« Qu’est-ce que la sociologie ? » est sans doute la première question que se pose un élève de seconde qui découvre la discipline. Le caractère familier et dérangeant de la sociologie génère bien souvent un rapport ambigu. Afin d’éviter que cette initiation conduise certains élèves à récuser le sens du savoir transmis et son utilité potentielle il paraît indispensable aux enseignantes de comprendre, puis de prendre en compte dans leurs stratégies pédagogiques, les résistances auxquelles ils se confrontent immanquablement. Cet article identifie et explicite trois principaux obstacles à l’enseignement de la sociologie : les écarts entre les représentations de la discipline et sa démarche scientifique ; les effets que produit l’initiation à la sociologie sur les élèves et les résistances auxquelles l’enseignante s’expose en retour ; et enfin, les usages paradoxaux d’une science a priori dépourvu d’utilité pratique dans un contexte contemporain où l’existence de savoirs désintéressés est mise à mal. À défaut de pistes pratiques l’article s’efforce de souligner dans la seconde partie, à travers des encadrés, les enseignements où les différentes résistances abordées risquent plus fortement d’émerger et/ou peuvent être désamorcées. L’article propose enfin de s’appuyer sur trois principes pédagogiques pour initier à la sociologie en agissant en connaissance de cause.
« On [ne] connaît que contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l’esprit même, fait obstacle à la spiritualisation ».
Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938-1947, p. 17.
Quentin Coussit
Enseignant de Sciences Économiques et sociales
Doctorant en Science politique au Centre Émile Durkheim – Science Po Bordeaux.
« Qu’est-ce que la sociologie ? » est sans doute la première question que se pose un élève de seconde qui découvre cette discipline en Sciences Économiques et Sociales (SES)[1]. Le caractère familier et dérangeant de la sociologie génère bien souvent un rapport ambigu à son enseignement, fait d’un mélange d’attraction et de répulsion. La discipline attire tout d’abord parce que nombreux sont ceux qui croient la pratiquer quotidiennement, ce qui leur donne une fausse impression de facilité. Elle a ensuite tendance à repousser parce qu’elle dépossède chaque individu de sa vérité sur le monde social dans toute sa dimension affective et provoque, par là-même, de nombreuses résistances. Le rapport contrarié qu’elle suscite peut même conduire certains élèves à récuser le sens du savoir transmis en classe ainsi que son utilité potentielle. Dans de telles circonstances, initier à la sociologie s’avère souvent être un exercice délicat. Nous défendrons ici la thèse selon laquelle les enseignantes gagneraient à comprendre, puis à prendre en compte dans leurs stratégies pédagogiques, les représentations et résistances auxquelles ils se confrontent immanquablement. Cet enseignement nous paraît se heurter à des obstacles de trois ordres. Ils ont d’abord trait aux décalages entre les représentations de la discipline et sa démarche scientifique. Ils sont par ailleurs liés aux effets que produit l’initiation à la sociologie sur les élèves ainsi qu’aux résistances auxquelles elle s’expose en retour. Ils résident enfin dans sa volonté de répondre uniquement au besoin de connaissance et d’intelligibilité du monde social dans un contexte contemporain où l’existence de savoirs ne répondant pas immédiatement à une finalité pratique est mise à mal.
I. Les écarts entre les représentations ordinaires de la sociologie et sa démarche scientifique.
En tant que science récente dont la diffusion est relativement restreinte, la sociologie est non seulement peu connue mais aussi et surtout mal comprise. Son enseignement se confronte par conséquent à de nombreuses représentations communes et manières de décrire le social qui peuvent être des obstacles à la compréhension de sa démarche. S’en défaire progressivement est donc l’une des premières difficultés que rencontrent les apprenties sociologues.
Les représentations ordinaires de la sociologie et sa position par rapport aux autres manières de décrire le social.
