16 novembre 2024

Les succès électoraux récents du Rassemblement National (RN) témoignent de la place incontournable que celui-ci occupe désormais dans le paysage politique français. L’ouvrage de Félicien Faury, publié quelques semaines avant les élections européennes et législatives, a le mérite de s’intéresser à la base électorale du RN et donc de comprendre les conditions sociales de ce vote. En s’intéressant à cet électorat dans un des bastions historiques du parti d’extrême-droite, la région Sud – Provence-Alpes-Côte-d’Azur (Sud-PACA), l’auteur propose une exploration, par le bas, des logiques de normalisation du RN. En particulier, il invite à regarder avec lucidité les affects racistes qui animent ses électeurs. En opposition avec certaines analyses du vote RN qui ont tendance à parfois minorer le fait social raciste, Félicien Faury insiste au contraire sur la racialisation des rapports sociaux qui structure le discours et le vote des électeurs qu’il a rencontrés. En effet, bien qu’occupant souvent un emploi stable, les électeurs décrits dans l’ouvrage connaissent une situation économique et sociale fragilisée dans la mesure où les ressources communes (protection sociale, école, services publics) et le territoire où ils résident sont mis sous tension. Le vote RN est alors une manière d’assurer sa position dans le groupe majoritaire et de renforcer les frontières raciales, pour maintenir à distance des population racisées qui apparaissent comme des concurrentes menaçantes, à la fois économiquement et culturellement.

Mathilde Ducruix
Professeure de SES
Aurélien Restelli
Professeur de SES

Pour mener son enquête, Félicien Faury a fait le choix de résider, pour des séjours de plusieurs semaines, voire plusieurs mois, dans une ville de la région Sud-PACA, zone de force du RN depuis maintenant plusieurs décennies. Cela lui a permis à la fois de recueillir « une somme de paroles ordinaires » (p. 14) en discutant avec les habitants, les commerçants ou les membres d’associations locales, mais aussi de mener des entretiens longs et approfondis avec des électeurs – réguliers ou occasionnels – du RN. Ces entretiens poussés ont l’avantage d’éviter un double écueil, celui du micro-trottoir journalistique, souvent superficiel, et celui des enquêtes quantitatives, parfois démunies pour proposer une interprétation de leurs résultats. Le recueil attentif de la parole des électeurs RN présente au contraire l’intérêt de saisir les « préoccupations sociales ordinaires » (p. 15) de ces personnes et de rattacher le vote à la situation sociale des individus. Il donne aussi accès aux contextes et aux processus collectifs dans lesquels sont pris ces électeurs, permettant alors d’appréhender les raisons pour lesquelles le vote RN est devenu une évidence dans un certain nombre d’espaces sociaux et de cercles de sociabilité.

Dans le premier chapitre, Félicien Faury se penche sur « l' »économie morale » racialisée » (p. 37) des électeurs du RN, en invitant notamment à ne pas séparer les explications socio-économiques et les explications dites identitaires. En réalité, ces deux dimensions s’articulent et la dimension raciste du vote RN repose sur des intérêts matériels perçus comme menacés. L’immigration est ainsi analysée par les enquêtés comme une menace proprement économique, pas au sens où les immigrés (ou leurs descendants) représenteraient une concurrence sur le marché de l’emploi, mais parce qu’ils seraient les bénéficiaires d’un soutien très fort de la part de l’État (aides sociales, accès au logement, etc.). La dénonciation de l’assistanat est alors racialisée, c’est-à-dire que les discours xénophobes et anti-assistanat se nourrissent et se répondent. Les pouvoirs publics sont donc accusés de favoriser les populations immigrées au détriment des électeurs RN, qui sont souvent des « petits-moyens » blancs (Cartier et al., 2008). Les électeurs RN se sentent trop aisés pour bénéficier d’aides, mais pas assez pour être sereins vis-à-vis de l’avenir. Les concurrences de classe racialisées s’arriment ainsi moins aux rapports de production (le travail) qu’aux rapports de reproduction (l’école, les aides sociales, le logement). De ce point de vue, les minorités racialisées sont perçues comme trop peu productives (elles ne travaillent pas et ne font pas d’efforts) mais trop reproductives (elles demandent et touchent beaucoup d’aides sociales). Le vote RN se nourrit donc du racisme, mais moins par une haine de l’Autre abstraite que par une série d’intérêts matériels, où l’hostilité raciale s’entremêle aux préoccupations économiques.

