11 avril 2025

Les trajectoires descendantes de personnes issues de milieux favorisés sont en hausse dans la société française et font l’objet d’un intérêt scientifique renouvelé. Donnant souvent lieu à une fragilisation à la fois matérielle et symbolique, celles-ci invitent à réinterroger la problématique du bonheur au travail. L’analyse de quatre récits de déclassement dans des secteurs contrastés (restauration, coiffure, transport routier), parfois entremêlés à des expériences de stigmatisation, permet de donner une réponse nuancée à cette question. Notre approche intersectionnelle montre comment les positions de classe, de genre et de race façonnent les manières de s’accommoder du déclassement. La mise en avant des aspects plaisants du métier actuel rend aussi plus dicible, face aux enquêtrices, la souffrance passée ou présente au travail.

Margot Roisin-Jonquières
Doctorante en sociologie (CMH, EHESS)

Pauline Vallot
Maîtresse de conférences en sociologie (IREDU, UBE), affiliée à l’Institut Convergences Migrations

Martina Vignoli
Doctorante en géographie et sociologie (LARSH, UPHF), affiliée à l’Institut Convergences Migrations

Introduction

Certaines représentations du déclassement ont été nourries par les récits d’établi∙es dont le travail en usine relevait d’un engagement politique néanmoins associé à des désajustements pouvant produire un rapport malheureux au travail (Linhart, 1981). Plus récemment, les reconversions de cadres s’orientant vers des métiers manuels moins rémunérés sont souvent comprises comme volontaires et s’inscrivant dans une quête de sens au travail, source de rétributions symboliques (Denave, 2015 ; Dain, 2023). D’autres types de déclassement, davantage subis, ont pu être analysés comme une source de souffrance, en particulier dans le cadre de trajectoires d’exil (Hachimi Alaoui, 2007 ; Wang 2017).

À la suite de ces travaux, cet article vise à éclairer les conditions dans lesquelles un déclassement peut être perçu comme acceptable voire souhaitable, et la nouvelle position professionnelle, source de satisfaction. Le propos porte à la fois sur la mobilité intergénérationnelle (relativement à la position sociale des parents) et professionnelle (changement de métier en cours de vie). En complément d’approches plus centrées sur la classe (Peugny, 2009), nous mettrons également l’accent sur le rôle des rapports sociaux de genre et de race dans la compréhension de ces déclassements et de leurs effets sur le bonheur au travail.

Il est intéressant de saisir les trajectoires de déclassement au prisme du genre[1]. Plus diplômées que les hommes, les femmes occupent plus souvent un emploi inférieur à leur niveau de qualification (Lemistre, 2017). En revanche, elles vivent moins souvent un déclassement intergénérationnel que les hommes si on se réfère à la position que les unes et les autres occupent par rapport à leur ascendant∙e de même sexe[2]. Changer d’emploi peut constituer un déplacement dans l’espace social qui expose à de nouvelles normes professionnelles genrées (par exemple relatives aux pratiques vestimentaires ou à la mixité des collectifs de travail) en raison des spécificités des situations de travail ainsi que de la double ségrégation verticale et horizontale du marché du travail[3]. On peut alors se demander ce que la socialisation genrée qu’implique le déclassement de certains individus fait au rapport plus ou moins heureux au travail.

La prise en compte des trajectoires migratoires et des assignations racialisantes[4] à l’œuvre dans la société française contemporaine (Mazouz, 2017 ; Talpin et al., 2021 ; Brun et al., 2022) enrichit également la compréhension de la mobilité sociale et du rapport que les individus entretiennent à leur travail. À la suite d’Abdelmalek Sayad (1999), la sociologie a largement documenté les souffrances qui accompagnent l’expérience de la migration. Désormais disponibles en France pour un usage scientifique encadré (Le Minez, 2020), les statistiques ethniques fournissent en outre des indices objectifs et subjectifs du degré d’exposition des individus aux discriminations raciales (pays de naissance détaillé des parents, confession et port de signes religieux, ressenti d’appartenance, vécu auto-déclaré de la discrimination, etc.). Malgré ces contraintes, les personnes immigrées et/ou racisées[5] qui ont vécu un déclassement peuvent parfois, sous certaines conditions, exprimer une forme de satisfaction au travail.