Le terme générique et abstrait de « société(s) » vient tout de suite à l’esprit des élèves lorsque l’on évoque le mot « sociologie ». Cette première représentation ordinaire postule – à tort – que la sociologie aurait uniquement pour objet des entités extérieures à l’individu : la « société » étant alors perçue comme située au-dessus de nous ou même autour de chacune d’entre nous. Selon cette acception la sociologie serait qualifiable de science du collectif, du commun, par opposition à la psychologie qui serait la science de l’individu, du particulier. Dans sociologie on peut également entendre social, ce qui peut faire penser que les sociologues seraient des « spécialistes des problèmes sociaux » (Gaubert et al., 2013, p. 14) – comme si tous les « problèmes » ne l’étaient pas – tels la délinquance, la transformation de la famille, la « crise » de l’école, la dépendance des personnes âgées, etc[2]. La proximité sémantique avec le qualificatif social peut également amener certains élèves à penser aux métiers dits du travail social : éducatrices spécialisées, assistantes sociales etc. L’adjectif social possède également une connotation l’associant à la contestation politique ainsi qu’à la conquête de droits – sociaux – qui n’est pas sans poser des difficultés pédagogiques (voir infra). Contrairement à ces représentations le terme social renvoie à l’objet d’étude de la sociologie qui englobe ce que l’on a tendance à qualifier de culturel[3], voire de sociétal[4], d’économique, de politique mais aussi au moins une partie de ce que l’on associe communément au psychologique (Castel et al., 2008).
Certaines méthodes d’enquêtes peuvent quant à elles laisser présupposer une proximité voire une parenté avec les métiers du journalisme[5]. Nombreux sont en effet les élèves qui confondent les entretiens avec les interviews, les observations participantes non déclarées avec les infiltrations journalistiques et les enquêtes par questionnaire avec les sondages. Ces formulations récurrentes sous-tendent l’idée selon laquelle les sociologues pourraient être considérés comme des journalistes « qui aurai[en]t plus de temps et de moyens » pour enquêter de manière « plus rigoureuse » (Goulet et Ponet, 2009). Or, si ces deux professions cherchent à « écrire le social » et ont des origines historiques communes[6], les journalistes visent à rendre compte de « faits d’actualité ». Pour cela ils construisent une narration adaptée aux supports médiatiques ainsi qu’aux représentations qu’ils ont de leurs publics, tout en étant fortement liés aux contraintes que leurs interdépendances avec les champs politique et économique génèrent. Là où les journalistes doivent « composer avec le sens commun » pour informer, les sociologues ont « pour premier objectif de rompre avec celui-ci » (Goulet et Ponet, 2009) afin de produire des connaissances scientifiques. À cela s’ajoute une pratique réflexive qui vise non seulement au « contrôle scientifique du processus de l’enquête et de la place de l’enquêteur dans celle-ci » (Goulet et Ponet, 2009) mais aussi à la déconstruction-reconstruction de l’objet de recherche.
La sociologie est également critique envers ce qu’elle appelle le psychologisme qui explique le social par « la seule agrégation de comportements dérivés des psychismes des individus » (Gaubert et al., 2013, p. 34) considérés comme isolés les uns des autres. Elle ne récuse pas pour autant tout intérêt de l’étude du psychisme – contenus de pensée, représentations, affects, sensibilités, émotions, croyances etc. – mais en appelle à une sociologisation (voir notamment Flandrin, 2021). Pour cela, « elle réinsère les cadres cognitifs individuels dans les groupes et institutions qui les ont façonnés – famille, école, groupes de pairs etc. – et les ré-historicise » (Gaubert et al., 2013, p. 34). Ainsi, la sociologie apparaît pour de nombreux sociologues comme étant « une manière de faire de la psychologie par d’autres moyens » (Gaubert et al., 2013, p. 35). L’initiation à la sociologie nécessite donc « d’être en mesure de prendre mentalement ses distances avec soi et de se percevoir comme un [H]omme parmi d’autres » (Elias, 1981 [1970], p. 7)[7]. Elle requiert également de se penser avant tout « comme un membre, parmi d’autres, des groupes sociaux auxquels nous appartenons » sans pour autant s’y résumer entièrement (Lignier, 2023, p. 24-25). La sociologie ne nie pas pour autant la singularité des trajectoires sociales de chaque individu à laquelle correspond des séries de déterminations ordonnées et irréductibles les unes aux autres, comme l’illustre le cas de jumeaux ayant grandi dans la même famille (Darmon, 2001). Les sociologues ont en revanche tendance à voir chaque idiosyncrasie, chaque marque particulière d’un individu, comme « un écart par rapport aux styles propres à une époque ou à une classe si bien qu’il renvoie au style commun non seulement par la conformité mais aussi par la différence qui fait la manière » (Bourdieu, 1980, p. 101 – c’est nous qui soulignons).
