1 octobre 2024

L’histoire de la construction européenne est racontée, dans la grande majorité des cas, comme le résultat de la Seconde guerre mondiale, de la reconstruction de l’Europe après 1945 et du contexte de la Guerre froide. On connaît ce récit, bien rodé : au sortir de l’effroyable conflagration mondiale, le « plus jamais ça » avait nourri une vaste mobilisation fédéraliste, qui affirmait que l’unification politique du continent était une nécessité absolue, mais il butta sur les égoïsmes nationaux et les rêves de puissance globale de certains des vainqueurs de la guerre, notamment ceux des Britanniques, et ce fédéralisme n’aboutit qu’à la création de la coquille presque vide du Conseil de l’Europe ; incapables de s’unir par le haut, les Européens étaient aussi incapables de reconstruire le continent, et c’est l’incitation américaine, à travers le Plan Marshall, qui aboutit à la création de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), en 1948, amenant les Européens, au moins une partie de ceux de l’ouest, à apprendre à coopérer sur le plan économique, dans un contexte où les nouveaux quasi-empires américain et soviétique et les guerres coloniales affaiblissaient les États nationaux ; la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), puis la Communauté économique européenne (CEE), poursuivirent cet élan, l’intégration progressive du continent, pilotée notamment par un haut-fonctionnaire, Jean Monnet, devant se faire de manière détournée (puisque la tentative d’unification politique, « par en haut », avait échoué), en se concentrant sur des coopérations économiques, à forte dimension technique, et en comptant sur leur caractère apparemment apolitique pour contourner l’opposition à l’abandon de souveraineté. L’intégration européenne comme pacifisme, l’intégration européenne comme atlantisme, l’intégration européenne comme contournement technocratique de la politique : autant d’interprétations séduisantes, pour partie éclairantes, mais qui souffrent toutes d’une difficulté, l’oubli de l’histoire.

Blaise Wilfert
Maître de conférences en histoire contemporaine au Département de sciences sociales de l’ENS – Paris Sciences et lettres

L’intégration européenne ne date pas de 1957, ni de 1950, ni de 1945, en réalité. Les théories et les histoires de l’intégration européennes ont tendance à l’oublier un peu, même les plus historiennes : le principe fondamental de leur récit est que cette intégration s’est faite dans la CEE puis l’Union européenne (UE), d’une part, et d’autre part qu’elles sont des institutions et des dynamiques originales et neuves, pour le meilleur ou pour le pire. Au mieux, ces histoires et ces théories s’acquittent d’un devoir historique minimal en évoquant une préhistoire de l’intégration, manifestée par l’« idée d’Europe », depuis le XVIIIe siècle, soit une série de déclarations politiques prônant l’unification politique du continent, de l’abbé de Saint-Pierre à Coudenhove-Kalergi (voir notamment Saint-Gille, 2003), toutes plus ou moins utopiques eu égard aux circonstances de leurs temps, marqués par des conflits politiques et militaires violents entre puissances européennes. Cet européanisme « poétique », en quelque sorte, très souvent porté par des intellectuels éloignés du pouvoir[1], et de ce fait caractérisé par un mélange de radicalité et d’exaltation lyrique, est couramment opposé au prosaïsme de la CECA, puis de la CEE, qui affirmèrent travailler à l’unification du continent « par le bas », en passant par la coordination des activités économiques (par branche industrielle d’abord, pour toutes les activités économiques ensuite, en passant par un marché unifié), a priori les moins susceptibles de toucher aux aspects les plus visibles, les plus régaliens et les plus symboliques des États et de leurs bureaucraties. La succession est claire : jusqu’en 1950, les projets d’intégration européenne, à la foi lyriques, solennels et authentiquement politiques (au sens où ils posent comme prémisse la coordination des pouvoirs législatifs et exécutifs nationaux dans un ensemble institutionnel supérieur, qui les subsumerait), ont échoué systématiquement parce qu’ils se sont heurtés à la logique des États et des réalités géopolitiques ; ils n’ont pu commencer à se réaliser qu’à partir du moment où ils ont renoncé à une unification d’abord politique et ont prétendu unifier l’Europe en passant par des dispositifs apparemment infra-politiques, prosaïques, et techniques. Du côté des avocats du processus, l’intégration européenne avait enfin pu commencer parce qu’elle avait été confiée à de vrais spécialistes et non plus à des idéologues qui affolaient – ou amusaient – les tenants des pouvoirs nationaux ; du côté de ses détracteurs, le processus de la construction européenne que nous connaissons aurait consisté à contourner la politique, les États, les « nations » et donc la démocratie pour mettre en œuvre un agenda technocratique de plus en plus envahissant.

