À partir des indices de position sociale (IPS) attribués aux lycées et de l’écart-type de ces indices, cet article défend l’existence d’une ségrégation socio-scolaire entre les lycées disposant de filières générales et technologiques fondée sur le clivage public/privé. Après avoir caractérisé cette ségrégation, nous montrons qu’elle apparaît d’autant plus marquée que la concurrence locale entre les lycées privés et publics sur le marché scolaire est forte, que les établissements privés y sont peu nombreux et que les inégalités économiques qui frappent la population sont importantes. Afin d’apporter un éclairage au processus ségrégatif, nous analysons ensuite les stratégies des familles favorisées qui jouent un rôle clef dans la ségrégation par le haut. Nous défendons que le choix du privé répond pour ces familles à un enjeu de reproduction sociale et expliquons qu’elles trouvent dans ces établissements un moyen de transmettre à leurs enfants différents types de capitaux.
« Persuadée que l’école doit permettre à chaque jeune motivé et compétent d’avoir accès aux filières d’excellence et ce, quelle que soit son origine sociale, l’Institution Saint-Dominique accueille chaque année au lycée deux ou trois élèves de collèges de banlieues défavorisées. En contrat d’association avec l’État, elle participe ainsi au service public d’éducation en les aidant à construire leur propre parcours […] ».
Source : Présentation des pépinières d’excellence de l’institution Saint-Dominique de Neuilly-sur-Seine (IPS : 152,1 ; IHS : 16,3)
https://www.saintdominique.net/les-plus-de-st-do/ecole-inclusive/pepinieres-d2019excellence.
Consulté le 13 juin 2023.
David Descamps
Professeur de SES,
Docteur en sociologie,
Chercheur associé au Clersé
Martin Siloret
Professeur de SES,
Docteur en histoire contemporaine
Introduction[1]
Dans la hiérarchie des lycées, il fait peu de doute que les critères scolaires ont un poids déterminant. Le classement national des lycées établi par Le Figaro étudiant à partir des indicateurs fournis par le ministère de l’Éducation nationale affiche par exemple comme seuls indicateurs immédiatement visibles les taux de réussite au baccalauréat et de mentions obtenus par les élèves[2]. Louis-le-Grand, 100 % de réussite et 99 % de mentionnés caracole en tête de ce classement, suivi par Stanislas qui présente quant à lui 100 % de réussite et de mentionnés. Si la hiérarchie entre établissements apparaît ainsi, au premier abord, exclusivement scolaire, elle ne peut être déliée de facteurs sociaux dans la mesure où la réussite scolaire des élèves n’est pas indépendante de leur origine sociale (Bourdieu et Passeron, 1964 ; Bourdieu et Passeron, 1970 ; Boudon, 1973 ; Meuret et Morlaix, 2006).
À l’appui des données fournies par le Ministère de l’Éducation nationale, de nombreuses études se sont intéressées aux déterminants de la hiérarchie scolaire au niveau des collèges (Barthon et Monfroy, 2006 ; François et Poupeau, 2008), en insistant parfois sur le rôle exercé par le clivage public-privé (Oberti, 2023). Jusqu’à présent, il existait en revanche un angle mort au niveau des lycées dans la mesure où le ministère de l’Éducation nationale se refusait de dévoiler les données clef pour analyser statistiquement les fondements sociaux de la hiérarchie entre ces établissements. De ce point de vue, la divulgation récente[3] des données relatives à l’indice de position sociale (IPS) des lycées change la donne puisqu’elle fournit aux chercheurs des indicateurs leur permettant d’explorer plus finement les déterminants sociaux de cette hiérarchie et d’évaluer le rôle que peut y jouer le clivage entre lycées publics et lycées privés.
Dans cet article, notre objectif consistera ainsi à caractériser les sources de la hiérarchie scolaire entre lycées, en particulier entre secteurs public et privé, et à étudier le rôle joué par les stratégies des familles et des établissements dans la production de cette hiérarchie. Pour cela, nous nous appuierons sur le fichier de données relatives aux indices de position sociale des lycées (rentrée 2021-2022), qui présente pour chaque établissement l’indice moyen des élèves qui y sont scolarisés ainsi que l’écart type de ces indices, lequel constitue un indice d’hétérogénéité sociale (désormais noté : IHS) de la population scolarisée au sein de ces établissements. Nous mobiliserons également le fichier (2022) des indicateurs de valeur ajoutée des lycées (qui fournit les taux de réussite et taux de mentionnés au baccalauréat) ainsi que quelques autres indicateurs de la statistique publique se rapportant aux caractéristiques des communes dans lesquelles les établissements qui constituent notre champ d’étude sont implantés : taille de la commune, revenu fiscal moyen de sa population et part des contribuables assujettis à l’impôt sur la fortune immobilière.
