La baisse des taux d’imposition sur les entreprises et les personnes les plus aisées engendre un accroissement des inégalités sociales. Par exemple, « si l’on examine l’ensemble des pays développés, on constate que l’ampleur de la baisse du taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu observée depuis les années 1970 jusqu’aux années 2000-2010 est très étroitement reliée à l’ampleur de la hausse de la part du centile supérieur dans le revenu national au cours de la même période » (Piketty, 2013, p. 823).
Eric Gilles
Économiste et sociologue, enseignant à l’UPEC, auteur notamment de « Marx dans l’œuvre de Bourdieu, Approbations fréquentes, oppositions radicales », Actuel Marx, n° 56, p. 147-163 (2014) et de « Taxer le capital dans l’Union européenne », Esprit, juillet-août, n° 466, p. 28-34 (2020).
Cette évolution de la fiscalité sur les entreprises et les ménages les plus riches a d’autres inconvénients : diminution des recettes publiques, accroissement du déficit budgétaire ou restriction des dépenses publiques, sentiment d’injustice, fragilisation de la cohésion sociale – alors que les États ont de nombreux besoins en matière de services publics, de recherche et de transition climatique.
Une solution préconisée par beaucoup de chercheurs, d’hommes politiques, d’associations et de groupes sociaux est de revenir sur ces avantages fiscaux, même si des exceptions doivent être envisagés, notamment pour les entreprises innovantes[1]. Mais ce projet se heurte à une difficulté forte dans l’Union européenne (UE) : concurrence fiscale entre les États membres, qui pousse à diminuer les impôts sur les entreprises et les plus aisés ; traités européens qui stipulent qu’une règle commune fiscale doit être adoptée à l’unanimité.
L’objet de cet article est de se centrer sur l’impôt sur les sociétés (IS) et de se demander s’il existe des stratégies permettant de l’accroître dans l’UE. Auparavant, il sera nécessaire d’analyser les tentatives des autorités européennes qui ont souhaité mettre en œuvre une fiscalité minimum et élevée sur les profits en Europe. Ensuite, il s’agira d’expliciter la situation actuelle de l’IS en Europe et dans le monde, en partant notamment du Rapport mondial 2024 sur l’évasion fiscale (cf. Alstadsaeter et al., 2023). Nous pourrons alors exposer les quatre principales stratégies envisageables, qui reposent toutes sur des conditions, plus ou moins réalistes : accord de l’ensemble des membres de l’UE avec instauration d’une taxe à la frontière ; plan gagnant/gagnant négocié entre les autorités européennes et les pays européens qui proposent actuellement un taux d’IS très faible ; politique adoptée par un ou plusieurs pays européens au sein des traités actuels ; désobéissance à ces traités effectuée par plusieurs pays européens.
Échecs des tentatives pour instaurer un taux d’IS élevé et commun en Europe
Depuis 1957, les traités européens stipulent que la règlementation commune de la fiscalité doit être décidée à l’unanimité des États membres. Ainsi, il est écrit dans l’article 100 du traité de Rome que « le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission, arrête des directives pour le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont une incidence directe sur l’établissement ou le fonctionnement du marché commun ». Et, cette formulation est reprise dans l’article 115 du Traité actuel sur le fonctionnement de l‘Union européenne (TFUE), qui doit parallèlement tenir compte des évolutions institutionnelles – et ainsi remplacer le « marché commun » par le « marché intérieur » et mentionner la consultation du Parlement européen et du Comité économique et social.
Jusqu’aux années 1980, l’absence d’un taux élevé et commun d’IS engendrait peu de problème : la fiscalité sur les bénéfices était élevée dans les différents pays européens[2] et la quasi-totalité des entreprises payaient leurs impôts dans le pays où la production avait lieu. En d’autres termes, les États qui avaient un taux d’imposition élevé recevaient un montant important de recettes fiscales et les pays qui proposaient un IS faible n’étaient que légèrement favorisés.
