5 septembre 2023

Nul n’ignore aujourd’hui la profonde crise du recrutement qui frappe désormais l’Éducation Nationale. Au cœur du discours médiatique depuis plusieurs mois le problème fait l’objet d’une prise en charge politique, cantonnée pour l’essentiel à des mesures de revalorisation salariale pour partie conditionnées à l’acceptation par les enseignants de nouvelles tâches. Or, la lecture de l’ouvrage Enseignants. De la vocation au désenchantement de Sandrine Garcia laisse penser que de telles mesures ne suffiront probablement pas à résoudre cette crise, tant ses causes s’avèrent profondes et irréductibles aux seules considérations pécuniaires. En analysant le phénomène des démissions – sèches ou différées – de professeurs des écoles Sandrine Garcia dévoile en effet l’existence de mécanismes divers qui freinent actuellement la naissance de la « vocation » enseignante, en entravent l’entretien et participent, in fine, à la production d’un véritable « désenchantement » professionnel.

David Descamps
Agrégé de SES, docteur en sociologie

Agathe Foudi
Agrégée de SES, doctorante en sciences politiques

Après avoir présenté dans le premier chapitre de son ouvrage les modalités de son enquête et les spécificités du corpus d’enseignants étudié – ceux-ci se distinguent par la possession de ressources facilitant leur démission [1] –, Sandrine Garcia montre dans le second tout ce que ces démissions doivent au contexte socio-politique, et notamment aux effets exercés par le nouveau management public sur les conditions d’exercice du métier enseignant. Selon son analyse la contraction des moyens humains (effectifs d’enseignants, d’agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles – Atsem –, d’auxiliaires de vie scolaire – AVS) depuis les années 2000, combinée à l’accroissement des exigences en matière d’investissement professionnel au service des « usagers » [2], s’est traduite par un alourdissement du travail des enseignants, une réduction de leur autonomie pédagogique et une gestion plus contrainte de leur temps. Si ces phénomènes concernent tous les professeurs des écoles, ils exercent des effets variables selon le degré d’ancienneté de ces derniers : là où ces facteurs font « obstacle à la socialisation professionnelle des stagiaires » et conduisent à « une projection impossible » (p. 89) dans le métier, ils alimentent chez les enseignants plus expérimentés « un sentiment d’usure » (p. 92) et une « précarité subjective » (p. 102).

Néanmoins, si l’intensification et la « déstabilisation permanente » (p. 92) du travail des professeurs des écoles peuvent être sources de démission, l’origine de ce phénomène réside aussi dans les modalités concrètes de leur formation pédagogique. Revenant sur les transformations des enjeux et du contenu de cette formation dans le troisième chapitre de l’ouvrage, Sandrine Garcia montre que l’on a assisté au passage du « modèle sacral » (p. 108) – basé sur la « transmission de techniques d’enseignement » (p. 108) du formateur à l’enseignant stagiaire – au modèle du « praticien réflexif » (p. 110) : désormais sommé « de ne pas reproduire l’existant » (p. 111), l’enseignant stagiaire doit constamment innover et construire des situations d’apprentissage amenant les élèves à s’approprier par eux-mêmes les savoirs. Or, avec la dégradation des conditions d’exercice du métier, l’« injonction à l’autoformation » (p. 126) au cœur de ce second modèle place les enseignants débutants dans un inconfort aux formes variables, allant de la posture critique à l’égard de la formation à diverses formes de malaise professionnel dont les effets sont redoublés par le fort contrôle pédagogique exercé par les inspecteurs.

La question des rapports hiérarchiques est justement au cœur du quatrième chapitre, dans lequel Sandrine Garcia défend l’idée d’une « rehiérarchisation des relations entre inspecteurs et enseignants » (p. 159). Malgré leur liberté pédagogique, les professeurs des écoles sont traités comme des « cadres en position d’exécutants » (p. 157), subissant une « violence managériale » (p. 158) qui confine parfois au harcèlement. Ainsi, tandis que les manières d’enseigner des novices font l’objet d’un contrôle visant à les conformer à l’orthodoxie pédagogique, celles des plus expérimentés sont ruinées par la hiérarchie quand elles ne correspondent pas à ses attentes. Si les situations décrites révèlent surtout que, dans l’ensemble, « le rapport insuffisamment révérencieux à la hiérarchie est sanctionné » (p. 201), Sandrine Garcia observe tout de même des attitudes assez différenciées parmi les inspecteurs, certains pouvant parfois offrir un peu de compassion, voire du soutien, aux professeurs.

Enfin, dans le cinquième et dernier chapitre de l’ouvrage, Sandrine Garcia s’intéresse à quelques-uns des enseignants démissionnaires qui avaient initialement dévié de « leur destin de classe » (p. 239) et cherche à apprécier la manière dont le passage par le métier d’enseignant s’inscrit dans leur trajectoire sociale. Selon l’auteure, tandis que certains en viennent à « retrouver une position sociale plus conforme à leurs ressources initiales » (p. 239), d’autres parviennent à renouer avec leurs « véritables aspirations ». En quittant un métier déclassé du fait de la dégradation de la qualité du travail qui y est associé, ces enseignants réussissent ainsi, objectivement ou subjectivement, à se reclasser d’une manière qui leur est manifestement profitable.

Construit de manière très pédagogique grâce aux introductions et bilans proposés dans chaque chapitre, l’ouvrage de Sandrine Garcia est aussi agréable à lire du fait de l’alternance qu’il propose entre l’analyse socio-historique de la profession, les descriptions de « portraits » d’enseignants démissionnaires et la lecture analytique d’extraits d’entretiens ethnographiques : même si on peut regretter que ces éclairages ne soient pas davantage complétés par un recours plus affirmé aux données statistiques, ceux-ci permettent d’accéder à une compréhension assez fine des mécanismes socio-institutionnels qui œuvrent à la démobilisation enseignante.

Du reste, et bien que l’ouvrage porte sur les seuls professeurs des écoles, la mise en lumière des processus entravant la vocation enseignante permet, à l’appui de la littérature sociologique que Sandrine Garcia mobilise, de cerner de manière convaincante une large partie des sources du malaise qui frappe l’ensemble du monde enseignant. Si ce travail de recherche devrait donc intéresser des enseignants de tout niveau, les collègues de SES pourront en plus y trouver des éléments utiles aux enseignements qu’ils délivrent. En rattachant « la notion de « déclassement » à la qualité du travail, à la qualité du statut effectivement reconnu aux individus et au mode de vie que le travail rend possible par la place qu’il occupe » (p. 238), Sandrine Garcia propose une analyse du déclassement des enseignants pouvant notamment enrichir le chapitre de terminale sur la mobilité sociale. De même, les développements menés sur la « précarité subjective » (p. 102) des enseignants expérimentés pourraient fournir une bonne illustration des analyses de Danièle Linhart susceptibles d’être abordées en terminale dans le chapitre relatif aux évolutions du travail et de l’emploi.

Mais si cet ouvrage possède selon nous une résonance particulière, c’est qu’au-delà de son intérêt scientifique il dispose d’une réelle portée militante. En montrant que la rationalisation gestionnaire qui s’opère dans l’Éducation Nationale bloque actuellement les vocations naissantes et fait vaciller les vocations existantes, il offre aux enseignants la possibilité de saisir en quoi la violence que l’institution leur réserve aujourd’hui est bien le produit d’un nouveau mode de gestion du personnel et peut les inviter à s’emparer des instruments collectifs de lutte nécessaires pour y résister.