Pourtant, si l’on comprend l’intégration européenne, dans le cadre de l’UE, mais plus largement dans l’Europe d’après 1945, comme la construction d’une unité économique largement unifiée, l’invention d’une structure institutionnelle internationale qui a à la fois accompagné et stimulé cette intégration, et comme la progressive structuration d’une société civile et politique transnationale, alors on peut affirmer que notre intégration européenne n’est pas la première. De nombreux travaux d’historiens, de politistes et de sociologues ont pu en effet montrer comment, à partir de 1850 et jusqu’en 1890, 1914 ou 1930, en fonction des marqueurs que l’on retient, une intégration continentale a pu se réaliser, en lien étroit avec le déploiement progressif de l’industrialisation : autant d’éléments qui permettent d’évoquer une première intégration européenne qui, si elle a pris une forme (partiellement) différente de la nôtre, permet de contribuer à la repenser.

À partir de l’accord de libre-échange franco-anglais de 1860, négocié en secret par un militant du libre échangisme, Richard Cobden, et un théoricien des systèmes de circulations continentaux, Michel Chevalier, a été construit, au cours de la décennie suivante (Bairoch, 1997, tome 2, p. 307-311), notamment à l’instigation de l’Empire français, un système européen de traités de libre-échange de grande ampleur. En six ans, après le traité franco-anglais, la France signa six autres traités, et le Royaume-Uni quatre. Il s’agissait certes formellement de traités bilatéraux, mais ils s’appuyaient tous sur le principe de la clause de la nation la plus favorisée, ce qui fait que chaque traité bénéficiait de facto aux autres puissances signataires des traités précédents, et selon une logique de baisse cumulative des tarifs. Le libre-échangisme triomphait en Europe, et le « tournant » protectionniste des années 1880 ne changea pas cette dynamique, en réalité, malgré son importance dans les débats politiques de l’époque, jusque dans les années 1910 : bien sûr, le Reich allemand puis la France de la troisième République, notamment, érigèrent des barrières protectionnistes, entre la fin des années 1870 et le tarif Méline de 1892, mais non seulement ces tarifs étaient souvent sectoriels et d’une ampleur plutôt limitée, mais encore furent-ils de facto limités par la reprise de la dynamique des accords bilatéraux par l’Allemagne bismarckienne avec l’ensemble de l’Europe centrale, qui aboutit à construire une zone de libre-échange de très grande taille, célébrée en son temps par Keynes (1920, p. 65-6), à l’est du Rhin (Marsh, 1999, notamment le chapitre 3, le chapitre 4 et le chapitre 8). Le diagnostic a été bien établi par Paul Bairoch, depuis longtemps déjà : la vague protectionniste du dernier tiers du XIXe siècle ne remit en réalité pas en cause la très forte dynamique d’intégration économique internationale commencée au milieu du XIXe siècle : sur l’ensemble du XIXe siècle, le commerce international a été multiplié par 25, et l’augmentation de 100% en moyenne du niveau de protection des produits agricoles et industriels dans l’essentiel des pays industrialisés ou en cours d’industrialisation (à l’exception de la Grande Bretagne et des Pays-Bas) entre 1890 et 1914 n’a pas empêché une très forte augmentation du commerce international, surtout entre ces mêmes pays (80% du commerce des pays industrialisés se faisant alors avec d’autres pays développés, et donc principalement à l’intérieur de l’Europe), au cours de la même période.

La géopolitique du commerce européen de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle témoigne donc d’une intégration particulièrement forte, si l’on se fonde sur l’organisation géographique du commerce extérieur de ses différentes composantes : l’Europe continentale réalisait plus de 80% de son commerce avec elle-même dans les années 1860-1900, et toujours près de 80% dans les années 1910 (Bairoch, 1974, p. 572), alors que l’économie américaine était fortement montée en puissance entre ces deux dates, et que les empires ultra-marins des États européens s’étaient fortement étendus, ce qui aurait dû amener à une forte baisse de ce niveau d’intégration. En 1910, l’Europe présentait donc un taux d’intégration commerciale tout à fait comparable à celui de la CEE et de l’UE des années 1980-1990[2].