Dans ce cadre, nous verrons d’abord que la hiérarchie qui s’établit entre lycées disposant de filières générales et technologiques (désormais nommés « lycées GT ») est liée à un phénomène ségrégatif qui s’appuie sur le clivage public/privé, mais que l’impact de celui-ci dépend des configurations territoriales et de la concurrence existante entre lycées à l’échelle locale. Puis, en nous appuyant sur la littérature scientifique existante, nous développerons ensuite plusieurs hypothèses afin d’expliquer comment cette ségrégation, dont bénéficient fortement certains lycées privés, peut découler des stratégies des familles les plus favorisées afin d’offrir à leurs enfants des capitaux de différente nature.
I. Les fondements ségrégatifs de la hiérarchie entre lycées GT
Le système scolaire n’est pas un bloc homogène, mais bien un univers hiérarchisé où les écoles, les collèges, les lycées, les universités disposent de positions objectivement et subjectivement différenciées. L’enjeu de cette partie est de dresser au niveau des lycées GT les lignes pertinentes de la hiérarchie scolaire[4] qui les traverse et ses déterminants. Nous y défendrons que cette hiérarchie est en réalité socio-scolaire et qu’elle recoupe le clivage public/privé, mais de manière variable selon les propriétés locales du marché scolaire.
A. Des lycées hiérarchisés suivant un clivage public/privé
Conformément à toute une tradition de travaux sociologiques objectivant le caractère déterminant de l’origine sociale des élèves sur l’obtention du baccalauréat et des mentions (Goux et Maurin, 1997 ; Duru-Bellat et Kieffer, 2008 ; Place et Vincent, 2009 ; Vanhoffelen, 2010 ; Rochex, 2013), il ressort des données mobilisées pour notre analyse que la hiérarchie scolaire qui s’établit entre les lycées GT est étroitement liée à la disparité de leur niveau moyen d’IPS. Si, en lien avec la démocratisation scolaire, la plupart des lycées affichent à présent un taux de réussite élevé[5], ce taux reste toujours corrélé à l’origine sociale des élèves[6]. Néanmoins, la corrélation avec l’origine sociale est encore plus nette en ce qui concerne l’obtention des mentions[7], laquelle est devenue un critère de distinction[8] entre établissements. De fait, les élèves des 9 % des lycées les plus favorisés (IPS > 135) ont obtenu deux fois plus souvent une mention au baccalauréat que ceux des 8 % des lycées les moins favorisés (IPS < 95). La hiérarchie scolaire entre lycées s’articule ainsi toujours dans une très large mesure à la hiérarchie sociale et constitue donc une hiérarchie socio-scolaire.
Mais, si la disparité des niveaux moyens d’IPS associés aux lycées GT constitue un déterminant clé de la hiérarchie socio-scolaire qui s’établit entre eux, le degré, fort variable, d’hétérogénéité sociale qui caractérise ces établissements apparaît lui aussi comme une dimension importante de cette hiérarchisation (Tableau 1). Aussi, s’il n’est pas étonnant d’observer que les lycées disposant d’IPS intermédiaires (compris entre 105 et 125) sont les plus mixtes socialement (moins de 10 % d’entre eux ont un IHS inférieur à 32), il est intéressant de constater que ce n’est pas dans les lycées les moins favorisés (IPS < 105) que la mixité sociale est la plus faible, mais bien dans les lycées très favorisés (IPS > 125). De fait, parmi ces derniers, 45,2 % sont très homogènes socialement (IHS < 32), contre seulement 25,1 % des lycées les moins favorisés. C’est donc bien au sommet de la hiérarchie socio-scolaire que se concentre l’homogénéité sociale des publics scolaires.
Lecture : les lycées GT ayant un IPS compris entre 60 et 105 et un IHS compris entre 3 et 32 présentent un taux moyen de réussite au baccalauréat de 88,9 % et un taux moyen de mention de 44,1 %. Parmi les lycées GT ayant un IPS compris entre 60 et 105, 25,1 % disposent d’un IHS compris entre 3 et 32.
Champ : Ensemble des lycées généraux et polyvalents de France métropolitaine et DROM dotés d’un IPS en voie générale et technologique et d’indicateurs de valeur ajoutée (n= 2311)
Source : « Indices de position sociale dans les lycées de France métropolitaine et DROM (Rentrée scolaire 2021-2022) », data.education.gouv.fr ; « Indicateurs de valeur ajoutée des lycées d’enseignement général et technologique (année 2022) », data.education.gouv.fr.
