Introduction. Du marché unique au marché mondial
Le libre-échange est l’un des moteurs principaux de la construction européenne. Depuis la signature du traité de Rome, en 1957, la volonté de constituer un marché unique européen pour les biens, les services, les capitaux et le facteur travail est manifeste. De manière cohérente, l’Union européenne (UE) affiche aussi sa volonté de défendre le libre-échange au niveau mondial, quoiqu’avec certaines exceptions.
Vincent Clément
Professeur de Sciences Économiques et Sociales et CPGE ECG au lycée Faidherbe de Lille
Quentin Rouget
Professeur de Sciences Économiques et Sociales et CPGE ECG au lycée Saint-Paul de Lille
Depuis 2008, cependant, cette volonté semble entrer en contradiction avec les évolutions générales du commerce international : replis protectionnistes, « mondialisation entre amis » ou « friendshoring » selon les mots de Janet Yellen[1], retour de la politique industrielle… L’UE adapte alors sa stratégie commerciale à ces évolutions et semble de plus en plus la mettre au service d’intérêts stratégiques.
Pour le comprendre, nous commencerons par un bref historique de la politique commerciale européenne, nous nous pencherons ensuite sur les évolutions du commerce international et surtout des politiques commerciales mondiales depuis 2008. Cela nous permettra de comprendre comment l’UE s’adapte à ces évolutions avec le concept d’autonomie stratégique ouverte, et cherche à concilier l’objectif de libre-échange avec une politique environnementale forte.
1/ La politique commerciale en Europe : développer le marché mondial pour y intégrer les économies européennes à leur avantage
La politique commerciale, une politique commune européenne.
Avec l’entrée en vigueur du tarif douanier commun en juin 1968, la compétence européenne remplace celle des États membres pour les négociations tarifaires et les règlements douaniers (les normes qui encadrent les échanges ou les mesures anti-dumping par exemple). La politique commerciale devient, à partir de cette date, une politique commune au niveau européen. Le principe général concernant la politique commerciale est en effet celui de la compétence exclusive européenne : seule l’Union peut fixer le cadre des échanges internationaux, les États ne peuvent pas, par exemple, signer des accords de libre-échange en leur nom.
La régulation de la politique commerciale est assurée par l’article 207 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). C’est le Conseil européen qui a le pouvoir de décision concernant la négociation et la conclusion d’accords commerciaux. Pour autant, les négociations, menées avec les pays tiers ou des organisations internationales comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC), sont assurées par le ou la Commissaire au Commerce, nommé-e par la Commission européenne. Le contrôle du Conseil européen sur ces négociations se fait par la désignation du « Comité des instruments de défense commerciale », composé des représentants des États membres, qui peut s’opposer aux recommandations de la Commission et auquel cette dernière doit faire des rapports réguliers.
D’un point de vue institutionnel, la règle générale concernant les décisions du Conseil pour les accords commerciaux est celle de la majorité qualifiée. Cependant, l’unanimité est requise pour les accords touchant aux services audiovisuels et culturels, à l’éducation, aux services sociaux et à la santé humaine. Dans ces domaines, le pouvoir des États est alors très élevé et correspond de fait à un veto. Cela réduit fortement la notion de compétence exclusive. C’est d’autant plus vrai que quand un accord concerne à la fois des biens et services « traditionnels » et l’un des domaines qui requiert l’unanimité, c’est tout l’accord qui est touché par cette règle.
Promouvoir les avantages du libre-échange… tout en défendant des intérêts spécifiques à l’Europe
La politique commerciale de l’UE est guidée à la fois par la recherche d’une position de puissance commerciale au niveau mondial et par la volonté d’une promotion des échanges internationaux. Cette volonté est manifeste dans l’article 206 du TFUE, qui stipule : « l’Union contribue, dans l’intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux IDE, ainsi qu’à la réduction des barrières douanières et autres obstacles aux échanges ». L’UE a été l’un des moteurs principaux de la régulation multilatérale des échanges : elle a soutenu activement la création de l’OMC et a promu l’action de cette organisation jusqu’à l’enlisement du cycle de négociations de Doha, autour de 2004. À partir de ce moment, elle s’est davantage tournée vers la signature de traités bilatéraux.