Une étude d’histoire économique plus sophistiquée, fondée sur l’utilisation de modèles d’équilibre généralisé et donc sur un travail de modélisation mathématique poussé, a été proposée par Lee Craig et Douglas Fisher, en 1997. Leur conclusion, après des analyses détaillées concernant la croissance, le système financier, les marchés de produits et de capitaux, est très claire : pour l’essentiel, l’ouest et le centre européens, et tout particulièrement si l’on considère leurs principales composantes (Royaume-Uni, France, Empire allemand, Empire d’Autriche-Hongrie, Italie), constituaient une économie intégrée, présentant des cycles d’investissement, de croissance et de prix très corrélés, et ce de manière croissante, entre 1880 et 1914 (Craig et Fischer, 1997). En histoire économique, les reconstitutions de ce genre qui sont les plus connues et les plus débattues sont celles auxquelles ont pu procéder Jeffrey Williamson et ses collaborateurs, principalement au cours des années 1990, au moment où il s’agissait de répondre à la question de savoir si la « mondialisation » alors en cours était inouïe ou pas, et où elle risquait de mener[3]. C’est ce contexte qui a amené à construire la notion de « première mondialisation », pour parler de la deuxième partie du XIXe siècle, par comparaison avec la « nôtre », celle des années 1980-2000 (ou 2020, selon les lectures), et évoquer donc un processus d’intégration massive des économies atlantiques qui aurait été brisée par la Grande Guerre et n’aurait été à nouveau égalée qu’après la chute du Mur de Berlin. Pour les historiens de cette intégration atlantique, le constat est clair : entre 1860 et 1914, les économies atlantiques[4] ont connu une forte convergence du prix du travail et du prix des marchandises, et les économies européennes une convergence encore plus nette et forte[5]. Le travail de Craig et Fisher, construit comme une transposition au cadre européen de ces travaux sur l’économie atlantique, peut être compris dans cette perspective : l’économie européenne a connu une forme d’intégration très poussée entre 1850 et 1914, et qui a même tendu à s’accélérer autour de 1900, et cette intégration européenne a ainsi représenté une part essentielle de la Première mondialisation.

Du point de vue macroéconomique donc, l’intégration européenne a déjà eu lieu, dans une large mesure, au cours du dernier tiers du XIXe siècle. Dans le récit des économistes qui ont travaillé sur la Première mondialisation, la cause de l’intégration de l’économie atlantique est attribuée principalement à la baisse des coûts de transport, et secondairement à la baisse des droits de douane opérée au cours du deuxième tiers du siècle. Toutefois, cette « explication » n’en est pas entièrement une, puisqu’il faut alors expliquer pourquoi ces coûts de transport ont alors tellement chuté, et il ne peut s’agit bien sûr, seulement, d’une question de technique : le télégraphe, qui fit chuter le prix de l’information, les voies ferrées, qui firent s’effondrer les prix du transport terrestre, les bateaux à vapeur, qui contribuèrent à accélérer la baisse du prix du fret (commencée dès le XVIIIe siècle), ne sont pas simplement des machines, mais des « systèmes techniques », pour reprendre le concept forgé par Bertrand Gille et utilisé de manière particulièrement efficace par François Caron (voir notamment Caron, 2010) pour penser notamment l’industrialisation de l’Atlantique nord. Pour faire fonctionner ces systèmes à grande échelle, qui ont transformé la productivité du travail, l’efficacité de l’information, les rendements de la terre et la rentabilité du capital, entre 1850 et 1930, il ne faut pas seulement des machines, mais aussi des personnes qualifiées pour les mettre au travail, de l’énergie pour les faire fonctionner, des standards techniques et des normes partagées pour les rendre interopérables, des modèles économiques et assurantiels pour les rentabiliser, et des régimes de politique internationale pour en rendre possible l’extension interrégionale.