À partir des années 1980, une modification institutionnelle transforme radicalement la situation : les capitaux deviennent totalement mobiles en Europe. Concrètement, l’Acte unique européen, signé en février 1986, stipule que toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et les pays tiers doivent être levées, cette obligation étant mise en œuvre en France en 1989 et par l’ensemble des membres en 1992.
Cette nouveauté a une double conséquence : caractère central de l’optimisation fiscale des entreprises ; diminution progressive de l’impôt sur les bénéfices en Europe. Les entreprises peuvent mettre leur production dans les pays qui leur sont le plus avantageux, créer des filiales dans les territoires à faible imposition et y localiser les actifs incorporels (brevets, marques, droits d’auteur, logiciels…). Dans un tel système, elles minimiseront leur taux d’imposition : peu de profits dans les premiers pays (utilisation des actifs matériels et versements d’importantes royalties dans leurs filiales) ; peu d’imposition dans les seconds territoires (faible taux d’IS). Parallèlement, des États européens auront une fiscalité plus faible que les autres pour attirer ces filiales ; les autres pays seront obligés de baisser leur fiscalité pour limiter la sortie de capitaux, la diminution de certains taux ayant tendance à en engendrer d’autres[3].
Dans le cadre de la mobilité parfaite des capitaux, les entreprises peuvent utiliser d’autres mécanismes que celui des actifs incorporels pour limiter l’imposition sur les bénéfices : « manipulation des prix intra-groupe pour les transactions standards entre filiales étrangères d’une même entreprise […] ; accords de partage des coûts, de production contractuelle […] ; transfert des bénéfices par le biais de prêts entre filiales nationales et étrangères ou par le biais de dettes externes » (Fuest et al., 2019, p. 3).
Avant les années 1980, les autorités européennes avaient tenté, en vain, de rapprocher les taux d’IS en Europe : rapports Neumark (1962) et van den Tempel (1970) ; directive en 1975 qui proposait de positionner les taux d’IS dans une fourchette allant de 45 à 55 %. Les tentatives ont été poursuivies après les années 80, sans plus de succès : textes sur la compensation des pertes (1984 et 1985) ; projet d’harmonisation de l’assiette fiscale des entreprises (1988) ; rapport Ruding qui préconisait un taux minimum d’IS de 30 % et qui a été élaboré lors de la négociation du traité de Maastricht[4]. Dans tous les cas, certains pays ont mis leurs vétos, pour s’opposer à ce transfert de compétences[5] ou pour mettre en place du dumping fiscal.
À partir de la fin du XXe siècle, les autorités européennes comprennent que les pays à faible imposition refuseront l’instauration d’un taux commun et élevé d’IS dans l’UE. Dans cette optique, la Commission a élaboré le projet ACCIS (Assiette Commune Consolidée de l’Impôt sur les Sociétés). Le profit d’une entreprise est calculé à l’échelle européenne ; il est réparti entre les différents pays selon une clef de répartition et chaque État conserve son taux d’IS. Par exemple, si la clef de répartition est le chiffre d’affaires et si une entreprise réalise en France 20 % de ses ventes européennes, le fisc français va imposer 20 % de ses profits européens en gardant son propre taux d’imposition. Les pays à faible IS ont rejeté, en 2011 et 2016, cette proposition qui leur est nécessairement défavorable (ex : le projet diminuerait les profits déclarés en Irlande puisqu’ils dépendraient de l’activité réelle – relativement faible – des entreprises dans le pays[6]).
Aujourd’hui, la Commission se contente d’appliquer le projet BEPS (Base Erosion and Profit Shifting), piloté par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), signé le 8 octobre 2021 par près de 140 pays et que nous allons expliciter.
Transferts de bénéfices, taux d’IS, aides aux entreprises, BEPS
La situation actuelle se caractérise par un important transfert des bénéfices vers les pays à faible fiscalité, par la baisse continuelle des taux d’IS, par certaines aides aux entreprises qui diminuent le taux d’imposition effectif et par la réforme du BEPS, qui est loin d’être satisfaisante.