Au total, ces résultats indiquent que les lycées GT n’échappent pas au phénomène ségrégatif (Felouzis et Perroton, 2009 ; Merle, 2012). Il faut relever en effet que, si la plupart des lycées GT disposent de résultats « moyens » et d’un public socialement hétérogène, ceux qui affichent les résultats scolaires les plus faibles et ceux qui affichent les résultats les plus élevés accueillent par contre une population aux caractéristiques sociales spécifiques. Ainsi, les lycées qui affichent les résultats les plus faibles disposent d’une population à la fois homogène et socialement défavorisée (ségrégation par le bas), tandis que les lycées qui présentent les résultats les plus élevés disposent d’une population à la fois homogène et socialement favorisée (ségrégation par le haut). La ségrégation qui affecte les lycées peut donc bien être qualifiée de socio-scolaire puisque l’inégale répartition sociale des élèves recoupe l’inégale distribution des résultats de ces établissements.
Les données fournies par le ministère attestent en outre du fait que le phénomène ségrégatif que rencontrent les lycées GT n’est pas indépendant du clivage public/privé. En effet, les spécificités de l’enseignement privé en matière de recrutement lui offrent la possibilité de scolariser une population très différente de celle qui fréquente l’enseignement public (Graphique 1). Par rapport à la population des lycées GT publics, celle des établissements privés est déjà bien plus favorisée socialement : à l’échelle nationale, l’IPS moyen des lycées GT privés s’élève en effet à 122,9, contre seulement 111,1 pour les lycées GT publics, soit un écart de 11,8 points d’IPS. Mais il s’agit également d’une population plus homogène socialement puisque les lycées GT privés ont en moyenne un IHS de 31,8, contre 34,7 pour les établissements publics. Toutefois, ce qui est le plus remarquable ne réside pas tant dans ces écarts de moyennes que dans la sur-représentation des établissements privés parmi les lycées GT les plus favorisés et les plus homogènes. Ainsi, alors que les lycées GT privés ne représentent que 33,4 % de l’ensemble des lycées GT composant notre champ d’étude, ils constituent 85,8 % de ceux qui sont à la fois les plus favorisés et les plus homogènes (IPS > 125 et IHS < 32). Inversement, les lycées GT privés sont fortement sous-représentés parmi les plus défavorisés (IPS < 105), dont ils ne composent que 13,5 % des établissements. Comme en atteste le graphique 1, la distribution des lycées GT publics et privés suivant les critères de position et d’hétérogénéité sociales des populations est donc très loin d’être homogène. Tandis que les lycées publics dominent plutôt sur la gauche de la distribution et sur le haut (établissements peu favorisés et hétérogènes), les lycées privés sont sur-représentés sur la droite et sur le bas (lycées très favorisés et homogènes). Observées ici au travers de l’IPS et de l’IHS, les conditions sociales les plus favorables à la réussite scolaire ne sont donc pas également distribuées entre les lycées GT : ce sont surtout les établissements privés qui en bénéficient[9].
Champ : Ensemble des lycées généraux et polyvalents de France métropolitaine et DROM dotés d’un IPS en voie générale et technologique et d’indicateurs de valeur ajoutée (n = 2311)
Source : « Indices de position sociale dans les lycées de France métropolitaine et DROM (Rentrée scolaire 2021-2022) », data.education.gouv.fr.
Notes : points bleu : lycées publics ; points rouge : lycées privés
Les courbes de densité représentent une version continue et lissée d’un histogramme : le lissage statistique est réalisé à partir d’une estimation de la densité par la méthode du noyau (KDE : kernel density estimation).
Il n’en reste pas moins que les lycées privés constituent un ensemble très divers d’établissements qui scolarisent, pour une partie significative d’entre eux, une population très proche socialement de ce que l’on observe dans la plus grande partie des lycées publics. De fait, la contribution des lycées privés à la ségrégation socio-scolaire observée semble donc imputable, pour l’essentiel, à un petit nombre d’entre eux, en l’occurrence aux établissements qui apparaissent les plus favorisés et homogènes socialement.
B. L’effet ségrégatif de la concurrence locale
À l’instar de la démarche adoptée par Marco Oberti pour les collèges (2023), il nous a semblé judicieux de travailler à différentes échelles géographiques pour comprendre la grande diversité de profils qui caractérise les lycées privés et la contribution très variable qu’ils peuvent apporter à la ségrégation socio-scolaire. Afin d’observer l’ampleur de la ségrégation sociale entre lycées publics et privés aux échelles académique et communale, nous avons pris en compte deux dimensions de cette ségrégation : l’écart d’origine sociale moyenne des élèves scolarisés dans les lycées privés et les lycées publics, et l’écart de mixité sociale entre lycées privés et publics. La première de ces dimensions est mesurée par l’écart entre l’IPS moyen des lycées privés et celui des lycées publics (IPSpr – IPSpu), la seconde par l’écart entre l’IHS moyen des lycées privés et celui des lycées publics (IHSpr – IHSpu).