Ces innovations techniques, ces machines et ces réseaux furent cruciaux pour le développement d’une société industrielle foncièrement transnationale et dont la dynamique d’expansion était nouvelle dans l’histoire humaine : cette révolution représenta un défi majeur pour tous les pouvoirs constitués, et notamment les pouvoirs d’États, et une solution cruciale qui fut inventée à l’époque, non sans difficultés, tâtonnements, et échecs, mais aussi avec des réussites remarquables, fut celle de l’organisation internationale, qu’elle fût intergouvernementale ou non-gouvernementale. Ces organisations internationales connurent leur vraie période de décollage[6] au cours des années 1860-1890 : on peut évoquer, parmi d’autres, l’Union télégraphique internationale en 1865, l’Union postale universelle en 1874, le Bureau international des poids et mesures (qui vise à unifier notamment la mesure du temps dans le monde) en 1875, l’Union internationale pour la protection de la propriété industrielle en 1883, l’International Railway Congress Association en 1884, ou encore l’Association permanente internationale des congrès maritimes en 1894, parmi d’autres. Il s’agissait, selon leurs déclarations liminaires, leurs proclamations et leurs règlements internes, de faciliter les circulations des biens, des informations, des inventions, des textes, des œuvres, des bateaux, et, pour y parvenir, de pousser à la convergence entre les législations de leurs États membres (voir notamment Murphy, 1994 et Laborie, 2010). L’industrialisation de l’Europe et des États Unis, à partir des années 1860, fut ainsi accompagnée, et en réalité rendue possible, étant donnée l’importance cruciale qu’y ont tenu les circulations transnationales de biens, de personnes, d’informations et de services[7], par une forme de « gouvernement mondial » ou de « gouvernance globale ».

Plus d’un historien de ces organisations et de leurs acteurs ont en effet souligné leur haut niveau d’interrelations, la circulation entre elles d’experts, de juristes, de hauts fonctionnaires, de system builders (sur cette notion, voir notamment Van Der Vleuten et al., 2007) au point de constituer une forme de « global governance »[8] cruciale pour l’invention d’un marché intégré et pour le renforcement des capacités des États à encadrer, réguler et orienter les flux. En 1914, plus de trente organisations de ce type étaient en fonctionnement, dans les domaines des infrastructures de transport et de communication, des droits de propriété intellectuelle et industrielle, de l’organisation du commerce, du droit du travail, de l’agriculture, de la santé, de l’éducation et de la recherche, ou encore des conflits interétatiques et de l’assistance aux étrangers[9]. Et bien sûr, c’est sans compter le tissu très dense des organisations internationales et transnationales non gouvernementales, une vaste « sphère transnationale » (sur cette notion, voir Rodogno et al., 2014) de plusieurs milliers d’organisations liées au mouvement ouvrier, au féminisme, aux ligues de moralité, au travail scientifique, à l’eugénisme, aux coopérations politiques entre les parlements et les villes, à l’éducation populaire, aux mutualismes, aux sports, à la vie religieuse ou au droit international.

On pourrait objecter qu’il s’agissait là d’unions à vocation mondiale et non spécifiquement européenne. Ce serait pourtant prendre pour argent comptant leur discours de justification. Léonard Laborie, notamment, a démontré comment cette apparente mondialité s’était largement appuyée sur l’intégration toute formelle d’entités politiques en réalité sous domination coloniale ou quasi-coloniale (le Libéria, la Tunisie, Haïti, les dominions britanniques), et qui de ce fait renforçaient le pouvoir des Européens face aux autres pays dans les votes internes à ces unions (le vote plural, par exemple, qui donnait à une puissance coloniale de facto une voix de plus par territoire dominé mais formellement indépendant, comme pour la France et la Tunisie). Plus encore, il explique combien l’intégration de régions non-européennes était en réalité le plus souvent passablement illusoire, puisque leur adhésion s’accompagnait de clauses d’exception, de report d’application, et que nombre de systèmes de coordination s’accompagnaient en réalité d’un double standard, opposant un « régime européen » et un « régime extra-européen »[10]. En cela, ce système de « gouvernance globale » correspondait en réalité à un « monde européen » (Saunier, 2012, p. 44), non pas seulement au sens où il aurait été eurocentrique, mais aussi au sens où s’est élaborée en Europe une dynamique spécifique, « pour le monde », avec notamment Bruxelles, ville ô combien européenne et impériale, comme « district fédéral du monde » (Herren, 2001, p. 140).