Pour étayer ces pistes de réflexion, nous analyserons ici les rapports au travail de quatre individus en situation de déclassement intergénérationnel, rencontrés dans le cadre de nos trois recherches respectives (voir encadré). Ces études de cas ont été choisies pour leur caractère atypique, les enquêté·es se démarquant à divers degrés du reste de nos corpus. L’enjeu n’est donc pas de généraliser les résultats à l’ensemble de la population déclassée, mais plutôt de partir de « configurations et pratiques marginales » pour créer « un effet de loupe sur les normes, en rendant saillantes d’autres logiques […] renforcées dans ces situations » (Olivier, 2023, p. 11).

Un second enjeu est relatif aux conditions singulières de production de ces récits sur le rapport au travail. Celles-ci sont façonnées par le désir de se présenter aux sociologues sous un jour heureux et par la réticence à révéler des aspects intimes de sa trajectoire, à l’instar d’une précarité matérielle ou d’expériences négatives survenues sur le lieu de travail. C’est ainsi qu’on peut recontextualiser les gratifications mises en avant par les enquêté·es comme des manières de relativiser leur déclassement en situation d’entretien. Souvent discrètes en début de rencontre, les marques d’une lassitude ou d’un rapport insatisfait au travail s’expriment plus fréquemment à mesure que la relation de confiance avec l’enquêtrice s’installe.

La première partie de l’article expose les trajectoires sociales et professionnelles des enquêté·es. Dans la seconde, nous explorons les différentes ressources dont disposent ces enquêté·es déclassé·es et minorisé·es pour valoriser leur travail malgré tout, et l’envisager comme une source de satisfaction.

1. Présentation des enquêté·es

Zita Edem

Zita Edem[9] travaille comme coiffeuse en France et, par contraste avec la plupart des immigré‧es rencontré‧es, elle présente son travail comme satisfaisant malgré le déclassement qu’elle a vécu : « je fais ce que j’aime […] cela me correspond vraiment ». Âgée de 40 ans, elle a grandi au Togo avec sa mère, enseignante diplômée en France, devenue secrétaire dans le public suite à des problèmes de santé. Après une scolarité dans le privé, Zita émigre au Sénégal puis en France pour mener des études de droit, qu’elle finance grâce à l’aide de son père, haut fonctionnaire, et à l’occupation d’emplois en tant qu’intérimaire (préparatrice de commandes et téléconseillère). Après la validation d’un master 1, elle devient gestionnaire de dossiers et agente d’accueil à la Caisse d’allocations familiales (Caf), un poste pour lequel elle s’estime « surdiplômée ». Elle y subit du harcèlement à caractère raciste[10] et grossophobe (Carof, 2021) de la part de ses collègues, qui lui adressent des moqueries répétées (« après une collègue […] dit “Ah ton pantalon là ! Il te boudine” […] et puis quand tu réagis, on te dit : “nan, tu entends des voix” »). La seule autre collègue non blanche du service, dont les parents sont marocains, est également confrontée à des comportements hostiles. Les remarques ayant redoublé d’intensité après sa démarche de signalement auprès du manager, Zita décide à 28 ans de créer une micro-entreprise et travaille comme coiffeuse à domicile spécialisée dans le tressage et la pose d’extensions. Cet emploi lui rapporte moins de 1000 euros par mois et s’accompagne d’horaires de travail extensifs (30 à 60 heures par semaine). Plusieurs raisons, détaillées par la suite, expliquent la valorisation par Zita d’un emploi pourtant pénible et peu rémunéré.