À l’aune de ces indicateurs, nous pouvons constater tout d’abord que la contribution du clivage public-privé à la ségrégation socio-scolaire est très variable d’une académie à l’autre (Graphique 2). Si dans toutes les académies, les lycées privés sont en moyenne plus favorisés (écart d’IPS positif) et moins hétérogènes (écart d’IHS négatif) que ne le sont les lycées publics, il existe une forte hétérogénéité inter-académique. Ainsi, tandis que dans certaines académies, les caractéristiques sociales moyennes de la population scolarisée dans les établissements privés sont relativement proches de celles de la population accueillie par les établissements publics (Clermont-Ferrand, Besançon et Rennes notamment), une distance sociale considérable entre les deux secteurs ressort dans d’autres (Créteil, Versailles, la Réunion et Guyane en particulier). Il apparaît en outre que les deux indicateurs sont fortement corrélés : à l’échelle académique, plus les lycées privés sont favorisés par rapport aux lycées publics, plus ils se caractérisent par une homogénéité sociale qui les distingue de ces mêmes lycées.
Coefficient de corrélation : -0,6
Champ : Ensemble des lycées généraux et polyvalents de France métropolitaine et DROM dotés d’un IPS en voie générale et technologique et d’indicateurs de valeur ajoutée (n = 2311)
Source : « Indices de position sociale dans les lycées de France métropolitaine et DROM (Rentrée scolaire 2021-2022) », data.education.gouv.fr.
Un premier élément d’explication à avancer pour rendre compte de ces différences entre académies est lié à l’importance qu’y occupe l’enseignement privé. On observe en effet une corrélation négative assez nette entre la proportion de lycées privés parmi l’ensemble des lycées et l’écart d’IPS entre lycées privés et lycées publics.
Cette corrélation peut certainement être expliquée en partie par le mécanisme de concurrence entre établissements et entre familles qui opère sur le « marché scolaire » (Laval, 2019) : plus les établissements privés sont rares (comme à la Réunion, où ils représentent 9,1 % des lycées GT), plus ils sont en effet en mesure d’assurer un recrutement sélectif (scolairement donc socialement) et plus leur portée distinctive peut être élevée, ce qui participe de leur attractivité auprès des familles. Inversement, plus ces établissements sont nombreux (comme dans l’académie de Rennes où ils représentent 48,3% des lycées GT), moins ils peuvent être sélectifs et distinctifs.
La distance sociale qui sépare la population qui fréquente les lycées GT publics de celle des lycées GT privés varie également en fonction de la taille des communes dans lesquelles ces établissements sont implantés. Si les lycées privés sont en moyenne toujours plus favorisés et homogènes que les lycées GT publics, les écarts d’IPS et d’IHS qu’ils connaissent tendent à augmenter avec la taille des communes (Graphique 3). Là encore, un facteur explicatif peut résider dans le caractère plus ou moins concurrentiel du marché scolaire : dans les petites villes, l’offre de lycées étant peu développée, le choix du lycée par les familles s’effectue très largement sous contrainte géographique ; dans les grandes villes en revanche, la proximité de nombreux établissements leur permet de prendre davantage en compte les spécificités offertes par chaque lycée, ce qui peut favoriser le choix du privé par la population la mieux dotée si celui-ci répond mieux à ses attentes.
Lecture : dans les villes de moins de 10 000 habitants, les lycées privés ont en moyenne un IPS supérieur de 5,3 points à celui des lycées publics, et un IHS inférieur de 1,1 point à celui des lycées publics.
Champ : Ensemble des lycées généraux et polyvalents de France métropolitaine et DROM dotés d’un IPS en voie générale et technologique et d’indicateurs de valeur ajoutée (hors Mayotte) (n = 2301)
Sources : « Indices de position sociale dans les lycées de France métropolitaine et DROM (Rentrée scolaire 2021-2022) », data.education.gouv.fr ; « Populations légales en vigueur à compter du 1er janvier 2020. Arrondissements – cantons – communes », INSEE, population municipale
Au total, on voit bien que l’effet ségrégatif qui s’articule au clivage public/privé se concentre surtout dans les grandes villes. Dans la mesure où cette ségrégation s’opère essentiellement par le haut, nous chercherons à analyser à présent les mécanismes sociaux à l’œuvre dans le choix des lycées privés par les familles les plus favorisées.
II. Le « choix du privé » comme stratégie de reproduction sociale des dominants
Les travaux existants sur les inégalités scolaires permettent d’avancer plusieurs hypothèses complémentaires pour expliquer la production de la ségrégation entre lycées publics et privés. Du fait de la liberté de choix offerte aux familles de pouvoir s’adresser aux établissements privés, l’inscription des élèves dans ces établissements peut être analysée comme le résultat de la convergence entre une offre et une demande ajustées l’une à l’autre. Dans ce cadre, le choix de l’école (Zanten, 2009b) peut être considéré comme le produit de « stratégies »[10] inscrites dans une logique de reproduction sociale et de transmission de divers capitaux. L’enjeu est donc ici de rendre compte des différentes fins poursuivies par les familles favorisées lorsqu’elles inscrivent leurs enfants dans le privé en s’appuyant non pas sur les propos qu’elles tiennent – lesquels ne permettent forcément d’accéder aux déterminants réels de leurs pratiques – mais sur ce que les établissements qu’elles « choisissent » leur offrent et sur l’intérêt objectif qu’elles y trouvent.
