11 avril 2025

En 2015, nous avions montré de quelle manière le bonheur mobilise les cadres des grandes entreprises privées dans leur travail. L’article propose de revenir sur ces résultats en bénéficiant de l’éclairage d’un domaine comprenant lui aussi des cadres mais qui exercent une fonction de service public, celui de l’enseignement et de la recherche à l’université. Dans cet univers académique, la rhétorique du bonheur est également présente, alimentée par les modalités particulières d’exercice de la profession d’enseignant-chercheur. Toutefois, nous souhaiterions montrer que cette composante expressive du bonheur au travail ne fait pas tout. Souvent, elle masque des relations de concurrence que notre analyse des cadres des multinationales avait probablement sous-estimées.

Gaëtan Flocco
Enseignant-chercheur en sociologie à l’université d’Évry Paris-Saclay

Le bonheur au travail est souvent associé aux cadres. Nombre d’études issues de cabinets de conseil sont consacrées à cette question afin de valoriser et rendre attractif leur travail. Les sociologues soulignent parfois cette caractéristique de leur rapport au travail, liée aux conditions de réalisation et de rémunération de leur activité (Baudelot, Gollac et al., 2003). Il y a quelques années, dans une recherche visant à saisir les ressorts du consentement des cadres, nous avions identifié certaines composantes expressives et idéologiques de ce bonheur dans leurs discours, telles que l’intérêt pour le collectif de travail, le contenu même de leur activité à travers la passion qu’elle suscite ou encore les marques de reconnaissance d’un travail bien fait (Flocco, 2015).

Nous souhaiterions saisir l’occasion de ce dossier pour revenir sur ces résultats et les nuancer quelque peu. Pour ce faire, nous bénéficions de l’éclairage d’un domaine que nous connaissons bien, lui aussi peuplé de cadres mais exerçant une fonction de service public, celui de l’enseignement supérieur et de la recherche. Dans cet univers, la rhétorique du bonheur est également présente, alimentée par les modalités particulières d’exercice de la profession. Toutefois, nous montrons que cette composante expressive du bonheur au travail ne fait pas tout. Souvent, elle masque des relations de concurrence (Bourdieu, 2001 ; Stenger, 2017 ; Courpasson, 2019) que notre analyse des cadres des multinationales avait probablement sous-estimée.

Pour mener cette sorte d’auto-critique, nous revenons sur le travail que nous avions effectué auprès d’une cinquantaine de cadres de différentes multinationales françaises et nous nous appuyons sur la connaissance que nous avons du monde universitaire. Celle-ci provient de notre propre expérience de ce champ ainsi que d’une enquête réalisée auprès de chercheurs et ingénieurs qui créent des biotechnologies et qui évoluent en grande partie dans le milieu académique. L’intérêt de l’éclairage apporté par les cadres du monde universitaire est qu’il permet d’effectuer une sorte de comparaison de ces questions entre les secteurs public et privé, laissant ainsi apparaître des convergences en dépit de leurs spécificités respectives.

Les cadres, des dominants dominés

D’abord, il faut rappeler que la notion de cadre n’est pas aisée à définir. Elle pose régulièrement un problème de définition, que ce soit dans son usage courant, parmi les cadres, ou bien dans les travaux de sciences sociales qui les étudient. Certains salariés, ayant pourtant le statut de cadre, se demandent par exemple s’ils font réellement partie de cette catégorie, compte tenu de la diversité des profils, des fonctions, des niveaux hiérarchiques ou encore des secteurs d’activité (Bosc, 2008). En sociologie, la réaction la plus fréquente est de considérer que la notion de cadre est trop hétérogène pour être pertinente. Elle est alors appréhendée comme une sorte de groupe « fourre-tout » qui ne peut être représentatif d’un ensemble d’individus dotés de conditions, de représentations et de pratiques communes. Ainsi, la plupart des observateurs se demandent souvent : « quel rapport peut-il y avoir entre un cadre dirigeant siégeant au conseil d’administration d’un grand groupe et un cadre expert qui fait « tourner » des codes de calculs à longueur de journée et qui n’exerce lui aucune fonction d’encadrement ? »