Si la sociologie se distingue de ces manières de décrire le social, elle se rapproche de celle de l’histoire dont les élèves sont familiers. Ces deux disciplines partagent le même objet de recherche même si l’histoire diffère par sa distance temporelle au social. Il est possible d’expliciter cette différence en qualifiant les historiens de sociologues du passé. Dans le cas où des travaux d’anthropologies sont abordés en cours d’années il est également possible de préciser qu’il s’agit de sociologues du lointain[8] puisque l’objet d’étude demeure le même mais que la distance est cette fois-ci spatiale. Pour les élèves qui poursuivent en spécialité SES, il peut également s’avérer pertinent de préciser les différences entre sociologie et philosophie. Certes, toutes deux mettent à distance le sens commun mais l’analyse sociologique ne repose pas sur l’introspection individuelle ou de la spéculation puisqu’elle confronte les concepts – qui peuvent d’ailleurs lui être fournis par des philosophes – avec des faits concrets, recueillis, traités et analysés pour rendre empiriquement raison de ce qui est[9].
L’objet et la démarche des sociologues.
Si l’on a tendance à associer l’étude des choses aux sciences naturelles et celle des Hommes aux sciences sociales force est de constater qu’en ce qui concerne les êtres humains les points de vue sont multiples. En effet, ces derniers sont inséparablement des êtres biologiques et sociaux. C’est même parce qu’il possède certaines caractéristiques biologiques, au premier rang desquelles son importante plasticité cérébrale (Vidal, 2018), que l’être humain est un animal si social.
La sociologie peut dès lors être définie comme étant une « science comme les autres » (Bourdieu et al., 2021 [1968], p. 113), autrement dit une science en soi parce qu’irréductible aux sciences de la nature de par son point de vue particulier[10]. Son objet propre, les faits sociaux entendus comme les manières d’agir, de penser, de sentir des êtres sociaux, s’explique par le social et seulement par le social[11]. Ces manières d’agir sont initialement des faits sociaux extérieurs aux individus qui leur préexistent et qui s’imposent à chacun d’entre eux par une incorporation progressive au cours du processus de socialisation. Prenons l’exemple central de la langue dite maternelle, l’une des principales médiations symboliques à travers laquelle chaque être humain rencontre le monde biophysique. L’enfant apprend à penser « avec les mots des autres », ceux utilisés par son entourage sans qu’il soit initialement « capable d’en comprendre le sens » (Lignier, Mariot, 2013). Ce déjà-là dont il hérite différemment selon sa classe sociale, son genre et son origine ethnoraciale[12], par exemple, est lui-même issu d’une langue commune, partagée au sein d’une certaine société à un moment donné de son histoire.
Puisque les faits sociaux sont incorporés par les individus, il convient de se garder de penser que l’individu ne fait pas partie de l’objet d’étude de la sociologie. En effet, le social existe sous trois états (Bourdieu, 1979) : matérialisé sous la forme de choses de toutes sortes qui s’inscrivent dans le monde biophysique – tels que des instruments et objets (machines, outils, livres, œuvres d’art), l’environnement bâti (bâtiments, infrastructures et réseaux) ou encore les êtres humains[13] ; institutionnalisé au cours de l’histoire de manière plus ou moins diffuse et cristallisée – dans l’État, l’École, la famille, les Églises, des lois, des règles, des diplômes ; et dans les êtres, à travers les dispositions – manières d’être, de faire, de penser durables – fruits d’une « histoire faite corps » qui s’incarnent en eux.