Une autre objection pourrait être que ces unions étaient profondément techniques, et qu’elles n’emportaient pas avec elles de projet réellement politique, concernant la définition même des collectivités et de leur organisation. Ce serait faire fi, d’abord, des nombreuses proclamations, par les acteurs de ces unions et organisations mêmes, selon lesquelles leur objectif était, en réalité, de permettre la pleine réalisation d’objectifs foncièrement politiques, et présentés comme universalistes, comme l’établissement de la paix parmi les hommes par le commerce, la libre circulation, le libre-échange, l’échange universel des idées, le respect du droit fondamental de propriété, l’instruction universelle. Ce serait faire fi, ensuite, de la théorisation de ces proclamation par un certain nombre de penseurs des relations internationales. Ce type de justification, pour l’essentiel libéral, progressiste, universaliste et mondialiste, a été notamment décrit comme un internationalisme libéral, puisant à Adam Smith, Immanuel Kant, Jeremy Bentham et Auguste Comte, sous la forme que lui donne par exemple un Paul Reinsch dans son ouvrage The Public International Unions en 1911, lui-même précurseur en cela des travaux de Leonard Woolf (International Government, 1916), David Mitrany (A working peace system, 1943), Ernst Haas (The uniting of Europe, 1958) et Robert Keohane (After Hegemony – Cooperation and Discord in the World Political Economy, 1983)[11]. Il a été présenté comme un pacifisme universaliste, par exemple par Louis Renault, conseiller éminent du ministère des affaires étrangères français dans les années 1890, spécialiste des unions (voir notamment Renault, 1896), membre de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye et inventeur du thème du congrès international de sciences politiques de 1900, « Les États-Unis d’Europe » (Laborie, 2010, p. 20-21). Il a été présenté comme un internationalisme technocratique, présent dès les premiers essais de Michel Chevalier[12] dans les années 1830 et se prolongeant tout au long de la deuxième moitié du XIXe siècle, autour de l’Union télégraphique internationale, des premières unions ferroviaires et de l’institut international de l’agriculture créé lors du congrès de Rome en 1905, par exemple, et développant donc une croyance commune en la capacité des « experts », jusqu’aux temps de la CECA, à faire le bien des peuples européens par la construction de systèmes techniques et de réseaux de circulations et d’échanges (c’est tout l’objet du livre de Kaiser et Schot, 2014). Il a même été présenté comme une world culture[13], une culture mondial(iste), dont la première manifestation décisive du point de vue de ses effets daterait précisément du troisième tiers du XIXe siècle et des premières organisations internationales « techniques » (Boli et Thomas, 1999).

Conclusion

L’internationalisme technocratique, la world culture naissante, le dynamisme de la « sphère transnationale », ont donc produit une « intégration cachée »[14] de l’Europe à la fin du XIXe siècle. Le projet d’une union européenne n’est pas récent, et cela fait longtemps qu’il est lié à l’idée de rendre la guerre impossible d’abord pour le continent puis pour le monde entier, au moins depuis le XVIIIe siècle. Beaucoup de récits voient dans l’européisme du XIXe siècle la poursuite de cette tradition utopique, fondée sur l’idée d’une vaste confédération au niveau étatique, renonçant à la guerre et constituant une entité politique européenne par le haut. Au contraire, on peut affirmer que le dernier tiers du XIXe siècle, notamment dans le sillage de l’industrialisation et du déploiement du libéralisme, a vu se développer le projet d’une union européenne, puis mondiale, qui serait fondée sur des circulations facilitées par de vastes réseaux technico-administratifs, sur des normes convergentes, et sur des principes cosmopolitiques concrètement expérimentés, notamment en matière de droits civils et sociaux.

Ce projet, qu’on pourrait décrire comme libéral-fonctionnaliste, s’est dans une certaine mesure réalisé, notamment en s’appuyant sur un nouvel outil politique, l’organisation internationale, au point d’établir une série de réseaux, d’unions, de systèmes techniques et de convergences normatives qui sont toujours vivants à notre époque et sans lesquels notre Europe n’existerait pas. Il s’est appuyé sur une logique de gouvernement qu’on pourrait dire multi-niveaux, articulant dynamiques transnationales, principes cosmopolitiques, et inter-nationalisation qui, bien loin d’être opposée à la construction de l’État national et à la nationalisation des sociétés, l’a très largement favorisée, accélérée et élargie, en promouvant sur tout le continent l’articulation entre organisation de la société civile sur un mode national, inter-nationalisation du droit et convergence des normes. Sans qu’il y ait eu constitution d’un organe central de coordination et d’orientation de cette inter-nationalisation à l’échelle du continent, on peut donc parler d’une réelle intégration cachée de l’Europe au cours des années 1850-1914. Et même si on ne peut établir de lien causal clair et simple, il faut souligner que cette intégration normative, institutionnelle, technique et administrative a correspondu à une forte convergence économique européenne, que l’on peut repérer dans la convergence des prix de la terre, des capitaux, des marchandises et du travail, mais aussi dans la synchronisation croissante des crises, des cycles de croissance et des institutions économiques nationales.