Pourtant, comme l’a montré Luc Boltanski, la catégorie possède en France une certaine pertinence socioprofessionnelle qui a marqué l’histoire sociale et politique du pays (Boltanski, 1982). À partir des années 1930, des associations de cadres et d’ingénieurs ont été créées, puis ensuite des syndicats. Après la Seconde Guerre mondiale, ces derniers ont continué à se développer tandis qu’une caisse de retraite spécifique, une association pour l’emploi, une catégorie propre aux cadres dans la nomenclature de l’Institut national de la statistiques et des études économiques (Insee) ou encore des revues qui s’adressent prioritairement à eux ont vu le jour. Difficile donc de nier l’impact d’une telle catégorie, notamment dans la construction des identités professionnelles et des modes de vie des salariés.

Plus récemment, la linguiste américaine Catherine Liu a interrogé la manière dont la sociologie contemporaine analyse habituellement les « cadres et professions intellectuelles supérieures » (Liu, 2022). Animée par une prétendue neutralité et donc dénuée de perspective critique, cette approche descriptive se contente selon l’auteure de délimiter les contours de cette catégorie en accordant une priorité particulière aux différenciations sociales (selon l’origine, le genre, la formation, le secteur, la fonction, etc.). Or, pour Catherine Liu, les cadres et professions intellectuelles supérieures constituent une catégorie sociale pertinente : elle désignerait d’abord une classe supérieure de travailleurs intellectuels salariés et diplômés dont la particularité est d’exercer ou d’être vouée à exercer des fonctions d’encadrement tout en ne possédant pas les moyens de production (Liu, 2022, p. 7).

La définition avancée par Catherine Liu rejoint celle proposée par Frédéric Lordon d’un ensemble de travailleurs qui se caractérisent avant tout par leur position ambiguë, soit des « salariés bizarres à la fois matériellement du côté du travail et symboliquement du côté du capital » (Lordon, 2010, p. 11). Pour notre part, nous avons choisi d’employer l’expression de « dominants-dominés » qui synthétise bien la position sociale des universitaires selon Pierre Bourdieu. Elle permet de désigner la fraction dominée de la classe dominante, celle qui détient un volume important de capital culturel mais qui possède moins de capital économique, surtout détenu par la bourgeoisie (Bourdieu, 1984, p. 55). D’un côté donc, les cadres occupent des positions dominantes dans le salariat, en apportant une contribution cruciale au fonctionnement du capitalisme. Mais de l’autre, ils restent avant tout des salariés, qui s’inscrivent dans un rapport social d’exploitation et de domination en position dominée. Cela rejoint également la conception d’un salariat intermédiaire avancée par Alain Bihr qui considère que les cadres appartiennent à une troisième classe, entre le prolétariat et la bourgeoisie, la classe de l’encadrement capitaliste (Bihr, 1989). À l’image de leur définition, le travail effectué par les cadres ne se laisse pas aisément appréhender.

De l’encadrement à l’expertise dans les entreprises et les universités

Le travail concret des cadres est également difficile à étudier car il est souvent varié et polyvalent. Les cadres ne font pas toujours la même chose, ce qui complique la tâche de description d’une « journée type » de travail. La plupart du temps, ils exercent un travail abstrait, « intellectuel », et donc compliqué à analyser car d’un haut niveau de technicité et de spécialisation (Dujarier, 2015). Or, l’observateur ne possède pas forcément la formation nécessaire – donc technique, voire scientifique – pour l’analyser (Cousin, 2008). Par conséquent, on ne sait pas très bien comment décrire leur activité, ni même parfois l’expliquer, comme celle qui consiste à encadrer d’autres salariés. Aux dires de certains « managers », l’activité d’encadrement ne s’apprendrait, ni ne s’expliquerait. Elle reposerait selon eux quasiment sur des dons naturels et innés, tels que le charisme et la personnalité : « on est fait pour ça ou pas », comme le confient certains « managers ».