La proposition bachelardienne selon laquelle un fait scientifique peut être considéré comme tel à condition d’être conquis, construit et constaté est particulièrement ajustée aux spécificités de la démarche des sciences sociales (Bourdieu et al., 1968). Les faits sociaux doivent tout d’abord être conquis contre les prénotions issues d’une connaissance pratique du monde social par l’intermédiaire d’une rupture épistémologique en mettant à distance les « fausses évidences » (Durkheim, 1967 [1894], p. 60) du sens commun. L’objet de recherche doit ensuite être déconstruit – parce que toujours pré-construit – puis re-construit à partir d’hypothèses fondées sur une théorie et des concepts abstraits[14]. Ils doivent enfin être constatés par des méthodes d’observation[15]. Cette rupture n’est pas une coupure unique réalisée à l’écart du monde mais un enchaînement d’opérations concrètes qui se confrontent au réel. Ces opérations, entendues comme outils de connaissances approximatives continuellement rectifiées, s’opèrent de différentes manières : par comparaison dans le temps – historique – et dans l’espace – géographique et anthropologique, par un retour sur la genèse de l’objet de recherche et par l’usage de la statistique.
Les sociologues recueillent donc des données en fonction de leur problématique initiale et des hypothèses qu’ils soumettent à l’épreuve des faits. Pour ce faire, ils recourent à différentes méthodes d’enquêtes : observations directes plus ou moins participantes, à découvert ou non, pour décrire des pratiques ; entretiens semi-directifs pour recueillir des discours ; travail d’archives pour collecter des traces de pratiques ; et questionnaires pour produire des statistiques mesurant et comparant les relations entre différentes propriétés objectives et pratiques déclarées. Toutes ces méthodes complémentaires peuvent faire l’objet de traitements qualitatifs et quantitatifs[16].
Faire émerger les représentations ordinaires de la sociologie pour les déconstruire une à une en montrant ce qu’elle n’est pas afin de mieux la définir peut dès lors être la première étape d’une initiation à la sociologie agissant en connaissance de cause. Pour ne pas s’arrêter à mi-chemin, elle nécessite de prendre en compte les principaux effets que produit son enseignement en intégrant dans sa réflexion les résistances auxquelles elle s’expose en retour[17].
II. Ce que produit l’initiation à la sociologie et les résistances auxquelles elle s’expose en retour.
Aux origines des questionnements perpétuels sur sa scientificité.
La sociologie est une science plus familière qu’on ne pourrait le croire, puisque chacun a plus ou moins consciemment l’impression de la pratiquer quotidiennement. Cette sociologie spontanée présuppose que la connaissance du monde social serait « immédiatement transparente pour l’esprit » (Bourdieu et al., 2021 [1968], p. 158). Ces représentations communes reposent sur une connaissance pratique, très souvent implicite, du monde social qui permet à chacune de s’y repérer et d’agir. Dépasser les évidences que génère ce sens social est un préalable indispensable pour produire des connaissances scientifiques. De par son existence et son ambition scientifique, la sociologie dépossède donc les individus de la vérité de leur vision du monde social. Cette dépossession se redouble immanquablement de celle de la vision charnelle et affective qu’elles et ils ont d’eux-mêmes au sein de ce monde. En effet, les sociologues renvoient, par une position en surplomb[18], la vérité de chaque individu à un simple point de vue, une vue à partir d’un point qui « n’aperçoit jamais qu’une portion restreinte de l’horizon social »[19]. Cette dé-possession qui nécessite de tout apprentie sociologue qu’elle ou il reconnaisse et mette à distance ses prénotions donne à la sociologie « le triste privilège d’être sans cesse affrontée à la question de sa scientificité » (Bourdieu, 1981, p. 19-20).