A. S’offrir un capital symbolique. La noblesse du privé
Le choix du privé (mais aussi de certains établissements publics, par le contournement de la carte scolaire) peut d’abord relever de « stratégies d’investissement symbolique » (Bourdieu, 1994, p. 6) par lesquelles les membres de ces familles tentent de maintenir ou d’améliorer la position sociale de leurs enfants relativement à la leur. Certains lycées étant parvenus à se doter d’un haut niveau de prestige, lié notamment à la position élevée qu’ils obtiennent régulièrement dans les classements académiques, on peut faire l’hypothèse qu’ils constituent pour celles et ceux qui les fréquentent un élément constitutif de leur capital symbolique, et donc que les familles qui souhaitent en offrir à leurs enfants peuvent avoir un intérêt spécifique à les y inscrire. Reste que la valeur de cette ressource, mobilisable tout au long de la vie des individus[11], dépend toujours in fine du crédit accordé à ces établissements et de leur capacité à « se faire connaître et reconnaître » (Bourdieu, 1989, p. 282). Si cette « reconnaissance » passe au moins en partie par les résultats scolaires que leurs élèves obtiennent, leur réputation n’est pas uniquement fondée sur ces derniers. Elle résulte aussi de stratégies des établissements (Felouzis et al., 2013) qui, privés comme publics, cherchent à construire une image symboliquement valorisante auprès du public visé, dans une logique de « marketing scolaire » (ibid., p. 129-134). Placés dans une situation d’« interdépendance compétitive » (Delvaux et Zanten, 2006) vis-à-vis des lycées publics les plus prestigieux qui tirent souvent leur réputation de leur réussite scolaire et de leurs classes préparatoires, les lycées privés situés en haut de la hiérarchie socio-scolaire optent ainsi pour des stratégies de présentation qui mettent en avant des traits distinctifs valorisés par les familles économiquement favorisées. Par exemple, le choix fréquent des termes d’« Institution » ou de « Collège », clairement distincts de la dénomination des lycées ou cités scolaires publics, permet d’évoquer l’ancienneté de la tradition éducative revendiquée par ces lycées[12]. De même, en affichant leur date de fondation, le blason de ces établissements (Encadré 2) met souvent en scène une ancienneté faisant écho à la structuration du « champ du pouvoir » (Denord et al., 2011), lequel distingue précisément les « nouveaux venus » de ceux qui héritent leur position des « grandes familles » et appartiennent pour cette raison aux fractions dominantes de ce champ. Afin de cultiver leur réputation auprès des familles les plus favorisées, ces établissements affichent parfois également sur leurs blasons une filiation nobiliaire, des devises latines ou des lauriers ; autant d’éléments qui entrent en résonance avec l’exigence et l’excellence visées par ces familles.
Par ces stratégies, ces établissements manifestent ainsi clairement leur fonction d’ennoblissement et signalent à quelle fraction de la population ils s’adressent ; laquelle reconnaît que ces établissements sont, pour ainsi dire, faits pour leurs enfants, c’est-à-dire faits pour valoriser leurs dispositions sociales et les reconnaître pour ce qu’ils sont socialement, c’est-à-dire membres à part entière (et en même temps en devenir) de la classe dominante.
B. Cultiver le capital culturel des dominants du champ économique
Outre l’enjeu lié à l’acquisition d’un capital symbolique, la scolarisation des enfants dans les lycées privés peut également répondre à un objectif d’accumulation d’un capital culturel dont la forme correspond à celui dont dispose (et que valorise) la fraction la mieux dotée en capital économique de la classe dominante. La « revalorisation symbolique du capital économique » (Gérard et Wagner, 2015) liée aux transformations du profil des élites dans le champ du pouvoir a conduit en effet à transformer « la hiérarchie des savoirs légitimes » et a affaibli l’attrait du public au profit du privé, lequel peut désormais apparaître comme le mieux à même de construire et de transmettre auprès de la jeunesse les éléments culturels (savoirs, savoirs-faire, styles de vie, etc.) permettant d’intégrer (ou de se maintenir parmi) la fraction économiquement favorisée de la classe dominante.