Les cadres du privé que nous avions rencontrés vivent et travaillent en région parisienne. Leurs entreprises sont des multinationales de l’électronique, du pétrole, de l’aérospatiale et du nucléaire. Dans ces organisations, ils font des choses très diverses. Il y a d’abord ceux qui possèdent le statut de cadre mais qui n’exercent aucune responsabilité hiérarchique. Ce sont les « experts ». Spécialistes très pointus sur un domaine, ils sont ingénieurs, commerciaux ou chefs de projets. Ils conçoivent des programmes informatiques, dessinent des plans de centrales nucléaires, testent des composants électroniques. D’autres encore sont spécialistes de domaines moins techniques, chargés de la communication interne de l’entreprise, des activités commerciales, des ressources humaines ou encore des études de marketing. Les managers intermédiaires, qui ont une activité principale d’encadrement d’autres salariés, dirigent eux des équipes de 3 à 50 personnes. Leurs fonctions consistent à coordonner l’activité, diffuser les informations, gérer les carrières, intervenir pour régler des problèmes et des incidents, ou encore à motiver leurs subordonnés. Souvent d’ailleurs, dans ces entreprises, il s’agit de cadres qui encadrent d’autres cadres.

Enfin, certains dirigent des départements entiers, en ayant sous leur responsabilité plusieurs dizaines d’autres cadres. Ce sont les « cadres dirigeants » ou « cadres supérieurs », proches des directions et des considérations stratégiques. Ils entretiennent des proximités fortes avec le reste des cadres, notamment idéologiques, même si cette sous-catégorie se rapproche davantage des élites économiques, en raison des conditions dont elle bénéficie (en termes de responsabilités, rémunérations, avantages matériels, etc.).

Si le monde académique est différent du monde privé des multinationales, les deux univers partagent tout de même certains points communs. Tout d’abord, une partie du personnel du champ universitaire possède lui aussi un statut de cadre, celui d’enseignant-chercheur de l’enseignement supérieur. Ces derniers sont dotés d’un haut niveau de qualification, souvent diplômés de l’université en ayant obtenu des doctorats ou en étant parfois aussi issus d’écoles d’ingénieurs, d’écoles de commerce ou de grandes écoles (École normale supérieur ‒ Ens ‒, Science Po, etc.) comme le sont fréquemment les cadres du privé. Ensuite, l’université, comme l’entreprise, est confrontée depuis au moins deux décennies à l’introduction d’outils de gestion (Gaulejac, 2012). Dans le monde de la recherche, ce modèle gestionnaire prend par exemple plusieurs formes telles que la bibliométrie, l’attribution de primes en fonction de la performance et de la quantité d’activités effectuées, des logiques de carrière et d’évolution de postes, le recours massif aux nouvelles technologies pour dématérialiser le travail ou encore la mise en concurrence des enseignants-chercheurs entre eux lors d’appels à projets destinés à attribuer les moyens. La transposition de ce modèle gestionnaire à l’université produit alors le même type de conséquences qu’en entreprise : la démultiplication des tâches, le travail dans l’urgence et l’impossibilité de le réaliser correctement, tant dans la recherche que dans l’enseignement. Il peut s’accompagner également d’un sentiment de perte de sens, allant parfois jusqu’au burn-out (Gaulejac, 2012)[2].

Tout comme l’activité des cadres d’entreprise, celle des enseignants-chercheurs est difficile à saisir car elle mêle différentes fonctions : la recherche, l’enseignement et l’administration. La recherche est considérée en quelque sorte comme l’activité reine, celle qui concentre toutes les attentions et évaluations. Elle peut prendre des formes variées selon les disciplines (l’expérimentation en laboratoire, l’étude d’archives historiques, l’analyse de banques de données, l’enquête ethnographique, etc.). L’objectif commun aux différentes disciplines reste la publication sous forme d’articles ou d’ouvrages puis la diffusion et la valorisation de ce savoir.