Les transferts de bénéfices entre les entreprises et leurs filiales dans les pays à faible fiscalité sont particulièrement élevés et néfastes : « Un montant toujours important de bénéfices est transféré vers les paradis fiscaux : 1 000 milliards de dollars en 2022. Cela équivaut à 35 % de tous les bénéfices enregistrés par les multinationales en dehors du pays où se trouve leur siège social. Les pertes de recettes fiscales causées par ce transfert sont considérables, l’équivalent de près de 10 % des recettes fiscales collectées à l’échelle mondiale[7] » (Alstadsaeter et al., 2023, p. 8).
L’UE est fortement présente dans cet exode fiscal, l’Irlande et les Pays-Bas y occupant une place centrale : « les destinations les plus importantes pour le transfert de bénéfices semblent être l’Irlande et les Pays-Bas, avec plus de 140 milliards de dollars transférés dans chacun de ces pays au cours des dernières années. En 2019, ces deux pays représentaient chacun environ 15 % du montant total des bénéfices transférés à l’échelle mondiale » (Alstadsaeter et al., 2023, p. 40).
La concurrence fiscale entre pays, décrite précédemment dans le cas européen, se déroule également à l’échelon mondial : utilisation plus fréquente des paradis fiscaux ; capitaux qui délaissent les pays dont le taux de fiscalité est plus élevé. Cette logique entraîne mécaniquement une baisse du taux d’IS dans l’immense majorité des pays. Ainsi, celui-ci était de 28, 2 % en 2000 et de 21,1 % en 2023 dans l’ensemble du monde et est passé, pour les mêmes dates, de 32.3 % à 23.6 % dans les pays de l’OCDE. Durant cette période, le nombre de pays dont la fiscalité sur les bénéfices était supérieure à 30 % a fortement diminué et tous les continents sont concernés par cette baisse du taux d’IS : Amérique latine et Caraïbes (- 6,6 points), Asie et Pacifique (- 5 points) et Afrique (- 4 points) (cf OCDE, 2023).
Deux mesures juridiques favorisent particulièrement cette diminution de la fiscalité sur les bénéfices : les crédits d’impôt (en faveur de la recherche, de l’énergie verte, de certaines industries, d’investissements particuliers) ; le régime de « patent box », qui réduit la fiscalité sur les redevances provenant des licences de propriété intellectuelle. Par exemple, une entreprise, qui déclare 100 millions d’euros de profit dans un pays dont le taux d’IS est de 20 %, devrait débourser 20 millions d’euros. Mais, si elle reçoit parallèlement un crédit d’impôt de 10 millions d’euros de l’État concerné, son taux d’IS effectif sera de 10 %, alors que le taux affiché est de 20 %[8].
La réforme du BEPS constitue le premier accord international fixant un taux plancher pour l’IS. Il comporte deux piliers. Le premier vise à partager l’impôt sur les bénéfices des groupes entre les différentes juridictions concernées, afin de mieux répartir les recettes fiscales sur l’ensemble de la planète. Le second pilier, qui a été ratifié le 16 décembre 2022 par les 27 États européens, a pour objectif d’instaurer un taux d’imposition minimum de 15 %. Cette réforme, qui prévoit la manière avec laquelle les impôts non perçus dans les pays non signataires seront acquittés, est insuffisante pour 4 raisons.