Dans la mesure en effet où, au sein de la « bourse des valeurs relatives des différentes sous-espèces de capital culturel » (Bourdieu, 1989, p. 484), la forme la plus scolaro-centrée a été nettement dévalorisée, les établissements privés, qui se présentent généralement comme offrant aux élèves qu’ils accueillent une prise en charge de « la totalité de [leur] personnalité » (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2007), peuvent apparaître comme particulièrement à même de satisfaire les familles les mieux dotées, même s’ils ne disposent pas de certains atouts offerts par les établissements publics[13]. En effet, si ces familles attendent des écoles de leurs enfants le soin de leur transmettre des savoirs scolaires et souhaitent leur offrir les titres scolaires dont ils ont besoin pour légitimer le rang élevé qu’elles visent pour eux, tout laisse à penser qu’elles recherchent également un cadre propice à la formation ou à la consolidation de « dispositions éthiques » et d’un « sens pratique » tournés vers (et favorables à) la réussite économique (Bourdieu, 1989, p. 396-406). Parmi ces dispositions recherchées, diffuses et largement extérieures aux contenus scolaires, figurent celles désignées par l’anglicisme soft skills : particulièrement valorisées chez les cadres supérieurs du privé, elles relèvent d’une logique suivant laquelle, « ce qui importe pour sortir du lot est moins de faire montre d’un capital culturel incorporé […] que d’être capable de présenter sa personnalité sous un jour favorable » (Draelants et Ballatore, 2014). Outre que la transmission de ces soft skills est parfois explicitement inscrite dans le projet de formation proposé par certains établissements catholiques d’enseignement[14] – en particulier chez les moins cotés[15] – la construction de telles dispositions dispose d’affinités très fortes avec le discours porté par ces établissements et le principe d’éducation totale qu’ils promeuvent, lequel contribuerait à produire des hommes et des femmes dotés du savoir-être adéquat à la vie en société.
Le choix du privé peut être lié aussi aux affinités très fortes qui existent aujourd’hui entre, d’un côté, les pratiques managériales et le discours mis en œuvre dans les grandes organisations productives et, de l’autre, les pratiques éducatives et le discours adoptés dans les établissements privés les plus cotés. De manière parfaitement conforme à l’individualisation du management et au souci managérial d’encourager tout un chacun au dépassement de soi, ces établissements affirment en effet fréquemment viser « l’excellence pour chacun »[16] et inviter chaque élève « à donner le meilleur de lui-même ». Quant à la culture d’entreprise que cherchent à développer nombre d’organisations productives, elle trouve son pendant dans la promotion de l’« esprit d’équipe » et la construction d’expériences visant à « développer un véritable esprit de « promo » » que mettent en avant certains établissements. Cette convergence entre les attentes de la fraction la plus favorisée de la classe dominante et l’offre de formation proposée par les établissements privés prend un tour très concret dans le développement au sein de ces derniers de certaines filières de formation, en particulier en classe préparatoire. Ainsi, parmi les lycées privés sous contrat, les CPGE économiques et commerciales sont proportionnellement beaucoup plus nombreuses que les CPGE scientifiques et littéraires : le privé représente seulement 10,2 % des divisions scientifiques et 9,4 % des divisions littéraires de CPGE, mais 21,4 % des divisions économiques et commerciales[17].
Plus spécifiquement, les établissements privés peuvent attirer les fractions les plus favorisées de la population au travers de l’accent qu’ils mettent dans leur communication sur leur capacité à transmettre (et entretenir) un « capital culturel international » (Wagner, 2011 ; Wagner, 2020), certainement utile pour accéder aux positions dominantes à l’heure où les grands patrons se présentent « comme des hérauts de la mondialisation » (Wagner, 2007, p. 30)[18]. Ainsi, le lycée Saint-Louis-de-Gonzague (IPS : 153 ; IHS : 13,3) met fièrement en avant la proportion de ses anciens élèves (25 %) qui poursuit ses études à l’étranger après la Terminale, témoignant ainsi d’une mobilité constitutive du style de vie des « nouvelles élites de la mondialisation » (Wagner, 1998). D’ailleurs, nombreux sont les établissements privés situés en haut de la hiérarchie socio-scolaire qui ont développé une offre répondant au souhait des membres de cette fraction de la classe dominante de pouvoir assurer de manière rapide la transmission de la langue des affaires à leurs enfants : 117 lycées (essentiellement privés) ont ainsi noué un partenariat avec le programme Academica Dual Diploma pour proposer à leurs élèves un complément d’études – 2 à 5 heures de travail hebdomadaire supplémentaire pendant 2 à 4 ans – leur permettant d’obtenir conjointement au Baccalauréat le High School Diploma états-unien[19]. Très clairement, la richesse de l’offre linguistique (en particulier les sections européennes) fait figure d’avantage concurrentiel aujourd’hui pour les établissements privés des centre-villes face aux lycées publics[20], ce qui amène les responsables de ces établissements à en faire un usage ostentatoire quand ils ont misé sur ce type de prestations. Par exemple, l’École Jeannine Manuel, implantée à Marcq-en-Baroeul (IPS : 155,3 ; IHS : 3,6) et à Paris (IPS : 155,9 ; IHS : 14,6), et qui se présente comme une école bilingue et internationale, fait valoir sur son site qu’elle offre une « section internationale américaine pour le primaire, le collège et le lycée » et qu’elle compte parmi « les premières World Schools du Baccalauréat International (IB) »[21].