Qu’il soit maître de conférences ou professeur, l’enseignant-chercheur consacre officiellement la moitié de son temps de travail à l’enseignement et l’autre moitié à la recherche (Musselin, 2008). Parallèlement à ces deux types d’activité, il y a ce que l’on appelle les activités administratives qui se déclinent sur les plans pédagogique et scientifique. Pédagogique parce qu’au sein d’un département, la plupart des membres prennent en charge des responsabilités administratives de filières, voire plus importantes de direction (d’unité de formation et de recherche ‒ Ufr ‒, de laboratoire ou de département). Quant aux responsabilités scientifiques, elles recouvrent souvent l’animation de la recherche qui comprend l’organisation de rencontres, la participation à des sociétés savantes et des réseaux scientifiques, les activités éditoriales au sein de comités de rédaction de revue, d’évaluation, etc. Dans le prolongement de ces responsabilités administratives, il y a la fonction qui consiste à siéger dans les différents conseils de l’université. Elle possède une dimension plus politique car elle vise à administrer la vie universitaire, c’est-à-dire gérer et distribuer les moyens, participer aux décisions stratégiques de l’université, impulser des activités, etc. Un autre point commun aux cadres du public et du privé réside dans les nombreuses sources de plaisirs que leur procure cette activité, dont certaines sont marquées par de l’ambivalence.

Les sources de plaisir au travail

Certaines de ces sources de plaisir se caractérisent par d’authentiques satisfactions procurées par leur activité et leur environnement de travail. Leur particularité est qu’elles paraissent correspondre à la réalité vécue par les cadres, en ne souffrant pas de décalage avec le réel, ni d’effets d’illusion ou de déformation lorsqu’elles sont relatées en entretien. Ainsi, l’ensemble des cadres d’entreprise rencontrés valorisent les relations entretenues avec leur entourage direct de travail, comme les collègues, la hiérarchie, les fournisseurs ou encore les clients. Ils disent apprécier « travailler en équipe, se sentir intégrés, avoir un bon contact avec le responsable », et aiment à souligner la « bonne ambiance » qui règne dans leur milieu de travail avec des « équipes assez soudées ». L’autre type de satisfaction régulièrement cité par les cadres est plus directement lié à l’activité exercée et au fait de la vivre de manière passionnée. Ils jugent leur travail attractif et captivant en premier lieu parce qu’il ne se déroule pas de manière répétitive et redondante. Un grand nombre d’entre eux insistent en effet sur l’importance de ne pas s’ennuyer au travail et d’être en mesure « de faire des choses qui ne soient pas les mêmes que la veille, qui ne soient pas des choses routinières ». C’est ce que certains auteurs appellent couramment la dimension expressive du travail (Ferreras, 2007 ; Méda et Vendramin, 2013)[3].

Le sentiment de bonheur au travail est également entretenu par un discours managérial plus marqué. Sa particularité est de se situer davantage en décalage avec la réalité vécue. Source d’un « imaginaire organisationnel leurrant », il suscite l’adhésion des cadres à des promesses non tenues dans le travail et donc illusoires (Gaulejac, 2011, p. 283). Il se manifeste par exemple par l’autonomie qu’ils valorisent souvent lors des entretiens. Les cadres insistent pour se démarquer du travail des ouvriers à la chaîne ou des caissières de la grande distribution, qui seraient, selon eux, totalement contraints et dominés. Sauf que cette adhésion à l’autonomie s’exprime de façon ambivalente, comme le remarquent fréquemment les sociologues du travail, et même de façon contradictoire. Les cadres, dans le même temps, contrebalancent cette autonomie qu’ils décrivent par les nombreux objectifs qui brident leur initiative. Plus encore, certains vont jusqu’à reconnaître que l’autonomie n’est pas synonyme de liberté mais plutôt d’auto-exploitation, comme ce cadre reconnaissant que « [son] autonomie à [lui], c’est de rester tard si [il veut] ! ». Nombreux sont les cadres à reprendre également la métaphore sportive de la performance ou de l’excellence au travail. Ils disent aimer relever des défis, des challenges élevés difficiles. Ils pointent cela comme le moteur principal, le côté grisant du travail, sans doute davantage que la rémunération. Mais comme pour l’autonomie, leurs discours sur la performance est le plus souvent caractérisé par des contradictions. D’un côté, ils disent aimer travailler sous un niveau élevé de pression qui leur procure, expliquent-ils, une sorte d’adrénaline. Mais de l’autre, lorsque l’on creuse les entretiens, ces mêmes cadres reconnaissent que cette façon de concevoir le travail génère aussi beaucoup de pression.