Si le marché intérieur a été vu comme un outil de convergence interne à l’Europe, les échanges internationaux apparaissent aussi, dans la doctrine européenne, comme un moyen de développement. Les économies en développement bénéficient ainsi, dans le cadre de leurs échanges avec l’UE du « Système de préférences généralisées » (SPG), qui consiste en la possibilité pour eux d’exporter vers l’UE avec des tarifs douaniers réduits, voire nuls. Il se décline en 3 volets : le régime général, le SPG + qui est un système renforcé pour les pays qui font des efforts spécifiques de gouvernance (engagement dans le respect des droits de l’homme par exemple) et pour le développement durable et, enfin, « l’initiative tout sauf les armes », qui est un régime spécial pour les économies les moins avancées qui supprime les tarifs douaniers sur l’ensemble des produits hors armement.
L’UE vise donc le libre-échange et le multilatéralisme. Cependant, cette stratégie connaît aussi des nuances et certains secteurs, comme l’agriculture, sont protégés. Les aides à la production et les prix garantis ont longtemps fermé les marchés européens à la concurrence internationale. Depuis les négociations du cycle de Doha, la Politique agricole commune (PAC) a davantage été mise en conformité avec les règles de l’OMC, mais l’agriculture reste protégée. Il y a aussi une protection importante concernant « l’exception culturelle » : l’idée est que la culture ne doit pas être assimilée à des produits commerciaux et que les règles générales du commerce international ne peuvent s’y appliquer.
Enfin, l’UE aspire à édicter les « règles du jeu » du commerce international. Elle vise ainsi à imposer des standards de production et de commercialisation exigeants pour le monde entier. C’est ce qu’on appelle parfois « l’effet Bruxelles » (Vicard et Wibaux, 2022). Cet objectif passe à la fois par les instruments de défense commerciale (mesures anti-dumping comme les droits de douane compensatoires, mesures anti-subventions, mesures de sauvegarde) et les dispositions discutées lors de la signature des accords commerciaux. L’UE pousse aussi pour une réforme de l’OMC. Lors de la 13ème Conférence ministérielle de l’OMC, en 2023, elle a ainsi proposé de recentrer les délibérations de l’Organisation autour de 3 sujets clés : le soutien des industries, les enjeux environnementaux mondiaux et l’inclusivité.
2/ S’adapter à un contexte international nouveau : vers un retour du protectionnisme ?
Depuis la crise financière, la montée du « commerce administré »
Avec les accords du GATT signés en 1947 puis la création de l’OMC en janvier 1995, le commerce mondial semblait voué à une croissance sans limite. Les économies du monde paraissaient destinées à s’interconnecter toujours plus et accroître leurs interdépendances. En effet, ce nouveau cadre institutionnel multilatéral a conduit à une augmentation spectaculaire du taux d’ouverture commerciale mondial[2] : de 11% à la fin des années 1960, il a atteint 18% en 1993 puis 30% à la veille de la crise de 2008.
La crise des subprimes a marqué un premier ralentissement de la croissance du commerce mondial. Le taux d’ouverture est retombé à 26% en 2009 et oscille, depuis le début de la décennie 2010, entre 25% et 28%. Cela reste cependant relativement élevé, ce qui fait dire à Sébastien Jean qu’il convient mieux de parler « d’un plateau que d’un reflux » (Jean, 2018, p. 15).
Si Paul Krugman, Maurice Obstfeld et Marc Melitz (2022) constatent également un ralentissement du commerce mondial suite à la crise financière, ils estiment cependant que l’élévation des barrières commerciales est restée limitée, les pays ayant appris leurs erreurs du passé. Pour ces auteurs, deux explications sont plus à même d’expliquer le ralentissement des échanges mondiaux. La première tient au fait que la crise financière a asséché les sources de financement des entreprises, surtout petites et moyennes, ayant besoin d’emprunter pour exporter. La seconde explication tiendrait au comportement des consommateurs, qui ont délaissé les biens d’équipement, qui pèsent lourd dans les échanges des pays développés.