Le chapitre 2 s’intéresse aux spécificités du vote RN dans la région Sud-PACA, qui regroupe des territoires attractifs. Toutefois, cet espace concentre de fortes inégalités (Michailesco, 2017), ce qui conduit à une position particulière des électeurs RN du Sud-Est, que l’auteur qualifie d’« entre-deux socioterritorial ». En effet, les discours des personnes enquêtées mettent en évidence une position sociale menacée, à la fois par des « pressions d’en haut » (p. 82), venant des ménages aisés qui s’installent ou achètent une résidence secondaire dans la région, éliminant ainsi certains possibles résidentiels, et des « pressions d’en bas » (p. 87) symbolisées par la présence de logements sociaux dont les électeurs RN cherchent à s’éloigner. Ce sont surtout ces pressions d’en bas, souvent associées à une population immigrée dont il faudrait se distancer spatialement et à des commerces de centre-ville considérés comme « plus assez français » (une avenue d’une des villes étudiées est ainsi surnommée « Istanbul Boulevard » en raison des restaurants turcs installés), qui est perçue comme menaçante. Le vote RN s’explique donc en partie par cette peur du déclassement collectif et située à l’échelle territoriale, et par l’impossibilité de mettre en œuvre une endogamie sociale et raciale recherchée par de nombreux groupes sociaux. Comme l’exprime Monique, employée, locataire de 57 ans, locataire de son logement : « Oui, il faudrait que je trouve un endroit tranquille, sans tout ça. (…) Comme par hasard, toujours, dès qu’on trouve un endroit bien, mais qu’on peut se permettre, ils arrivent, ils s’installent, tous les commerces changent, ils rachètent… » (p. 94).

Le troisième chapitre examine la place centrale qu’occupe l’islamophobie, définie par l’auteur comme « l’ensemble des préjugés et des pratiques discriminatoires à l’encontre des personnes musulmanes ou supposées comme telles » (p. 117) dans les discours des enquêtés, qu’il analyse comme une composante du « racisme du quotidien » observé sur le terrain. En effet, les discours des électeurs RN contiennent l’idée selon laquelle l’islam serait une religion étrangère, incompatible avec la culture française et patriarcale, que ceux-ci soient catholiques (souvent faiblement pratiquants) ou athées. L’auteur montre ainsi que le vote RN doit être compris comme un vote anti-musulman plutôt que comme un vote catholique. La dimension religieuse fonctionne ainsi comme une modalité du conflit racial qui s’exprime à travers le vote RN. La pratique de l’islam est aussi souvent vue comme une provocation ou une agression. Ainsi le port du voile serait le signe d’un prosélytisme dangereux, comme l’illustre le discours de Lucie, une des enquêtées : « Parce que, qu’ils affirment leur religion, chacun chez eux, en groupe, qu’ils se retrouvent… Mais vouloir l’imposer aux autres, non. Et c’est ça qui fait que le temps des croisades, tout ça, c’était ça aussi : c’était vouloir imposer à l’autre la religion, la seule » (p. 136). Cette défiance conduit à un soupçon qui pèse sur les personnes musulmanes, et qui conduit à rendre leur présence illégitime dans la plupart des espaces publics. Ce rapport à l’islam observé sur le terrain n’est pas un cas isolé, c’est une expression ordinaire et quotidienne de représentations largement diffusées dans les médias et la société française (Tiberj, 2014).

Pour prolonger ces idées, l’auteur montre avec brio, dans le chapitre 4, intitulé « Votes blancs », comment le vote RN peut être interprété comme une manière de signifier son positionnement au sein d’un espace social racialisé. Ce faisant, Félicien Faury cherche à se démarquer d’une part des analyses misérabilistes du vote RN, qui laissent dans l’ombre la dimension raciste de cette préférence électorale, et d’autre part du jugement moral de cette pratique, qui met à distance des électeurs dont les choix sont considérés comme moralement condamnables. En effet, il rappelle que ses enquêtés s’inscrivent dans un espace social déjà racialement structuré (Hall, 2019), et qu’en votant RN, ils prennent position au sein de cet espace. Ce vote serait ainsi une manière de montrer son inclusion au sein du groupe majoritaire et de se distinguer des groupes minorisés et rejetés. L’ouvrage apporte des exemples d’électeurs RN ayant eux-mêmes fait l’expérience de l’altérisation et du rejet, comme Ernesto, né au Brésil et naturalisé français, dont le vote RN peut être interprété comme une manière de démontrer qu’il est un « bon français » (p. 168) et ainsi de « se blanchir » (p. 156). L’auteur adopte ainsi une approche sociologique du racisme, dans le sillage de Frantz Fanon, et cherche à mettre en évidence les responsabilités collectives à l’œuvre dans ce phénomène (Fanon, 2006).