Roberto Rossi

Roberto Rossi, chef de partie[11] de 36 ans, originaire de Naples, a entrepris un déclassement volontaire. Issu d’une famille qu’il présente comme bourgeoise avec un père ingénieur et une mère au foyer, il se décrit comme la « brebis galeuse » de la famille. Ses frères et sœurs sont diplômé‧es du supérieur. En quête d’indépendance, il a commencé à travailler après le bac, contre la volonté de ses parents. Après trois ans d’ingénierie biomédicale, il s’inscrit à la faculté de médecine vétérinaire, qu’il finit par abandonner. Il résume son parcours ainsi : « j’aimais cuisiner, mais la voie c’était celle-là : baccalauréat scientifique puis à l’université Ingénierie, comme papa […] au final je suis content de ce que j’ai fait, même si les choses se sont faites naturellement, les occasions se présentaient et moi je disais “oui” ». Selon Roberto, cette carrière dans les cuisines n’était cependant pas le fruit d’une décision à contre-courant ou d’une rébellion envers sa famille. Il s’agit plutôt d’une passion nourrie aux côtés de sa grand-mère, puis de sa mère, mais aussi de son oncle et de sa tante, dont il garde encore précieusement les recettes. Pour lui il ne s’agit pas d’une vocation ni d’un talent particulier, mais de quelque chose qui relève de son identité familiale et, par conséquent, de sa culture nationale : « J’ai toujours baigné dans ça ».

Tiana Reis

Tiana Reis, Brésilienne de 42 ans, est employée elle aussi en tant que cheffe de partie dans un restaurant parisien. Elle est arrivée en Europe en 2013. Insatisfaite de sa carrière dans le secteur financier au Brésil (elle était cadre dans une banque), elle a décidé de tout quitter pour s’inscrire à une école de cuisine en Italie, une destination qu’elle idéalisait en raison d’une culture gastronomique mondialement réputée : « Je voyais l’Italie comme la référence pour la gastronomie». Lors de son arrivée à Milan, elle subit des formes d’assignation à sa nationalité brésilienne[12] par les commentaires stigmatisants de ses collègues, qui remettent en cause sa légitimité professionnelle en la sexualisant. Quand, huit ans après, elle décide de repartir pour Paris, « l’école italienne » prime dans son curriculum et lui permet d’intégrer un restaurant italien dans la capitale. Face à d’autres collègues non italien·nes, Tiana se sent davantage légitime et compétente pour faire de la cuisine italienne, bien qu’elle-même soit brésilienne. Elle peut alors investir en France des compétences valorisées acquises dans le pays européen de première installation. De plus, elle bénéficie d’un white-passing qui ne la démarque pas, dans son apparence, de ses collègues italien∙nes. Cette valorisation symbolique facilite l’entretien d’un rapport heureux à son travail.

Caroline Guillard

Française, Caroline Guillard se présente enfin comme issue d’une famille « de la haute bourgeoisie lyonnaise ». Son père, dessinateur textile, est fils d’un ingénieur et d’une professeure des écoles. Sa mère, vendeuse devenue comptable suite à une reprise d’études et avec laquelle elle a grandi, est en revanche issue des classes populaires : sa mère était employée de maison et son père ouvrier linotypiste. Du point de vue de la profession de son père, mais aussi de celle de ses deux sœurs plus jeunes (infirmière dans un hôpital parisien et juge), son entrée dans le métier de conducteur routier s’apparente à un important déclassement. Il s’agit aussi d’une transgression importante des normes de genre familiales : au moment de son orientation en troisième, alors qu’elle désire s’inscrire en brevet d’études professionnelles (BEP) mécanique, son père l’inscrit en BEP secrétariat-comptabilité, jugé plus en adéquation avec son statut de femme. Ses aspirations enfantines à devenir chauffeur routier (« depuis l’âge de 4 ans, j’ai toujours bavé devant les semi-remorques et j’ai toujours voulu faire ça ») se concrétiseront finalement bien plus tard, après plusieurs années à occuper des emplois de bureau, notamment dans le secteur du transport en secrétariat, en comptabilité ou encore comme responsable d’exploitation. Diplômée d’un brevet de technicien supérieur (BTS) en comptabilité, c’est finalement à l’âge de 30 ans[13] qu’elle entame une reconversion qu’elle présente sous le mode de la réalisation d’une vocation empêchée : « j’envoyais des chauffeurs à l’autre bout du monde et moi je restais dans mon bureau, et ça m’a rendu dingue, mais dingue !».

Conductrice de poids lourds depuis vingt ans au moment de l’entretien, elle transporte des denrées alimentaires dans toute la France. Le fait de faire de la longue distance la place assez haut dans la hiérarchie symbolique des positions professionnelles du transport routier. Caroline revient cependant à plusieurs reprises sur ses difficultés à s’intégrer, en tant que femme, dans les collectifs de conducteurs. Elle évoque longuement les comportements sexistes auxquels elle est confrontée, par exemple dans les restaurants routiers : « [quand j’y entrais] ça leur bouleversait la soirée, donc, déjà moi j’étais très mal à l’aise, je me sentais pas bien ».