On peut toutefois observer une nette inflexion dans les politiques commerciales de plusieurs pays à partir de la crise des subprimes. La Chine a été un des premiers pays à entrevoir dans cette crise une raison de réorienter sa politique commerciale. Elle s’est faite à l’idée que sa croissance économique ne pouvait plus reposer quasi-exclusivement sur sa capacité à être le premier exportateur mondial dans un monde où le commerce international pouvait ralentir voire chuter en raison d’une crise mondiale. Ainsi, comme le rappelle Tim Jackson (2010), sur les 586,1 milliards de dollars du plan de relance chinois post-crise de 2008, 221,3 milliards ont été destinés aux investissements « verts », soit 37,8% de la totalité du plan. Un résultat tangible de ce plan massif est l’essor de la voiture électrique chinoise. Dès 2015, le plan « Made In China 2025 » (MIC 2025) a confirmé le tournant de la politique commerciale chinoise et a été largement annonciateur de la résurgence mondiale d’une certaine forme de protectionnisme, tant dans les discours que dans les faits. En effet, au premier semestre 2015, le gouvernement chinois décide de redéfinir ses priorités industrielles estimant que la dépendance de larges pans de l’économie à l’égard de l’étranger, ainsi que la volonté apparente de plusieurs pays développés de se réindustrialiser, obligeaient la Chine à délaisser son rôle « d’usine du monde » pour se rapprocher rapidement de la frontière technologique, voire de la repousser. Dix secteurs prioritaires ont alors été ciblés dans le but de conduire la Chine à l’autosuffisance et à la création de champions nationaux. À partir de là, les aides publiques massives et les incitations fiscales ont permis leur développement dans le pays. Parmi ces secteurs, nous pouvons citer les technologies de l’information, les machines industrielles de pointe et la robotique (afin d’être moins dépendant de l’Allemagne), l’aéronautique et l’aérospatial, les véhicules à énergies propres ou encore les équipements médicaux et la biotech.
Il ne fait guère de doute que cette stratégie semble s’inscrire dans ce que l’économiste Laura d’Andréa Tyson nomme, en 1990, le « Managed Trade » (ou commerce administré) qui met en avant l’importance des externalités et des phénomènes d’irréversibilités. Tyson définit le commerce administré comme « un commerce contrôlé, dirigé ou administré par les politiques des gouvernements » (Abdemalki et Sandretto, 2021). Cette politique doit viser plus spécifiquement les industries de haute technologie, fortement intensives en dépenses de recherche et développement. Ainsi, pour elle, il y aurait une forme d’interventionnisme étatique quant aux politiques commerciales des pays qui peut se justifier lorsque ces interventions ont pour but de créer ou de rester à la frontière technologique, ou lorsqu’elles génèrent des externalités positives. Cependant, cette notion ne justifie pas toute intervention étatique dans les échanges : la politique commerciale adoptée par l’administration Trump à partir de 2016 ne répond pas à ces critères par exemple.
Les Trumponomics : le retour à un protectionnisme désuet ?
Pour Lahsen Abdelmalki et René Sandretto (2021), la politique commerciale de Trump ne correspond pas à du managed trade car au lieu de soutenir le développement sur le territoire américain et à l’étranger des firmes américaines de haute technologie, elle a surtout consisté en des mesures punitives à l’encontre des entreprises qui délocaliseraient. Pour les deux économistes, les « Trumponomics » se sont surtout caractérisés par une politique commerciale basée sur la défiance avec des mesures iconoclastes. Certaines n’ont pas dépassé l’effet d’annonce, comme la sortie des États-Unis de l’OMC, mais d’autres ont été suivies d’effet, comme la dénonciation de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) qui a été renégocié et remplacé par l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACÉUM) en 2020, le refus de ratifier l’accord de Partenariat Transpacifique (TPP) ou encore le refus de signer le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) avec l’Union européenne.
Dans le chapitre 13 de leur ouvrage Le pouvoir de la destruction créatrice (2020), Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel se posent la question de savoir « comment gérer la mondialisation ». Les économistes rappellent que la pandémie de Covid-19 s’est ajoutée aux Trumponomics et à la politique chinoise pour engendrer un retour à des discours et des pratiques protectionnistes. La politique commerciale de l’administration Trump a reposé sur une logique de « guerre commerciale » : en janvier 2018, les États-Unis ont relevé leurs tarifs douaniers sur les modules et panneaux solaires, ainsi que sur les machines à laver, et en mars de la même année, l’aluminium et de l’acier provenant du Canada et du Mexique ont vu leurs droits de douane augmenter respectivement de 10% et de 25%. L’Union européenne a subi elle aussi des droits de douane allant de 10 à 25% sur 7,5 milliards de dollars de produits exportés vers les États-Unis, tels que le vin français, les fromages italiens, les whiskies écossais… Cette hausse des droits de douane n’est d’ailleurs pas forcément une lubie du Président Trump car Joe Biden n’a pas drastiquement changé de politique commerciale. Par exemple l’Inflation Reduction Act (IRA) de 2022 subventionne massivement l’industrie verte américaine, à hauteur de 369 milliards de dollars sur dix ans, et en mai 2024 le gouvernement a décidé de porter les droits de douanes sur les voitures électriques en provenance de la Chine à 100%, soit des droits de douanes quasi prohibitifs que l’on croyait appartenir au passé.