D’un côté, le taux d’imposition de 15 % est particulièrement faible. Il est nettement plus bas que les taux d’IS antérieurs aux années 90 ; la plupart des pays ont une fiscalité plus élevée et continueront à baisser leur taux d’IS ; les grandes entreprises pourront être moins imposées que les ménages et les entreprises nationales de taille moyenne ou petite[9]. D’un autre côté, de nombreuses exceptions permettront aux sociétés d’avoir une fiscalité effective inférieure à ces 15 % : crédits d’impôts, activités réelles dans les pays à faible fiscalité[10], ce qui incitera « les multinationales à délocaliser leur production dans des pays à très faible taux d’imposition et, par voie de conséquence, les paradis fiscaux à maintenir des taux d’imposition inférieurs à 15 %. » (Alstadsaeter et al., 2023, p. 9). Quant au premier pilier, il « ne portera que sur des sommes minuscules et se réduira pour l’essentiel à une redistribution entre pays du Nord » (Piketty, 2021). Il ne concerne que les entreprises dont le chiffre d’affaires annuel est supérieur à 20 milliards d’euros et dont la rentabilité dépasse 10 % ; les profits réattribués sont égaux à 25 % de ce qui excède les 10 % de rentabilité. Enfin, les recettes fiscales engendrées par cette reforme de l’OCDE seront particulièrement faibles : « dans l’état actuel des choses, l’impôt minimum mondial ne générerait qu’une fraction des recettes fiscales que l’on pouvait attendre sur la base des principes énoncés en 2021 : moins de 5 % des recettes de l’impôt mondial sur le revenu des sociétés, contre 9 % avec un taux de 15 % et sans échappatoire » (Alstadsaeter et al., 2023, p. 9).
Plusieurs stratégies permettent d’obtenir un taux d’IS élevé dans l’UE
Il s’agit maintenant de nous demander s’il est possible de modifier cette situation et d’aller plus loin que les accords de l’OCDE. Plus précisément, à quelles conditions peut-on instaurer un taux d’IS élevé en Europe, permettant d’obtenir d’importantes recettes fiscales et de limiter les inégalités sociales ?
Quatre types de stratégies sont envisageables dans le cadre de l’UE (celles qui viseraient à sortir de l’Europe sont ici exclues). La première consiste à mettre en œuvre, dans l’UE, un taux élevé et minimum d’IS et, en parallèle, une taxe à la frontière pour ne pas défavoriser les productions européennes. La seconde proposition reprend les éléments de la première et y ajoute un plan qui donne des avantages à certains pays européens afin qu’ils abandonnent leurs privilèges fiscaux. La troisième stratégie est basée sur l’idée qu’un ou plusieurs pays européen(s) peuvent augmenter significativement leur fiscalité sur les bénéfices, même s’il n’y a pas d’unanimité au sein des États européens. Le dernier projet considère qu’il est nécessaire de désobéir aux traités européens, ce qui suppose une alliance entre plusieurs pays et une modification des Constitutions des pays concernés.
La première stratégie (IS élevé et minimum, taxe) repose sur deux idées : les différents États membres de l’UE se sont mis d’accord pour mettre en place un taux d’imposition élevé et minimum sur les bénéfices en Europe ; ils ont également décidé d’instaurer une taxe à la frontière pour égaliser les taux d’IS payés par les entreprises domestiques et importatrices. La première affirmation est peu réaliste car il est improbable que les pays qui profitent actuellement de leur privilège fiscal l’abandonnent. La seconde idée est, au contraire, logique et facile à mettre en œuvre.
Les pays européens qui proposent une fiscalité très faible attirent beaucoup de capitaux, ce qui leur permet d’obtenir d’excellentes recettes fiscales, un niveau de vie élevé et un développement satisfaisant. Une remise en cause de leurs privilèges ne peut que dégrader leurs économies et leurs systèmes sociaux (départ de beaucoup d’entreprises, diminution des rémunérations, forte réduction des recettes fiscales et des dépenses publiques…). Il est donc impossible que ces pays approuvent la mise en place d’une imposition élevée et minimum sur les profits dans l’UE.