2. Inconforts et réconforts au travail

Si la mobilité sociale descendante peut occasionner de multiples désajustements des habitus de classe, elle a également des effets sur les expériences de minorisation de genre et de race. La prise en compte des différentes dimensions de la mobilité sociale permet de décrire plus finement les rapports subjectifs au travail. Même si l’on tend à considérer ce type de mobilité comme une source de souffrance au travail, les personnes en situation de déclassement ne sont pas démunies de toute ressource pour obtenir des gratifications symboliques, et en tirer des formes de satisfaction. Elles peuvent s’orienter vers l’entrepreneuriat pour atténuer leur exposition à certaines formes de racisme, concevoir leur travail comme la réalisation d’une vocation professionnelle, redéfinir le sens de leur activité en insistant sur ses dimensions intellectuelles, esthétiques et gestionnaires au détriment des dimensions les plus physiques, ou encore affirmer leur valeur par des formes de mises à distance de leurs collègues moins diplômé·es.

Se mettre à son compte pour se préserver du racisme

Encouragée par les pouvoirs publics[14], la mise à son compte est souvent utilisée par les personnes racisées pour contourner les discriminations raciales à l’œuvre dans l’emploi salarié (Bernard, 2023). Alors qu’elle souhaite changer d’emploi, Zita perçoit l’auto-entrepreneuriat dans la coiffure comme un moyen de se protéger de la stigmatisation subie précédemment, et comme une voie accessible étant donné la faiblesse des investissements nécessaires pour se lancer. La fonction protectrice de son métier est renforcée par sa spécialisation dans la transformation du cheveu Afro, « objet de valorisation qui ne peut être pensé séparément de la question de l’identité noire mais également de celle du genre » (Bédinadé, 2022, p. 19). En tant que patronne, elle est en outre en mesure de poser des limites face aux clientes qui lui « parlent mal », lui évitant ainsi d’avoir « le moral à zéro ».

Cet accès de Zita à l’entreprenariat est facilité par des ressources auxquelles n’ont pas toujours accès les autres immigré∙es déclassé∙es. Son père ayant obtenu la nationalité française durant la colonisation, elle a été naturalisée dès son arrivée en France. Cela lui a non seulement permis d’échapper à l’incertitude juridique souvent associée à l’exil et qui entrave la capacité à se projeter dans un nouveau métier (Hachimi Alaoui, 2007), mais aussi de s’extraire de l’urgence permanente pour s’engager dans une nouvelle formation. Son accès à un logement lui a en outre permis d’aménager un espace pour recevoir chez elle certaines clientes. Ces atouts statutaires et résidentiels ont façonné son expérience du déclassement et sa manière de s’y accommoder.

Se dire passionnée par son métier

Les enquêté·es peuvent aussi mobiliser un prisme vocationnel pour parler de leur trajectoire. Ils et elles semblent ainsi se représenter leur déclassement comme le produit d’un choix volontaire, alors que l’examen de leurs bifurcations professionnelles révèle que celles-ci sont aussi façonnées par des faisceaux de contraintes.

Tiana a entrepris sa reconversion au métier de cuisinière après 10 ans de travail dans le secteur bancaire qu’elle présente sur un ton critique comme « le monde corporate, les gens, leur façon de faire au travail… au bureau ». Elle a vécu ce qu’elle décrit comme un « écroulement mental » (crollo mentale) et, suite à un cours de cuisine, a choisi d’approfondir ses connaissances dans ce milieu. C’est au cours de cette période qu’elle a décidé de s’orienter vers ce métier qui lui apporterait davantage d’épanouissement : « Je me suis dit : pourquoi ne pas faire quelque chose qui me plaît ? Parce que le temps va passer de toute façon : le temps passe, que je fasse ce que j’aime ou pas ». Malgré les mises en garde de son entourage quant aux coûts de l’abandon d’une carrière de cadre à l’âge de 34 ans, elle n’a jamais perçu ce choix comme une prise de risque. « Amoureuse de la gastronomie italienne » et motivée par la passion de ce nouveau métier, elle a néanmoins dû surmonter d’importantes difficultés sur le plan financier, en particulier après la crise du Covid-19, lorsqu’elle a dû faire face à l’inflation : « [entre] les impôts, les factures du chauffage […], je ne gagnais que 1200 euros et je payais un loyer de 600 euros pour une chambre en colocation, plus les factures : je ne pouvais pas, je n’avais plus d’argent ». Elle vit alors à Milan, l’une des villes les plus chères d’Italie, et malgré ses 48 heures hebdomadaires de travail, est contrainte de demander une aide financière à sa mère. Cette situation de dépendance économique à plus de 40 ans est alors particulièrement disqualifiante à ses yeux.