Ainsi, depuis le « choc chinois », comme l’appellent les économistes, David Autor, David Dorn et Gordon Hanson (2013), de plus en plus de pays développés sont tentés par un retour à certaines mesures protectionnistes. L’objectif peut être de rétablir un certain équilibre de la balance commerciale jugée trop déficitaire, ce qui est largement le cas des États-Unis vis-à-vis de la Chine. Ce protectionnisme peut également être utilisé dans le but de sauvegarder au maximum certains secteurs et certains emplois concurrencés par ce « choc chinois », dans une logique de protectionnisme des industries en fin de vie, tel que le préconisait Kaldor. Mais il peut également se mettre en place afin de protéger l’économie nationale d’une concurrence jugée déloyale si l’échange se fait avec des pays ayant des normes sociales, salariales et environnementales faibles voire inexistantes. Cette multitude d’objectifs possibles montre à quel point le protectionnisme peut prendre de multiples formes, très classiques comme le protectionnisme tarifaire (droits de douanes ou subventions aux exportations) ou plus subtiles comme le protectionnisme non tarifaire (normes, quotas, commerce administré, politiques commerciales stratégiques, etc.).
3/ L’UE dans la « mondialisation entre amis » : « l’autonomie stratégique ouverte »
Réduire les dépendances aux marchés extérieurs, tout en rejetant le protectionnisme : le difficile équilibre européen
La « réponse » européenne à ces évolutions correspond à la volonté de développer une « autonomie stratégique ouverte ». Ce concept a d’abord été élaboré dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune (Vicard et Wibaux, 2022) : en 2013, elle est revendiquée pour l’industrie de la défense européenne. C’est Emmanuel Macron qui a, le premier, élargi cette idée à plusieurs domaines dont la politique commerciale, dès 2017. La notion, qui fait figure d’oxymore puisqu’elle accole l’autonomie à l’idée d’ouverture (Levasseur, 2023), a été définie par Sabine Weyand, directrice générale de la Direction Générale Commerce de la Commission européenne, comme la « capacité à défendre et poursuivre ses intérêts, non pas seul, mais sans dépendances indésirables, et sans contraintes excessives ». Du point de vue de la politique commerciale, il est possible de s’appuyer sur la définition qu’en propose Sandrine Levasseur : l’autonomie stratégique est la mise en œuvre des moyens pour contrôler l’ensemble de la chaîne de production et de distribution, l’idée qu’elle soit ouverte signifie que ce contrôle ne passe pas nécessairement par des mesures protectionnistes.
L’autonomie stratégique ouverte est mise au cœur de la stratégie de l’UE à partir de 2020, alors que la volonté de développer la « résilience » de l’économie européenne devient centrale, en réaction au choc Covid.
De manière plus concrète, la stratégie européenne, souvent associée à la volonté de souveraineté, renvoie à la défense d’intérêts spécifiques. L’autonomie se retrouve dans la volonté de pouvoir fixer ses propres normes pour réguler son marché interne, mais l’objectif est aussi de continuer à défendre une régulation multilatérale du commerce international. L’UE vise également à préserver sa capacité à définir les « règles du jeu » au niveau mondial en imposant des standards de régulation élevés. Cette stratégie est offensive par le fait que l’UE cherche à développer plusieurs secteurs d’activité pour gagner à la fois en autonomie et en compétitivité (le spatial, par exemple, mais encore la santé, les semi-conducteurs, les technologies « vertes »…). Elle est aussi défensive puisque l’idée est également de limiter la dépendance par rapport à l’étranger.