Pour l’historien, dater, c’est définir. L’intégration européenne, y compris dans le sens où nous l’entendons, n’est pas récente. Elle est étroitement liée à l’industrialisation elle-même, qui a produit, dès le milieu du XIXe siècle, d’autres processus d’intégration de grande taille[15]. Notre construction européenne n’est pas la première, elle n’est pas la seule, et elle se concatène étroitement avec celles qui l’ont précédée. Comme l’intégration précédente, dont elle reprend bien des lignes, elle est étroitement liée à la montée en puissance de l’État national pour réguler et encadrer l’énorme transformation qu’impose l’industrialisation de notre monde. Elle est donc, en fait, bien plus politique qu’on ne l’a dit, dès ses premiers temps, dans les années 1950 : visant à reconstituer une économie européenne et une dynamique de croissance dans un continent dévasté par la guerre et par des décennies de politiques impériales anti-libérales, elle a retrouvé des méthodes et des techniques de fonctionnement qui avaient pour une part déjà été éprouvées, et qui consistaient d’abord à inventer les cadres inter-nationaux de la régulation de dynamiques transnationales extrêmement puissantes.

Notes

[1] À l’exception bien sûr du Mémorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne, présenté le 1er mai 1930 à la tribune de la Société des Nations par Aristide Briand, alors Ministre des affaires étrangères de la République française, et qui fut corédigé par le poète et diplomate Alexis Léger (alias Saint-John Perse, en littérature) et le diplomate Jacques Fouques Duparc.

[2] On peut comparer les taux de la fin du XIXe siècle avec ceux établis par Fligstein et Mérand, 2005, p. 173.

[3] Parmi une forêt de titres, voir avant tout Williamson, 1996 ; O’Rourke et Williamson, 2001 ; Bordo et al., 2007 ; le livre de Suzanne Berger, Notre première mondialisation : leçons d’un échec oublié (2003), bien mieux connu des lecteurs francophones, n’est pour l’essentiel que l’écho de cette bibliographie passionnante.

[4] Williamson teste en réalité, dans ses études, un ensemble d’économies nationales, modélisées à partir de statistiques rétrospectives et indigènes, qui inclut l’Australie, l’Argentine, la Belgique, le Brésil, le Canada, le Danemark, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Irlande, l’Italie, les Pays-Bas, la Norvège, le Portugal, l’Espagne, la Suède et les États-Unis.

[5] Sur cette différence dans le niveau de convergence, encore beaucoup plus forte si on exclut l’Amérique du Nord de l’échantillon, voir notamment Williamson, 1996, p. 278, figure 1.

[6] J’utilise ici un terme similaire à celui qu’utilisa Walt Rostow pour caractériser notamment le changement de régime de l’économie anglaise à partir des années 1810-1820, et plus largement le moment où se produit la forte hausse dans l’investissement en capital qui permet ensuite d’augmenter la production (par exemple dans Rostow, 1991, p. 4-16).

[7] Sur ce point, voir notamment, chez Patrick Verley, la notion d’« échelle du monde », pour désigner la dynamique intrinsèquement expansionniste et transnationalisante de l’industrialisation, dès le milieu du XIXe siècle (Verley, 1997).

[8] Craig Murphy utilise explicitement ce terme pour évoquer la fin du XIXe siècle, dans Murphy, 1994, notamment dès le titre de l’ouvrage.

[9] Une liste est établie par Craig Murphy dans Murphy, 1994, p. 47-48.

[10] C’est notamment le cas pour le système postal, cf. Laborie, 2010, p. 17-8.

[11] C’est notamment la perspective de Craig Murphy dans Murphy, 1994, p. 16-7.

[12] Michel Chevalier, homme politique français, a été un des artisans du traité franco-britannique de libre-échange « Cobden-Chevalier » évoqué plus haut.