À l’issue de cette période difficile, Tiana poursuit dans cette voie professionnelle, en optant toutefois pour un nouveau projet migratoire. Elle quitte Milan pour Paris, ce qui lui permet d’accéder à un poste de cadre en cuisine mieux rémunéré, augmentant ainsi son niveau de vie sans mettre fin à la précarité administrative liée à son statut extra-européen. Si la parenthèse italienne constitue pour elle un souvenir douloureux en raison de la précarité dans laquelle elle se trouvait alors, elle est convaincue que cette expérience a été essentielle pour sa carrière, et surtout pour la quête du bonheur au travail.

Investir les dimensions non manuelles du métier

Lorsqu’elles sont déclassées, certaines personnes peuvent importer, dans leur milieu professionnel d’arrivée, de nouvelles manières de faire et de percevoir le travail. Par exemple, lorsqu’elles arrivent dans des mondes professionnels caractérisés par une importante pénibilité physique, elles peuvent combiner les savoir-faire manuels au cœur de leur métier avec des pratiques relevant d’autres registres. Cela s’observe particulièrement chez des enquêté·es disposant de capitaux culturels importants.

Dans son nouveau métier de coiffeuse, Zita met par exemple à profit des compétences rédactionnelles et administratives développées pendant ses études de droit puis dans son emploi à la Caf, ce qui lui permet d’entretenir un rapport distinctif et valorisant à son activité. Tout en évoquant la découverte de la pénibilité physique de son travail – « au début ça a été très difficile, j’ai eu des courbatures », elle souligne sa maîtrise des outils informatiques, de communication et de comptabilité pour gérer son entreprise. Elle met en outre son métier en lien avec un goût précoce pour les activités artisanales et artistiques – « tout ce qui est beauté, arts plastiques, ce sont des choses que j’aime bien » –, qu’elle pratique également sur son temps de loisir (réalisation de peintures abstraites, confection des vêtements). Par contraste avec son orientation en droit, qu’elle décrit comme subie, son métier actuel est pour elle une source d’épanouissement, malgré les faibles revenus associés. Elle explique qu’il lui permet de garder « l’esprit libre » et de se dégager d’une certaine « charge mentale ». Son propos reflète ainsi sa familiarité avec la culture « psy », consolidée par ses lectures, caractéristique des classes moyennes et supérieures (Schwartz, 2011).

Caroline Guillard, de son côté, valorise particulièrement la dimension gestionnaire de sa nouvelle activité. Elle indique par exemple qu’elle enregistre systématiquement les palettes Europe qu’elle charge et décharge dans un tableau Excel, sur lequel elle note le numéro de la lettre de voiture[15], la date et le lieu où elles sont déposées. Cela lui permet d’entretenir une certaine proximité avec son patron et de marquer une certaine forme de mépris pour ses collègues : « Quand on leur demande de remplir un tableau pour leurs frais, pour gagner du pognon, ils savent le remplir le tableau ! Eh ben, c’est la même chose pour les palettes ».

Ces enquêtées valorisent ainsi les dimensions intellectuelles, esthétiques et gestionnaires de leur activité pourtant physiquement éprouvante. Cette redéfinition du sens du métier leur permet de compenser une mobilité professionnelle descendante, souvent perçue comme socialement dévalorisante, par la mise en avant d’un rapport positif au travail.

Maintenir l’écart : des déclassé·es distingué·es

Sur un plan plus symbolique, les enquêté·es en déclassement peuvent finalement affirmer des formes de distance sociale vis-à-vis de leurs collègues issu·es des classes populaires et/ou moins diplômé·es, et ainsi s’en distinguer.