Du côté des cadres universitaires, cette rhétorique du bonheur au travail est également présente dans les discours et représentations. Elle est entretenue par les modalités particulières d’exercice d’une profession offrant d’importantes possibilités de réalisation de soi tout en étant formellement peu contrôlée. Cela est particulièrement le cas lors de la création et de la diffusion des connaissances (Musselin, 2008). En général, dans leurs recherches, les universitaires ont le loisir de travailler sur le sujet qu’ils souhaitent sans qu’une autorité supérieure ne le leur impose[4]. L’intérêt prononcé pour tel ou tel domaine ou sujet en particulier est répandu. Les enseignants-chercheurs y consacrent du temps et de l’énergie parce que, là encore, il suscite chez eux de l’intérêt, voire de la passion, rejoignant celle que l’on constate chez les cadres d’entreprises. On retrouve un processus similaire avec les satisfactions procurées par l’activité d’enseignement dispensée auprès du public étudiant. Celle-ci est avérée lorsque les universitaires ont conscience de dispenser des enseignements intéressants (quand cela est réussi), ponctués de nombreux échanges avec toute la reconnaissance que peuvent témoigner les étudiants en retour. L’exercice du pouvoir au sein de l’institution universitaire apporte lui aussi de multiples formes de reconnaissances et satisfactions symboliques. Le sentiment d’influer sur la réalité universitaire, d’impulser des évolutions ou des transformations au sein de l’institution ou encore de compter au sein de celle-ci rappelle là encore les sources de satisfaction des managers d’entreprise qui exercent d’importantes responsabilités.

Tout comme les cadres d’entreprise confrontés au modèle gestionnaire, les universitaires voient également de plus en plus s’immiscer dans leur institution une idéologie managériale digne de celle de l’entreprise, érigeant la performance comme étalon de la qualité de leur travail (Gaulejac, 2012). L’un des exemples les plus criant d’adhésion à cette croyance managériale, qui s’exprime lui aussi de façon ambivalente, est probablement incarné par la bibliométrie. D’un côté, celle-ci est régulièrement condamnée parce qu’elle enjoint les universitaires à ne jamais s’arrêter de produire. Elle est donc usante parce qu’elle les contraints à travers une logique quantitative et productiviste à publier sous toutes les formes et le plus possible, quitte parfois à republier les mêmes textes. Mais de l’autre, cette logique de la bibliométrie est aussi souvent largement défendue et maintenue comme s’il était inconcevable d’imaginer d’autres critères d’évaluation et de jugement (Gingras, 2014). On peut illustrer la même idée avec la logique du projet. De la même façon que pour la bibliométrie, les universitaires sont prompts à dénoncer le temps et l’énergie passés à l’élaboration des coûteuses réponses aux appels à projets tout en y participant activement, y compris dans la conception et l’animation de ces projets, qui là encore, font partie des critères d’évaluation de leur activité. Ces composantes essentiellement expressives et idéologiques du bonheur au travail illustrent l’idée répandue en sociologie selon laquelle l’engagement des salariés dans leur activité ne serait réductible ni à l’appât du gain, ni à la seul contrainte salariale (Boltanski, Chiapello, 1999). Toutefois, cette composante expressive du bonheur au travail ne fait pas tout. Souvent, elle masque des relations de concurrence que notre analyse des cadres des multinationales a probablement sous-estimée (Flocco, 2015).