On peut résumer les choses ainsi : l’autonomie stratégique correspond à la volonté de continuer à jouer un rôle central dans la définition des normes internationales tout en permettant la « résilience » du marché européen. Le fait qu’elle soit ouverte permet d’insister sur la volonté de ne pas renoncer aux avantages espérés de la mondialisation : il n’y a pas de repli sur le marché européen, ou de relocalisation, mais une redéfinition des chaînes de valeurs mondiales au sein desquelles sont intégrés les échanges européens. Plutôt que de construire ces chaînes sur la variable du coût, la volonté est de les construire sur un objectif de sécurité.
Les échanges commerciaux, au cœur de sanctions politiques : utiliser la puissance commerciale européenne comme arme géopolitique
Néanmoins, cette autonomie stratégique ouverte n’est pas exempte d’arrière-pensées géopolitiques. L’UE cherche ainsi, à la manière des États-Unis et de la Chine, à établir des partenariats stratégiques, caractéristiques du « friendshoring ». Les échanges économiques internationaux sont ainsi de plus en plus utilisés dans un objectif diplomatique. On peut ainsi parler d’une « militarisation » du commerce international.
C’est, bien-sûr, d’abord en réaction à l’invasion de l’Ukraine par la Russie que l’UE a utilisé la politique commerciale comme « arme diplomatique » (Elewa, 2023). Les sanctions commerciales imposées par l’UE ne sont pas apparues avec la guerre en Ukraine, mais l’outil avait assez peu été utilisé. Le Conseil de l’UE a la capacité d’imposer des sanctions commerciales (à l’unanimité), il l’a fait une trentaine de fois depuis 1992, mais n’a utilisé cet outil contre un État (et pas une entreprise) pour la première fois qu’en 2012, contre l’Iran. En 2014, il y avait eu des sanctions commerciales (levées en 2019) contre la Russie suite à l’annexion de la Crimée et de Sébastopol, mais c’est donc à partir de l’invasion de l’Ukraine que l’outil a été le plus utilisé. Ainsi, dès février 2022, les avoirs en Europe du président russe ont été gelés et l’accès aux marchés financiers européens a été durci pour les ressortissants russes. Dès le mois de mars de la même année, des sanctions ont été décidées dans les secteurs du fer, de l’acier ou encore des produits de luxe.
Les sanctions les plus remarquées ont été celles concernant l’énergie. Les importations de pétrole depuis la Russie sont suspendues à partir de février 2022 et l’objectif de ne plus importer d’hydrocarbures depuis la Russie d’ici 2030 est affiché. Les produits raffinés, comme le diesel, eux, sont mis sous embargo depuis février 2023. Il a fallu attendre décembre 2023 pour qu’un accord entre les Européens soit trouvé pour restreindre ou interdire les importations de gaz russe. Concernant le pétrole, une mesure originale a été prise pour éviter que la Russie ne bénéficie de la raréfaction de ce produit : l’UE a fixé un plafond de 60 dollars pour les barils de pétrole transportés par des navires européens vers des pays hors de l’UE.
Au total, les sanctions concernent, comme le montre Aya Elewa, 32% des produits importés depuis la Russie, mais 66,5% de la valeur de ces importations en 2023. Elles touchent 50% des importations des 20 premiers produits exportés depuis la Russie vers l’UE. L’impact est toutefois divers selon les pays européens. S’il est difficile de caractériser l’effet des sanctions du fait de la difficulté d’accès aux statistiques russes, elles conduisent à un changement notable : la Russie réoriente ses flux d’exportations vers la Chine et l’Inde, voire vers la Turquie.
Du point de vue européen, ces sanctions concernant l’énergie pèsent sur la sécurisation de l’approvisionnement en énergie. Comme le montre Patrice Geoffron (2024), selon le think tank Bruegel, les États européens ont dépensé, entre septembre 2021 et fin 2023, 750 milliards d’euros pour amortir le choc, qui s’est notamment manifesté par une facture d’approvisionnement s’élevant à 9% du PIB. Cette politique commerciale s’est alors accompagnée de mesures visant à augmenter la production d’énergie, comme le plan RePower EU, ou bien à réduire l’utilisation d’énergie pour la production comme le Zero Net Industry Act. L’UE a aussi appliqué une doctrine de « friendshoring » en cherchant des fournisseurs « sûrs » et « amis ».
Cette politique a aussi conduit à remettre en cause la transition énergétique, ce qui interroge les liens entre politique commerciale et préservation du climat.