En raison de son assignation de genre, Caroline Guillard est mise à l’écart des collectifs de conducteurs. Deux leviers lui permettent, sur un plan subjectif, de se réaliser au travail. Tout d’abord, elle revendique pendant l’entretien une identité professionnelle légitime en mettant à distance les chauffeurs routiers qu’elle qualifie de «  cassoc’ », « terre à terre », « sales », « menteurs ». Cette forme de « mépris de classe » (Renahy et Sorignet, 2021), qu’elle justifie à plusieurs reprises par son niveau de diplôme, semble constituer un moyen de conjurer sa marginalisation en tant que femme. C’est ensuite en se distinguant des autres femmes conductrices qu’elle valorise sa propre manière d’incarner cette identité professionnelle. Adoptant une présentation de soi socialement perçue comme masculine (elle s’habille « comme un garçon »), elle met à distance les « bimbos » qui affichent des marqueurs de féminité (les ongles longs, les chaussures à talon) et celles qui ne « sont pas routiers dans l’âme » car elles aspirent à fonder une famille. Comme de nombreuses ouvrières, elle peine à s’identifier au collectif femmes (Kergoat, 2001), ce qui la prive aussi des ressources procurées par les solidarités féminines. Dans son cas, le sentiment de réaliser sa vocation ne se traduit finalement pas par une intégration heureuse dans un collectif de travail : elle oppose au rejet par ses collègues hommes une forme de stigmatisation participant d’une réassurance de soi.

Roberto Rossi met quant à lui en avant des compétences acquises dans les sphères professionnelles et extraprofessionnelles en Italie pour se distinguer de ses collègues. À ces éléments distinctifs, d’autres s’y ajoutent. Son métier de cuisinier l’amène en effet à travailler avec des personnes moins diplômées que lui et issues de classes sociales inférieures, ainsi qu’avec des immigré·es maghrébin·es et subsaharien·nes. Sa position dominante en termes de classe et de race l’amène à considérer que ses collègues manquent de rigueur et de professionnalisme : « [Ce sont] des gens qui n’ont aucune idée de ce que c’est de travailler ». Il souligne par exemple que le fait d’arriver à l’heure, de ne pas fumer de joints ni boire d’alcool pendant le travail, le distinguerait des autres cuisiniers et cuisinières. Par ailleurs, il met l’accent sur sa capacité à anticiper les attentes professionnelles dès son entrée dans l’entreprise, parvenant ainsi à gérer une cuisine et à gagner la confiance du chef exécutif. Par un discours essentialisant, il met en scène des compétences qu’il associe à la « minorité modèle » que formeraient les Italien‧nes, par opposition aux minorités coloniales et postcoloniales. La reproduction de frontières avec ses collègues racisé·es atteste de l’intériorisation par cet immigré italien d’une position de « blanc honoraire »[16], voire de membre à part entière du groupe majoritaire, étant donnée l’atténuation progressive de la stigmatisation de la minorité italienne en France au cours du XXe siècle.

Conclusion : Redéfinir le déclassement ?

Finalement, il ressort de notre analyse que le rapport au travail des personnes en situation de déclassement dépend aussi bien de leurs propriétés sociales que des caractéristiques des positions professionnelles d’arrivée. Pour étudier ces trajectoires, nous avons adopté une lecture dynamique et intersectionnelle du déclassement, attentive aux nouvelles configurations des rapports sociaux auxquelles les individus se confrontent lors de leurs déplacements. Notre approche invite à nourrir l’analyse des socialisations professionnelles et des rapports au travail de l’articulation de rapports sociaux, notamment de genre, de classe et de race.

