’essai depuis 2017 dans les modalités de l’organisation du remplacement, la logique qui prévaut semble s’inscrire dans une dynamique ancienne où les objectifs pédagogiques visés ne peuvent plus être pris sans tenir compte des contraintes budgétaires. Laissant augurer une reproduction forte des mécanismes déjà à l’œuvre dans les processus qui alimentent les inégalités de réussite scolaire.
Notes
[1] Échec qui est généralement associé par les PE en question dans de nombreux travaux à un déterminisme social et familial, ou à des causes médicales.
[2] La vulnérabilité ici étudiée est définie par des travaux antérieurs qui ont analysé spécifiquement l’impact d’une dégradation ou d’un préjudice subi par des individus du fait de certaines évolutions sociétales (Soulet, 2005).
[3] Parmi ces critères d’atypisme, le facteur changeant du lieu de travail apparaît comme un moyen de réguler en interne les besoins de certains secteurs de services, publics ou privés, notamment par l’intermédiaire de personnels encore ‘’postulants’’.
[4] Ces personnels vacataires pourraient être rapprochés des enseignants aujourd’hui sous contrat de droit privé qui ne sont pas détenteurs du concours du CRPE et occupent, dans certaines académies, des fonctions similaires aux fonctionnaires. Cela pourrait permettre aux enseignants titulaires d’être plus souvent affectés sur des postes de chargé de classe, mais dans les académies déficitaires en personnels principalement.
[5] Il est également à noter que cette répartition est genrée, les hommes étant proportionnellement plus nombreux à occuper des postes de remplacement que les femmes et la moyenne d’âge étant plus élevée chez les hommes que chez les femmes dans ces types de postes.
[6] L’analyse de la gestion de la classe revêt une dimension complexe. Cependant, les observations croisées d’entretiens avec des enseignants qui font peu de rappel à la règle, ou sont considérés comme ‘’gentils’’ par leurs élèves, et pourtant arrivent à maintenir le calme nécessaire selon eux aux apprentissages, montrent que la préoccupation pour la méthodologie de ‘’mise en réussite’’ de l’élève et la capacité à le montrer aux familles ont des résultats positifs avec les élèves les plus en difficulté.
[7] Les entretiens fréquents au sujet de la prise de poste des néo-titulaires regroupent aussi des échanges que font les équipes de circonscription avec les directions d’écoles pour compléter leur avis sur un enseignant qu’ils sont chargés de visiter. Dans ces échanges, les échos de pratiques de surface ressortent alors fréquemment et les enseignants sont jugés au prisme de leur « conduite de classe ».
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