4/ La stratégie commerciale face au changement climatique : l’UE et le « verdissement » du commerce
En finir avec l’hypermondialisation pour retrouver une régulation efficace ?
Les critiques de la mondialisation portent aussi sur ses effets négatifs à la fois d’un point de vue social et environnemental. Guillaume Vuillemey propose une synthèse efficace des débats autour de ces questions. Ainsi, dès l’introduction de son ouvrage Le temps de la démondialisation (2022), il écrit que « le fait dominant de la mondialisation est la mise en concurrence des pays et la possibilité de s’abstraire presque complètement de toute contribution aux biens communs. Face à cela, il est urgent d’inventer une nouvelle forme de souveraineté économique, requérant un protectionnisme social et environnemental ». L’auteur estime que la mondialisation a créé deux mondes où des droits différents s’exercent : le « monde de la Terre », où s’expriment des droits différents selon les pays auxquels les individus et entreprises peuvent difficilement échapper, et le « monde de la haute mer », qui n’est le territoire d’aucun État et où le concept d’intérêt collectif ou de bien commun n’a guère de sens.
Ces deux mondes créent aussi deux catégories d’acteurs : les immobiles et les mobiles. L’auteur insiste sur le fait que la mondialisation telle que nous la connaissons est avant tout une déterritorialisation des échanges, portée notamment par l’invention révolutionnaire qu’a été le conteneur puisque 80 à 90% des biens échangés circulent par la mer. À partir de là a émergé un droit parallèle. L’exemple des taxes sur les carburants est éloquent : les ménages, « immobiles », sont fortement taxés alors que les mobiles (avions, bateaux) ne le sont pas. Vuillemey estime (en reprenant Polanyi) que ce second monde correspond à une forme de désencastrement : les mobiles s’éloignent des sociétés organisées pour rejoindre un monde sans État. C’est pourquoi, l’auteur plaide, à la fin de son ouvrage, pour un protectionnisme social et environnemental, dépassant les formes actuelles de régulation. Il évoque ainsi le « mirage de la responsabilité sociale des entreprises », concept creux selon lui car il permet d’évacuer les réelles responsabilités des entreprises qui n’apparaissent jamais comme comptables de telle ou telle catastrophe. C’est la raison pour laquelle il faudrait « reterritorialiser » le second monde pour Vuillemey, afin de faire refluer les espaces de non droit, en taxant par exemple la mobilité aux frontières. Sur cet aspect, l’Union européenne a des atouts à faire valoir. Elle est l’un des tous premiers marchés au monde et peut conditionner l’accès à ce marché au respect effectif de règles sociales ou environnementales. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) au cœur du « paquet climat » proposé par la Commission semble par exemple souligner cette volonté naissante.
Verdir les politiques commerciales, un nouvel impératif européen ?
De manière plus générale, il est possible de mettre en évidence une « nouvelle posture européenne » (Lamy et Pons, 2023) quant à la politique commerciale et à ses liens avec la politique environnementale. Pascal Lamy et Geneviève Pons posent le fait que l’UE est une « zone de haute pression politique » sur les questions environnementales, par comparaison avec le reste du monde. Le « Green Deal », décidé après la poussée écologiste des élections européennes de 2019, en est une manifestation et cette nouvelle posture irrigue les politiques commerciales.
Les mesures prises par l’UE sont d’abord des mesures unilatérales. La mesure phare est le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Ce dispositif innovant fait partie du plan Fit for 55, et consiste en une taxe sur les importations des produits dont la production est émettrice de carbone. L’idée est d’imposer une taxe aux importations équivalente au prix moyen payé par les industries européennes par tonne de dioxyde de carbone (CO2) émise. Ce MACF, qui vise donc à imposer au monde entier des mesures de réduction des émissions de CO2 pour accéder au marché européen, doit entrer en vigueur progressivement pour être pleinement actif d’ici à 2032. Notons tout de même que les produits agricoles sont exclus de ce dispositif qui concerne surtout l’industrie. Les engrais, eux, ont été inclus avec en contrepartie un report de la date de suppression des quotas gratuits, de 2028 à 2032.