Le dernier chapitre analyse le processus à travers lequel le parti de Marine Le Pen est devenu, progressivement, un possible politique pleinement légitime pour ces électeurs alors qu’il était auparavant un choix électoral empreint de honte. Félicien Faury observe sur son terrain un vote qui apparait comme « normal », c’est-à-dire qui se conforme aux normes sociopolitiques locales. Il met ainsi en évidence l’homogénéité politique des entourages des enquêtés, qui produit de puissants effets de validation du vote RN, un vote extrême qui cesse donc d’être déviant puisqu’il est partagé et collectif, et des discours rejetant certaines minorités. C’est ce que montre cet extrait d’entretien réalisé avec Pierrick, 47 ans, officier sapeur-pompier : « C’est la priorité des discussions. Même dans les discussions de famille, quelles qu’elles soient, il n’y a pas un repas où on ne va pas parler de l’insécurité, de l’immigration, et compagnie […]. C’est unanime » (p. 182). Le sociologue démontre également que les électeurs RN sont conscients que leur vote reste stigmatisé par certaines fractions de la population, notamment celles fortement dotées en capital culturel, qui suscitent beaucoup d’hostilité et de défiance. La normalisation du vote lepéniste s’explique aussi par la radicalisation de l’électorat de droite populaire déçu après les mandats de Nicolas Sarkozy, ou encore l’affaire Fillon, qui ont creusé un écart croissant avec ces hommes politiques qui « se gavent » comme l’explique Philippe, un enquêté (p. 194). Dans ce contexte où les politiques de droite et de gauche suscitent une forte défiance, le RN bénéficie d’une reconnaissance minimale, en étant identifié aux enjeux sécuritaires et migratoires. Alors qu’une grande partie de la population éprouve un désintérêt global pour la politique, la personne de Marine Le Pen, bien identifiée à un parti, a pu produire un véritable engouement. La présence longue de cette personnalité et de son parti dans la paysage politique a pu contribuer à réduire l’image de radicalité associée initialement à ce parti, le discours de dédiabolisation fonctionnant ainsi en faisant du vote pour l’extrême-droite un acte dédramatisé.

L’ouvrage de Félicien Faury est intéressant à plusieurs titres. Il apporte des explications tout à fait convaincantes aux succès électoraux récents du RN, notamment en invitant à articuler les rapports sociaux de classe et de race. Il complète ainsi utilement les analyses portant sur les stratégies partisanes de l’extrême-droite et les transformations du champ politique en France depuis plusieurs décennies. Dans le cadre des cours de Sciences Économiques et Sociales, il peut certainement être mobilisé à différents niveaux : pour montrer comment les sociologues conduisent une enquête ethnographique (en Seconde), pour mettre en évidence le caractère collectif du vote, ou encore pour illustrer la notion de socialisation politique (en Première) et la forme d’engagement politique qu’est le vote (en Terminale).

Bibliographie

Fanon F., 2006, Œuvres, Paris, La Découverte.

Hall S., 2019, Race, ethnicité, nation. Le triangle fatal, Amsterdam, Editions d’Amsterdam.

Michailesco F., 2017, « Provence-Alpes-Côte d’Azur est la 2ème région la plus marquée par les inégalités – Niveaux de vie en 2014 », Insee Analyses Provence-Alpes-Côte d’Azur, n°53.

Cartier M., Coutant I., Masclet O., Siblot Y., 2008, La France des « petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte.

Tiberj V., 2014, « L’islam et les Français : cadrage des élites, dynamique et crispation de l’opinion », Migrations Société, vol. 155, n°5, p. 165-180.