Cette exigence exacerbée s’explique précisément car la sociologie fait socio-logiquement problème : « elle dévoile des choses cachées et parfois refoulées, comme la corrélation entre la réussite scolaire, que l’on identifie à l’ »intelligence » et […] le capital culturel hérité de la famille » (Bourdieu, 1981, p. 20). Cette seconde résistance est liée au fait « qu’elle enlève ce qui couvre, ce qui voile mais qui était déjà là » (Bourdieu, 1981), dans le cas cité précédemment, la croyance méritocratique. Montrer qu’une chose que l’on croyait jusque-là naturelle et donc éternelle est au moins partiellement une construction sociale est certes « une idée magnifiquement libératrice » mais aussi « une critique au moins implicite de l’ordre social » (Mauger, 2011b – c’est nous qui soulignons). Celle-ci se confronte inévitablement aux réactions de personnes « qui ne veulent pas savoir ou qui ne veulent pas que l’on sache et mettent dans l’intention du sociologue [et des personnes qui diffusent ses travaux] quelque chose qui n’y est pas, l’intention de dénonciation » (Bourdieu, 1981 – c’est nous qui rajoutons ; cf. également cette vidéo où Pierre Bourdieu explique le rôle de la sociologie).
La « neutralité » et « l’objectivité » des sociologues s’en retrouvent donc fermement contestées. Puisqu’« il n’y pas de force intrinsèque de l’idée vraie » (Spinoza, 1677), les sociologues – et plus précisément l’ensemble des sciences sociales – se retrouvent donc, malgré eux, pris dans une lutte pour imposer l’idée « vraie » face à d’autres visions du monde produites par les champs journalistique et politique (Bourdieu, 2022 [1995]). Bien que non-normative – Max Weber déclarait qu’« une science empirique ne saurait enseigner à qui que ce soit ce qu’il doit faire, mais seulement ce qu’il peut et – le cas échéant – ce qu’il veut faire » (Weber, 1965 [1904-1917], p. 125 – c’est nous qui soulignons) – la sociologie se voit fréquemment critiquée à travers l’expression de la « culture de l’excuse » (Lahire, 2016). Quand bien même ils ne sont ni des moralistes, ni des politiques, ni même des juges, les sociologues se retrouvent continuellement accusés d’excuser parce qu’ils expliquent. Défendre l’autonomie des sciences sociales face à ces attaques qui proviennent du champ politique, médiatique et parfois même de certaines chercheures en sciences sociales, devient dès lors un passage obligé pour tout enseignante en sociologie.
Rappelons si nécessaire que malgré le détournement de son sens premier par un usage polémique[20], la neutralité axiologique wébérienne ne veut en aucun cas dire que les sociologues n’engagent pas de rapports de valeurs dans leurs recherches. Comme tout un chacun les sociologues ne sont pas en apesanteur sociale mais bel et bien plongés dans le monde social qu’ils observent. Étant « dans le coup quoi qu’il[s] fasse[nt] » (Sartre, 2012 [1948], p. 230), qu’ils le veuillent, le sachent et le reconnaissent ou non, il leur est impossible d’être neutres. La non-imposition des valeurs à laquelle ils se soumettent de par leur profession nécessite donc qu’ils prennent conscience de ce que leurs valeurs peuvent induire sur la manière dont ils traitent leurs objets de recherches[21] et enseignent[22].
Les effets que la désagrégation du mythe de l’auto-détermination suscite.