Parmi ces mesures unilatérales, on peut aussi citer le règlement, instauré en 2021, visant à limiter la « déforestation importée » : l’accès au marché européen, pour un certain nombre de secteurs (bétail, cacao, café, soja…) est conditionné au fait que la production n’ait pas généré de déforestation et d’avoir été produit légalement dans le pays d’origine. La réglementation peut également concerner plus directement des acteurs européens, comme la mesure sur le devoir de vigilance (due diligence) des multinationales, qui leur impose une responsabilité sur l’ensemble de leurs chaînes de valeur.
Par ailleurs, l’UE cherche à « verdir » les accords commerciaux bilatéraux qu’elle signe. Sur ce point, un tournant est apparu en 2022 avec le Green Deal. Les accords signés sont accompagnés d’études d’impact environnemental et des sanctions sont prévues en cas de violation des dispositions environnementales. L’objectif est aussi de corriger une tendance générale de l’UE : alors qu’elle inclut plus souvent que d’autres (comme les États-Unis) des clauses environnementales dans les accords de libre-échange, ces dispositions sont souvent peu contraignantes (Emlinger et al., 2023). L’idée est également de proposer une approche sur-mesure en fonction des pays avec qui les accords sont signés. Ainsi, en juin 2022, l’accord signé avec la Nouvelle-Zélande est allé dans ce sens : il a par exemple fait de l’accord de Paris une « disposition essentielle » du traité signé. Il prévoit aussi des préférences commerciales pour un certain nombre de « produits environnementaux »[3]. Ces dispositions environnementales ont de même été mises en avant pour dénoncer l’accord commercial avec le Mercosur concernant les produits agricoles. Néanmoins, sur ce point, la décision a pu apparaître comme un choix opportuniste dans un contexte de contestation forte de la part des agriculteurs.
Enfin, sur un plan plus multilatéral, l’action européenne reste assez faible. Alors qu’elle annonce défendre une réforme de l’OMC la rendant plus efficace, elle n’est pas exempte de mesures qui s’inscrivent dans la logique de « guerre commerciale » : le Zero Net Industry Act, qui vise à soutenir l’amélioration environnementale des techniques de production, est une réponse aux mesures prises aux États-Unis ou en Chine allant dans le même sens.
Conclusion
Depuis 2008, l’ère du libre-échange généralisé semble révolue. L’OMC est en crise, plusieurs pays se replient sur leurs intérêts propres et on a assisté à une guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis. La guerre en Ukraine a aussi renforcé la logique de « mondialisation entre amis ». Enfin, les effets environnementaux du commerce international poussent à un encadrement des échanges.
Dans ce contexte difficile, la position « traditionnelle » de l’UE, de défense du multilatéralisme et de promotion du libre-échange (en tous cas pour la plupart des secteurs…) est mise à mal. Le concept d’autonomie stratégique ouverte permet de cadrer les directions prises par la politique commerciale : lutter contre les situations de dépendance, recentrer les échanges et les chaînes de valeur vers des économies « alliées » tout en maintenant la volonté de développer le commerce international. Les politiques commerciales sont aussi mises au service de l’ambition environnementale de l’UE, qui a émergé à partir de 2019.
Cette ambition est en partie explicable par les résultats des élections européennes de cette année-là. La poussée des candidats « écologistes » a conduit à l’instauration du « Pacte vert » et a encouragé la volonté européenne de se présenter comme une zone « modèle » du point de vue environnemental. Le fait que le groupe écologiste ait perdu 19 sièges et soit passé derrière les « Conservateurs et réformistes » menés par le parti de Giorgia Meloni, mais aussi derrière le groupe d’extrême-droite « Identité et démocratie » pourrait changer la donne…
Notes
[1] Dans un discours à l’Atlantic Council en avril 2022, Janet Yellen, secrétaire au Trésor des États-Unis, a défendu la recherche du « friendshoring », c’est-à-dire le recentrage des échanges commerciaux et des investissements internationaux vers des « pays de confiance ».
[2] Calculé comme la demi-somme des exportations et des importations mondiales des biens et services en pourcentage du produit intérieur brut (PIB) aux taux de changes courants.
[3] La liste de ces biens et services est établie en annexe 19 du traité (voir https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/PDF/?uri=OJ:L_202400866#page=1353). Il s’agit de produits censés favoriser la transition climatique. On y retrouve par exemple les cellules de panneaux photovoltaïques ,les moteurs d’éoliennes, les services de l’économie circulaire, etc.
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