Un angle mort : la concurrence entre les cadres

Comme nous l’avons mentionné précédemment, les cadres insistent souvent durant les entretiens sur la bonne ambiance qui règne au sein du collectif de travail. Ils attachent de l’importance aux échanges relationnels, avec notamment des collègues qu’ils estiment intéressants, cultivés et avec lesquels il est possible de devenir amis, partager des barbecues, voire même partir en vacances. Ce constat n’est pas forcément faux. Il peut régner sur leur lieu de travail une bonne ambiance passagère, s’étendant sur plusieurs années, que j’ai par exemple moi-même vécue à l’université. Mais il peut aussi exister une « fausse bonne » ambiance, apparaissant comme une sorte d’affichage positif, presque un peu forcé. Une bonne entente peut effectivement se former au sein d’un collectif de travail mais celle-ci peut également dissimuler des enjeux de carrière, de pouvoir, voire des coups bas et de la violence.

On y retrouve alors les comportements et ressorts psychologiques typiques de la logique managériale : ceux du mensonge au travail (Rolo, 2015), de la manipulation et de l’imposture (Gori, 2015) ou encore de la perversion narcissique (Joly, 2024). C’est le cas par exemple d’individus qui jouent un double jeu, se font passer pour ce qu’ils ne sont pas, et défendent des positions contradictoires à l’aide de la maxime « en même temps ». Autant de caractéristiques comportementales et psychologiques qui peuvent également laisser place à des phénomènes plus violents tels que l’emprise, le harcèlement moral ou sexuel et conduire à des phénomènes de burn-out.

Cette « fausse bonne ambiance » est probablement le corollaire de la concurrence et de la forte rivalité qui règnent entre les cadres. Elles sont particulièrement difficiles à saisir à travers des entretiens uniques avec les enquêtés, comme ce fut le cas pour l’enquête réalisée auprès des cadres des multinationales. Elles s’observent en revanche très bien dans des situations où l’on est immergé dans les lieux de travail pendant plusieurs mois, voire plusieurs années. De telles attitudes peuvent être dissimulées parce que les enquêtés veulent faire bonne figure lors d’une unique rencontre, en ne relatant pas toujours cette réalité peu reluisante d’une concurrence exacerbée qui règne entre eux. Elle est d’autant plus difficile à saisir que les personnes qui vivent ce type de situation n’en ont pas toujours conscience, en adoptant une attitude de déni. Par conséquent, elles ne sont pas toujours en mesure de les exprimer auprès du sociologue lorsque celui-ci se déplace sur leur lieu de travail pour les interviewer à une unique occasion.

Sébastien Stenger et David Courpasson ont bien analysé ces mécanismes qui placent les cadres dans des situations de concurrence dans les entreprises. Pour le cas des cabinets d’audit et de conseil, Sébastien Stenger décrit un dispositif managérial appelé « up or out » (Stenger, 2017). Ce système contraint les auditeurs à être toujours plus performants pour progresser dans leur carrière s’ils espèrent rester dans le cabinet. Sinon, ils sont contraints de le quitter. Cela conduit les auditeurs à devenir « des entrepreneurs de leur réputation » et à être constamment dans des postures de « vente de soi-même ». Il s’agit là d’une logique qui rappelle pleinement celle à l’œuvre dans les universités, où les places de titulaires sont rares, donnant lieu à une hyper sélection combinée à des logiques d’alliances et de clans ainsi que des silences complices face aux injustices (Combes, 2022). Le jeune chercheur diplômé d’un doctorat et en recherche de poste peut se voir alors exclu des réseaux et ainsi ne jamais accéder à un poste de titulaire s’il ne se conforme pas aux attentes de sa discipline, en termes d’orientation et de niveau de performance, faisant écho au système « up or out » des cabinets d’audit et de conseil.