C. Acquérir un capital social, maintenir les « autres » à distance
Pour les familles les mieux dotées économiquement, la scolarisation de leurs enfants dans un lycée prestigieux peut également constituer un moyen d’offrir à ces derniers un levier pour accumuler du capital social (via la sociabilité qu’ils peuvent connaître avec les camarades de leurs établissements) et se forger un « habitus mondain » (Lenoir, 2016) permettant de nourrir sur le long terme leur réseau d’interconnaissances. Comme le soulignent Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot à propos de la socialisation nécessaire pour appartenir pleinement à la bourgeoisie, « au-delà des enseignements scolaires et linguistiques, les enfants doivent apprendre à vivre entre eux et à maîtriser les techniques de gestion de leur capital social qui leur seront si précieuses ensuite » (2007, p. 86). L’objectif de constitution d’un réseau durable de relations est ainsi explicitement affiché par certains établissements privés[22]. L’idée avancée à partir de matériaux qualitatifs par Agnès van Zanten (2009a) selon laquelle les membres du pôle économique des classes dominantes optent pour le privé afin d’offrir à leurs enfants un entre-soi propice à ce qu’ils développent des relations avec des semblables est étayée par nos données statistiques : l’écart d’IHS entre les lycées privés et les lycées publics implantés dans les villes au revenu fiscal moyen élevé est en effet bien plus important que celui observé pour les lycées situés dans les villes moins favorisées[23]. En fait, tout se passe comme si la concentration de la fortune dans certains territoires favorisait l’homogénéité sociale de ceux qui fréquentent le privé. Ce phénomène est particulièrement visible dans les arrondissements de l’ouest parisien. Ainsi, le lycée privé La Rochefoucauld (IPS : 153,2 ; IHS : 14,9) situé dans le 7ème (revenu fiscal moyen : 121 734 euros) concentre une population scolaire plus favorisée et surtout beaucoup plus homogène que celle de l’unique lycée public de l’arrondissement, Victor Duruy (IPS : 142,3 ; IHS : 32,9), distant de 1,6 km. De même, et bien que les deux établissements soient très proches l’un de l’autre (1,1 km), le lycée privé Saint-Louis-de-Gonzague (IPS : 153 ; IHS : 13,3) situé dans le 16ème (revenu fiscal moyen : 94 649 euros) dispose d’une population socialement bien plus favorisée et homogène que celle de son voisin public Janson de Sailly (IPS : 129,8 ; IHS : 36,2).
Si les familles économiquement favorisées poursuivent certainement un objectif d’entre-soi, on peut faire l’hypothèse que le choix du privé répond aussi pour elles à une logique de « clôture sociale » (Zanten, 2009a) consistant à installer des « barrières » entre leurs enfants et ceux des classes inférieures pour qu’ils ne se côtoient pas. Cela étant dit, cette logique n’est pas l’apanage des classes les plus favorisées : elle s’observe aussi dans d’autres familles qui cherchent prioritairement l’évitement de publics scolaires perçus comme différents et inférieurs à leurs enfants sur le plan social, voire racial (Felouzis et Perroton, 2009 ; Zanten, 2009a). S’il est difficile de la distinguer du « goût des siens », cette logique de « dégoût des autres » (Renahy et Sorignet, 2020) est manifestement elle aussi au cœur du choix du privé et participe peut-être plus fortement encore de la ségrégation sociale que ne le fait la logique d’entre-soi au cœur des intérêts de la classe dominante. De fait, au sein des villes de plus de 100 000 habitants et des arrondissements parisiens, l’écart d’IHS entre les lycées GT privés et publics est plus fortement corrélé au rapport inter-décile de niveau de vie qui caractérise leur population (-0,64) (Graphique 4) qu’au revenu fiscal moyen de cette dernière (-0,57) et qu’à la part de contribuables soumis à l’impôt sur la fortune immobilière (-0,51), laquelle devrait pourtant certainement ressortir comme variable la mieux corrélée à cet écart si la logique d’entre-soi au principe des choix des dominants était le facteur déterminant de la ségrégation scolaire.