L’examen fin des trajectoires permet alors d’interroger les effets des mobilités sociales sur le rapport au travail. L’accent mis sur les témoignages de personnes déclassées qui disent aimer leur travail permet de détailler les sources de leur satisfaction, évitant ainsi l’écueil misérabiliste. Ces récits des aspects plaisants du métier révèlent aussi, en creux, des éléments plus douloureux et plus difficiles à exprimer face à l’enquêtrice. Des personnes diplômées du supérieur confrontées au racisme au sein d’emplois majoritairement occupés par des personnes blanches peuvent, par exemple, vivre le déclassement comme un répit relatif au sein d’emplois où elles sont moins minoritaires. Des femmes en reconversion dans des métiers masculins moins prestigieux que ceux qu’elles occupaient précédemment peuvent tout à la fois vivre cette bifurcation sur le mode de la réalisation d’une vocation, sans parvenir à intégrer pleinement les collectifs professionnels. En adoptant le registre vocationnel pour parler de leur métier, certaines personnes immigrées présentent leur déclassement comme le signe d’un rapport engagé et passionné à leur travail. Cette possibilité de donner du sens à son propre parcours de migration est cependant conditionnée à l’articulation de certaines ressources (réinvestissement de savoir-faire acquis avant la migration, sortie de la précarité suite à une remigration, stabilisation administrative ou faible exposition au racisme dans le pays d’arrivée). La prise en compte de l’ensemble de ces rapports sociaux dans l’analyse des trajectoires de mobilité descendante peut ainsi ouvrir la voie à une meilleure compréhension de l’expérience du déclassement et de la pluralité de ses formes.

Notes

[1] Nous nous référons ici à la définition du genre comme « système de bicatégorisation hiérarchisée entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées (féminin/masculin) » (Bereni et al., 2012).

[2] Voir figures 1 et 2 de la fiche « Mobilité sociale », Insee (2020).

[3] La ségrégation horizontale désigne « la concentration ou surreprésentation des femmes (respectivement des hommes) dans certaines professions » ou spécialités et la ségrégation verticale « la sous-représentation des femmes (resp. des hommes) dans des professions présentant des attributs “souhaitables” en termes de revenus ou de reconnaissance sociale ». Pour des données récentes sur le sujet, voir le rapport de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) de Karine Briard (2019).

[4] Cette expression désigne le « geste qui consiste à essentialiser une origine réelle ou supposée, à en radicaliser l’altérité ou à la minoriser, c’est-à-dire à la soumettre à un rapport de pouvoir » (Mazouz, 2020, p. 51).

[5] C’est-à-dire faisant l’objet d’assignations racialisantes dans une société donnée, ici la France hexagonale.

[6] Source : Enquête Emploi 2016-2019, Insee, calculs de l’autrice.

[7] Avec Hicham Jamid (IRD, CoSav-Migrations).

[8] Algérie, Maroc, Tunisie, Togo, Cameroun, Bénin, République démocratique du Congo.

[9] Les enquêté·es sont anonymisé·es.

[10] Elle-même préfère parler de « xénophobie ».

[11] Le chef de partie est responsable de la préparation d’une « partie » des plats (plats chauds, plats froids, desserts, pizza etc.) et travaille avec une équipe de subordonné‧es (des commis).

[12] Tiana nous confiait : « Lorsque je disais que j’étais brésilienne, la question qu’on me posait c’était : “tu travailles où comme danseuse ?” ou “Tu travailles où comme esthéticienne ?” J’entendais, parfois… l’insinuation que je pouvais faire un métier… même plus que danseuse [comme travailleuse du sexe] ».

[13] Cette reconversion sur le tard n’a rien de surprenant : les femmes sont plus nombreuses que les hommes à entrer tardivement dans ce métier (Rodrigues, 2010).

[14] L’étude des dispositifs étatiques en faveur du « tous entrepreneurs » montre comment leur extension progressive vers les fractions inférieures de l’espace social recompose, sans les alléger, les contraintes qui pèsent sur les classes populaires en France (Abdelnour et Lambert, 2014).

[15] Document obligatoire pour le transport de marchandises où se trouvent les différentes modalités de contrat de transport entre l’expéditeur et le transporteur : on y renseigne notamment l’immatriculation du véhicule, la nature des marchandises transportées et leur volume, le nombre de palettes le cas échéant, les heures d’arrivée et de départ chez l’expéditeur et le destinataire et leurs adresses.

[16] Forgée par Eduardo Bonilla-Silva, la catégorie de « Blanc honoraire » désigne une position intermédiaire dans les rapports sociaux de race, celle des individus qui n’ont pas de lien colonial avec le pays d’arrivée mais dont l’inclusion dans le groupe dominant n’est pas acquise d’emblée, à l’instar des descendant∙es d’immigré∙es portugais∙es dans la France contemporaine (Delon, 2019).

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