[13] Tout d’abord dans les travaux néo-institutionnalistes de l’École de Stanford, dès les années 1970, autour de John Meyer. Pour une mise en perspective après deux décennies d’études empiriques : Meyer et al., 1997.

[14] Wolfram Kaiser et Johan Schot, parmi d’autres, utilisent le terme « hidden integration » dans Kaiser et Schot, 2014, notamment p. 5.

[15] On pense bien sûr à la construction des États-Unis comme un espace économique, politique et social unifié, un processus qui a pris des décennies, à partir du milieu du XIXe siècle, et connu des heurts évidemment majeurs, comme la guerre de Sécession.

Bibliographie

Bairoch P., 1974, « Geographical structure and trade balance of European foreign trade from 1800 to 1970 », The journal of European economic history, vol. 3, n° 3, p. 557-608.

Bairoch P., 1997, Victoires et déboires : histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard.

Berger S., 2003, Notre première mondialisation : leçons d’un échec oublié, traduit par Richard Robert, Paris, Seuil.

Boli J., Thomas G. M., 1999, Constructing World Culture: International Nongovernmental Organizations since 1875, Palo Alto, Stanford University Press.

Bordo M. D., Taylor A. M., Williamson J. G., 2007, Globalization in historical perspective, Chicago, University of Chicago Press.

Caron F., 2010, La dynamique de l’innovation. Changement technique et changement social (XVIe-XXe siècle), Paris, Gallimard.

Craig L. A., Fisher D., 1997, The integration of the European economy, 1850-1913, New York, Palgrave Macmillan.

Fligstein N., Mérand F., 2005, « Mondialisation ou européanisation ? », Terrains travaux, vol. 8, no 1, 2005, p. 157‑93.

Herren M., 2001, « Governmental internationalism and the beginning of a New World Order in the late Nineteenth Century », in Geyer M. H., Paulmann J., The mechanics of internationalism. Culture, society, and politics from the 1840s to the First World War, Oxford, Oxford University Press, p. 121-144.

Kaiser W., Schot J., 2014, Writing the rules for Europe: Experts, cartels, and international organizations, New York, Palgrave Macmillan.

Keynes J. M., 1920, The economic consequences of peace, New York, Harcourt Brace and Howe.

Laborie L., 2010, L’Europe mise en réseaux : la France et la coopération internationale dans les postes et les télécommunications (années 1850-années 1950), Lausanne, Peter Lang.

Marsh, P. T., 1999, Bargaining on Europe: Britain and the first Common Market, 1860-1892, New Haven (Conn.) London, Yale University Press.

Meyer J. W., Boli J., Thomas G. M., Ramirez F. O., 1997, « World Society and the Nation‐State », American Journal of Sociology, vol. 103, n° 1, p. 144‑81.

Murphy C. N., 1994, International organization and industrial change: Global governance since 1850, Cambridge, Polity press.

O’Rourke K. H., Williamson J. G., 2001, Globalization and history: The evolution of a nineteenth-century atlantic economy, Cambridge, MIT Press.

Renault L., 1896, « Les Unions internationales. Leurs avantages et leurs inconvénients », Revue générale de droit international public, vol. 28, p. 14-26.

Rodogno D., Struck B., Vogel J., 2014, Shaping the Transnational Sphere: Experts, Networks and Issues from the 1840s to the 1930s, New York City, Berghahn Books.

Rostow W., 1991, The stages of economic growth, Cambridge, Cambridge University Press.

Saint-Gille A.-M., 2003, La « Paneurope ». Un débat d’idées dans l’entre-deux-guerres, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne.

Saunier P.-Y., 2012, « La secrétaire générale, l’ambassadeur et le docteur. Un conte en trois épisodes pour les historiens du “monde des causes” à l’époque contemporaine, 1800-2000 », Monde(s), vol. 1, no 1, p. 29‑46. En ligne : https://doi.org/10.3917/mond.121.0029

Van Der Vleuten E., Anastasiadou I., Lagendijk V., Schipper F., 2007, « Europe’s system builders: The contested shaping of transnational road, electricity and rail networks », Contemporary European History, vol. 16, no 3, p. 321‑47.

Verley P., 1997, L’échelle du monde : essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris: Gallimard.

Williamson J. G., 1996, « Globalization, convergence, and history », The Journal of Economic History, vol. 56, n° 2, p. 277-306.