Coefficient de corrélation : -0,64
Champs : Ménages fiscaux – hors communautés et sans abris – résidant dans les villes de France de plus de 100.000 habitants et les arrondissements parisiens (excepté 1er, 2ème, 3ème et 9ème) ; Lycées généraux et polyvalents dotés d’un IPS en voie générale et technologique et d’indicateurs de valeur ajoutée et situés dans les villes de France de plus de 100.000 habitants et les arrondissements parisiens (excepté 1er, 2ème, 3ème et 9ème).
Sources : « Indices de position sociale dans les lycées de France métropolitaine et DROM (Rentrée scolaire 2021-2022) », data.education.gouv.fr ; « Populations légales en vigueur à compter du 1er janvier 2020. Arrondissements – cantons – communes », INSEE, population municipale ; Fichier localisé social et fiscal (FiLoSoFi) en géographie au 01/01/2022, Insee-DGFiP-Cnaf-Cnav-Ccmsa.
Quoiqu’il en soit, les lycées implantés sur les territoires urbains défavorisés et peu inégalitaires n’échappent pas à la ségrégation socio-scolaire. Mais, à la différence des territoires favorisés, où l’entre-soi est choisi et se constitue au sein des lycées privés, la ségrégation socio-scolaire concentre ici ses effets dans les lycées publics, touchés par un entre-soi subi. Ces lycées accueillent en effet une forte proportion d’élèves issus de milieux défavorisés, et figurent surtout en bas à gauche du graphique 1, où les lycées privés sont presque absents. Moyennement favorisés et relativement hétérogènes, les lycées privés de ces villes scolarisent quant à eux des élèves dont les familles (appartenant souvent aux classes moyennes voire aux petites classes moyennes) cherchent à éviter pour leurs enfants la fréquentation de ceux issus des familles les plus défavorisées auxquels sont associés tout un ensemble de représentations négatives (Cartier et al., 2008, p. 148-153) et/ou à accéder à des conditions de scolarisation qu’ils jugent préférables pour leurs enfants(24]. À Saint-Denis (93), par exemple, l’IPS de l’unique lycée GT privé, Jean-Baptiste de la Salle, s’élève à 109,7 et son IHS à 34,4. Les trois lycées GT publics de la commune (Angela Davis, Suger et Paul Éluard) accueillent quant à eux des élèves provenant de milieux bien moins favorisés et beaucoup plus homogènes socialement (leur IPS est respectivement de 77,1, 76,6 et 81,3 et leur IHS de 26,5, 28,1 et 29).
Conclusion
La hiérarchie socio-scolaire entre lycées GT révèle ainsi une ségrégation socio-scolaire très prononcée, dès lors qu’on se dote pour l’appréhender d’indicateurs permettant d’objectiver non seulement l’origine sociale moyenne des élèves fréquentant ces établissements mais aussi leur hétérogénéité sociale. Le clivage public/privé y contribue de manière décisive : certains lycées privés bénéficient dans ce cadre d’un processus ségrégatif par le haut qui les conduit à disposer d’une population scolaire à la fois très favorisée et homogène. D’autres établissements, publics pour la plupart, sont confrontés quant à eux à une ségrégation par le bas et concentrent une population scolaire très défavorisée. La ségrégation par le haut, sur laquelle nous nous sommes plus particulièrement penchés, prend des formes et des proportions variables en fonction des situations locales : elle est d’autant plus aiguë que la concurrence entre établissements (donc la densité de population) est forte et que les inégalités économiques locales sont importantes.
Comme nous l’avons vu, cette ségrégation a partie liée avec les stratégies scolaires adoptées par les familles économiquement favorisées. Ces dernières semblent en effet trouver dans la scolarisation en lycée privé un moyen de doter leurs enfants d’un capital culturel et d’un capital international dédiés à leurs intérêts économiques. Cette scolarisation leur offre aussi la possibilité d’offrir à leurs enfants un capital social et un habitus mondain dont la construction est facilitée par l’entre-soi qui caractérise les établissements privés, ainsi qu’un capital symbolique qui découle de leur notoriété.
Au même titre que dans les collèges, la possibilité offerte aux familles de choisir entre lycée public ou lycée privé constitue un obstacle puissant à la mixité sociale, pourtant favorable à l’équité et à l’efficacité des systèmes scolaires (Demeuse et al., 2005 ; Monseur et Crahay, 2008). L’entre-soi choisi (en haut) ou subi (en bas) participe en effet de la distribution inégalitaire des capitaux valorisés par la bourgeoisie économique qui bénéficie très largement aux enfants de cette même classe sociale au détriment des enfants des classes moyennes et populaires. La liberté de choix laissée aux familles en matière de scolarisation constitue ainsi un maillon important de la reproduction, voire de l’amplification intergénérationnelle des inégalités entre classes. Elle entre en tout état de cause en contradiction flagrante avec les discours méritocratiques valorisant l’égalité des chances, lesquels n’entretiennent qu’un rapport lointain avec le fonctionnement structurel du système scolaire actuel.
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