En creux de ces critiques incessantes se trouve la notion de responsabilité individuelle et son corollaire, le libre-arbitre[23]. La sociologie remet en cause la vision d’un être humain libre sur lequel l’époque, le lieu et les groupes sociaux dans lesquels il vit n’auraient aucune influence. Cette contestation du mythe profondément intériorisé de l’auto-détermination amène la sociologie à être communément perçue comme étant déterministe. Si la sociologie questionne, comme toute science, la possibilité d’un effet sans cause[24], elle a un raisonnement qui ne correspond en rien à la représentation mécaniste des mécanismes sociaux qui en est fait. Les sociologues raisonnent de façon probabiliste : telle cause n’entraîne pas systématiquement tel effet mais a une certaine probabilité de le faire. Ils mettent à jour des tendances statistiques lourdes, ou plus précisément de régularités sociologiques dont la validité dépend toujours d’un contexte spatiotemporel particulier. L’explication fine des trajectoires dites improbables par une sociologie à l’échelle individuelle permet justement de montrer le caractère multiple des déterminismes contre une vision naïve du déterminisme.
C’est d’ailleurs ce pluridéterminisme qui permet de comprendre que l’exception confirme la règle de par « ses différences secondaires » (Lahire, 1995 ; Henri-Panabière, 2010), là où certains n’auraient vu que l’homogénéité apparente de la catégorie statistique[25].
Face à la mise au jour des déterminismes sociaux, les sociologues sont régulièrement accusés d’enfermer les individus dans un destin inévitable : la sociologie serait fataliste et pourrait même contribuer à reproduire l’ordre social par les effets performatifs de sa diffusion non-contrôlée. Or, contrairement aux déterminismes physiques et biologiques nous ne sommes pas impuissants face aux déterminismes sociaux[26] : ils sont le produit de l’histoire qui aurait pu être différente et qui peut encore l’être. C’est la connaissance fine des déterminismes qui rend possible « à [celles et] ceux qui le souhaitent, de transformer l’ordre des choses en toute connaissance de cause » (Bourdieu, 1993). Par conséquent, « ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire » (Bourdieu, 1993).
La seconde étape de cette initiation pourrait dès lors s’appuyer sur l’identification et l’explicitation des ressorts des principales résistances que la sociologie engendre. Il faudrait pour cela s’interroger systématiquement sur leurs présences dans chaque chapitre de sociologie afin de penser, dès la construction des séquences, la manière par laquelle le dispositif pédagogique les désamorcera.
III. Remise en cause des savoirs désintéressés et usages paradoxaux d’une science a priori dépourvue d’utilité pratique.
La question de l’utilité de la sociologie risque d’autant plus de se poser que le contexte politique et social contemporain remet en cause l’existence de savoirs désintéressés, c’est-à-dire ceux qui ne répondent pas immédiatement à une finalité pratique telle que la rentabilité ou la bonne gouvernance auxquelles renvoient plus facilement les deux autres disciplines centrales des Sciences Économiques et Sociales : l’économie et la science politique. Nous pouvons également faire l’hypothèse que l’utilitarisme des élèves s’est accru avec l’émergence du chômage structurel dans les années 1970 qui a intensifié la compétition scolaire à travers de nombreuses injonctions à l’insertion professionnelle que subit – bon gré mal gré – le système scolaire. La mise en place récente de Parcoursup et des spécialités dès la première semble également avoir modifié les rapports des élèves aux évaluations, qui comptent dorénavant pour l’orientation dans l’enseignement supérieur, ainsi qu’aux savoirs enseignés. Pris en tenaille entre la remise en cause des savoirs désintéressés et l’augmentation de l’utilitarisme des élèves l’enseignement de cette discipline a priori dépourvue d’utilité pratique pourrait dès lors gagner à mettre en avant ses usages paradoxaux.
La sociologie du bien-être et sa division du travail.