David Courpasson, dans un livre paru en 2019, utilise quant à lui la métaphore du cannibalisme pour décrire cette compétition qui conduit les salariés, et en particulier les cadres, à se « bouffer entre eux » pour un poste, pour une prime ou pour « être le meilleur » (Courpasson, 2019). Cette logique de la concurrence et de la rivalité les pousse alors à devenir étrangers aux autres, même à ceux qu’ils connaissent et qu’ils considèrent pourtant comme leurs amis. Elle les conduit à commettre des choses « qui ne se font pas » et qui contreviennent à l’éthique, aux valeurs et au respect d’autrui. Là encore, impossible ici de ne pas penser au fonctionnement du monde académique : les compromissions, l’importance comme il est souvent dit d’« être fort » dans un domaine en particulier en étant reconnu par ses pairs (à travers l’obtention de prix, l’accumulation de publications et d’interventions médiatiques), tout cela fait étrangement écho à la compétition et à la rivalité existant entre les cadres d’entreprise[5].

Pour conclure

Le bonheur au travail est bien une composante du rapport au travail des cadres. La bonne ambiance qui caractérise les collectifs de travail, la dimension expressive que procure le contenu de leur activité ou encore la reconnaissance de la contribution qu’ils apportent à leurs collègues et à l’entreprise constituent des sources de satisfaction indéniables. Sans compter l’adhésion certes plus ambivalente à certaines valeurs managériales telles que l’autonomie et la performance dans le travail. Face à ce constat que nous avions établi il y a quelques années en analysant le consentement au travail des cadres de multinationales, l’analyse du travail des cadres à l’université peut servir de miroir inversé. En dépit de leurs différences structurelles, le monde de l’entreprise et celui des universités semblent se ressembler de plus en plus en ayant en commun le modèle gestionnaire (Gaulejac, 2012). L’expérience de longue durée du champ académique montre ainsi que les satisfactions apparentes qui peuvent également caractériser le rapport au travail des universitaires dissimulent en réalité des fissures importantes au sein de ces mêmes collectifs et ce en raison d’une concurrence exacerbée liée à l’extension du modèle gestionnaire de l’entreprise dans le monde universitaire.

Outre cette concurrence, une autre dimension mériterait une analyse approfondie mais n’a pu être traitée dans ce texte faute de place. Il s’agit de la dimension financière, elle aussi régulièrement évacuée durant les entretiens par les cadres de ce qui compte dans leur travail en entreprise. À l’université, cet intérêt pour le gain financier est souvent masqué derrière le discours noble de la libido sciendi, la passion de connaître la vérité qui est effectivement censée guider les travailleurs du champ scientifique mais qui en définitive semble être loin de constituer le seul moteur de l’action (Bourdieu, 2001). Comme pour les logiques concurrentielles, les motifs financiers tendent à être masqués et sont alors difficilement saisissables par une enquête sociologique qui s’en tiendrait à des entretiens ponctuels. Pourtant, parvenir à mieux appréhender ces logiques financières qui président à l’action des cadres permettrait de mieux comprendre et de relativiser la dimension expressive du bonheur au travail.

Notes

[1] Pour mener cette enquête, nous avons réalisé une quarantaine d’entretiens auprès de divers acteurs de ce domaine, une vingtaine de témoignages écrits d’étudiants de master en biologie de synthèse et une vingtaine d’observations dans différentes organisations, dont huit débats consacrés à des innovations technoscientifiques en tant que participants.

[2] Un article du Monde relate ainsi plusieurs cas de burn-out d’enseignants-chercheurs face à la pénurie de moyens, la pression croissante et aux différentes formes de maltraitances exercées dans les universités (Gourdon et al., 2021).

[3] Pour notre part, nous avions désigné cet ensemble de satisfactions à l’aide du concept bourdieusien de profits symboliques. Ces profits permettent notamment de garantir l’investissement des salariés dans le travail tout en méconnaissant sa vérité objective, l’exploitation (Bourdieu, 1996).

[4] Du moins formellement car on ne peut exclure des phénomènes de contraintes implicites ou d’autocensure exercés par les collègues, les situations de précarité ou encore le manque de temps, les enseignants-chercheurs pouvant rapidement se retrouver exposés à de nombreuses sollicitations et tâches.

[5] D’ailleurs, à certains passages, David Courpasson l’évoque brièvement, notamment lorsqu’il aborde les méfaits de la « fureur calculatoire » (Courpasson, 2019, p. 79).

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