Les sociologues peuvent tout d’abord chercher à comprendre ce qui restreint ou dégrade le bien-être collectif en analysant les évolutions des sociétés via des indicateurs objectifs et subjectifs. On peut ici penser à la fameuse phrase d’Émile Durkheim dans l’ouvrage De la division du travail social : « La sociologie ne vaudrait pas une heure de peine si elle n’avait qu’un intérêt spéculatif. Si nous séparons avec soin les problèmes théoriques des problèmes pratiques […] c’est pour nous mettre en état de mieux les résoudre » (Durkheim, 1967 [1893], p. 42-43). Dans cet extrait Durkheim entend par problèmes pratiques l’ensemble des « pathologies sociales » : la misère et la pauvreté, les conflits, la violence, la surmortalité, les maladies, les suicides, etc. Il cherche à les expliquer dans le but explicite de pouvoir agir plus efficacement contre elles. Il s’agit donc de comprendre avant d’agir mais aussi de comprendre pour que d’autres puissent agir. C’est donc aux décideurs politiques et non aux sociologues qu’il incombe de proposer une transformation en vue d’une société plus juste. Pour ce faire ils doivent être tels « des traducteurs, forts de leurs connaissances en sciences sociales mais tout entiers tournés vers l’action » (Lahire, 2019). Le diagramme des sociologues et épidémiologistes britanniques Wilkinson et Pickett qui met en relation pour un ensemble de pays un indice de pathologie sociale et un indice d’inégalité de revenus illustre cette perspective de la sociologie du bien-être (Wilkinson, Pickett, 2013). Plus qu’une corrélation ils mettent en lumière un lien de causalité – les inégalités de revenus causent l’accroissement des pathologies sociales – sur lequel il est dès lors possible d’agir sciemment.
Les trois usages potentiellement libérateurs de la sociologie.
La seconde manière de répondre à la question de l’utilité de la sociologie consiste à mettre en avant ses usages libérateurs : « affirmer que « la sociologie est un sport de combat »[27], comme le faisait Pierre Bourdieu, c’est insister à la fois sur les fonctions collectives de contre-pouvoir et sur la capacité d’autodéfense intellectuelle que peut procurer à chacun la pratique quotidienne du raisonnement sociologique » (Gaubert et al., 2013, p. 15 ‒ c’est nous qui soulignons). Nous pensons avec d’autres qu’il est possible d’y ajouter un troisième usage potentiellement libérateur : la socioanalyse. Bien que n’ayant pas un objectif premier curatif ou thérapeutique, la sociologie n’est pas sans point commun avec la psychanalyse[28]. Sous-entendant que le plus personnel est le plus impersonnel, la « socioanalyse » ne « fait pas disparaître le malheur, mais elle donne à ceux qui l’éprouvent les moyens de maîtriser au moins la représentation qu’ils en ont » (Mauger, 2017). Elle permet également « d’imputer toutes les expériences [mal]heureuses, y compris les plus intimes et les plus secrètes, à des causes sociales [jusqu’alors] méconnues » (Mauger, 2017) contre lesquelles il est possible d’agir en connaissance de cause.
Conclusion
Une initiation réflexive pourrait dès lors s’appuyer sur trois principes pédagogiques : déconstruire les représentations ordinaires de la sociologie des lycéennes et lycéens en montrant ce qu’elle n’est pas et situer la discipline par rapport aux autres manières de décrire le social qu’ils connaissent (in)directement pour mieux être en mesure d’expliquer sa démarche dès son introduction (1) ; identifier les ressorts des principales résistances qu’engendre immanquablement l’initiation à la sociologie afin de les désamorcer en les intégrant le plus possible à la construction des séquences (2) ; et affirmer ses usages potentiellement libérateurs dès qu’une situation propice se présente (3). Cette proposition pourrait constituer un point de départ à l’élaboration d’une stratégie pédagogique rationnelle de l’enseignement de la sociologie en tant que science. Mais considérer la sociologie et les sciences du social comme étant des enseignements scientifiques au même titre que les sciences de la nature et les expérimentations qu’elles pratiquent dans leurs classes n’est pas sans conséquences. Cela implique en premier lieu de mettre les élèves en situation d’apprenties chercheures, faisant de l’enquête « la mère de toutes les batailles » (Baudelot, Robert, 2019) pour « initier au raisonnement sociologique » (Pétiniaud, 2016) et ainsi favoriser l’intériorisation progressive d’un esprit scientifique.
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