S’il existe un taux élevé et minimum d’IS en Europe, il est nécessaire d’instituer une taxe sur les entreprises qui exportent dans l’UE lorsque leur fiscalité sur les profits est insuffisante. Sans cette imposition, les entreprises qui produisent à l’extérieur de l’Europe paieraient moins d’impôts et pourraient davantage investir que les entreprises fabriquant sur le territoire européen. Autrement dit, une imposition, compensant ce désavantage et compatible avec les accords de l’OMC (Organisation mondiale du commerce)[11], est nécessaire pour égaliser la concurrence entre les produits domestiques et les importations. Et cette taxation est facile à mettre en œuvre, comme l’ont montré Emmanuel SAEZ et Gabriel ZUCMAN dans leur ouvrage Le Triomphe de l’injustice. Par exemple, si le taux d’imposition dans l’UE est de 25 %, si une entreprise est imposée au taux de 10 % et si elle exporte en Europe 30 % de sa production, elle devra verser aux institutions européennes le différentiel d’imposition de 15 points (25 % – 10 %), ce pourcentage étant rapporté à 30 % des profits réalisés dans l’ensemble du monde[12].
La seconde stratégie (IS élevé et minimum, taxe, plan gagnant/gagnant) a pour objectif d’empêcher le véto des pays européen fiscalement privilégiés. A priori, la solution pour que ces pays abandonnent leur privilège fiscal est de leur donner des contreparties qui compensent leur renoncement à leur faible taux d’IS. Cette stratégie est préférable à la précédente puisque les accords internationaux s’expliquent rarement par une entente sur des principes rationnels et expriment davantage une logique d’intérêts et de rapports de force (ex : le gouvernement irlandais ne peut pas s’engager contre la volonté de son peuple et contre les intérêts de l’économie irlandaise).
Le socle d’un tel compromis pourrait se trouver dans le plan gagnant /gagnant suivant, qui possède 4 caractéristiques. 1) Avec un taux d’IS élevé dans l’UE, de nombreux pays européens verraient leurs recettes fiscales augmenter (accroissement de certains taux d’imposition, implantation d’un grand nombre d’entreprises qui quitteraient les pays à faible fiscalité). 2) Pendant une période transitoire, les États précédents montreraient leurs solidarités en rétrocédant une partie significative des sommes recueillies aux pays européens qui abandonneraient leur privilège fiscal. 3) L’UE obtiendrait, grâce à la taxe à la frontière, des montants conséquents qu’elle verserait également à ces pays. 4) Ces derniers, avec ces versements substantiels, restructureraient leurs économies et connaîtraient un développement économique et social aussi satisfaisant que celui d’aujourd’hui.
Si ce plan gagnant/gagnant était appliqué, il pourrait être considéré comme un idéal. D’un côté, à la fin de la période transitoire, l’UE possèderait un taux d’IS élevé et minimum. De l’autre, il n’y aurait pas de perdants parmi les membres de l’UE. Enfin, beaucoup de pays non-européens auraient tendance à adopter le même taux d’IS, ce qui permettrait de limiter les inégalités dans une partie significative de la planète. Cette extension d’une fiscalité élevée sur les bénéfices peut être appréhendée en prolongeant l’exemple précédent : si l’IS dans l’UE est de 25 %, s’il est égal à 10 % dans un pays non-européen, leurs entreprises vendant en Europe devraient payer à l’UE un impôt de 15 points (25% – 10%) ; l’État concerné aurait intérêt à mettre sur son territoire un taux d’IS de 25 %, ce qui lui permettrait de recueillir l’ensemble de l’impôt sur les bénéfices.
Mais, cette stratégie idéale risque de ne pas être appliquée car elle repose sur deux conditions difficiles à réaliser. Il faudrait que l’instauration d’un taux d’IS élevé et commun soit mis à l’agenda des réformes européennes, alors que beaucoup de dirigeants européens n’y sont pas vraiment favorables (influence du libéralisme, accord difficile à obtenir, risque de conflits délétères au sein de l’UE, etc.) – même si des arguments vont en sens inverse (difficultés de remboursements des divers emprunts européens, nécessité de financer la transition écologique, augmentation des inégalités sociales). Parallèlement, les pays à faible fiscalité devraient être prêts à abandonner leur système économique et social, qui leur est très avantageux, et à accepter un projet, dont la réussite est en partie incertaine.
Il est difficile, mais pas impossible, de surmonter ces deux problèmes. Il faudrait probablement exercer une forte et double pression sur les gouvernements de ces pays et sur l’ensemble des dirigeants européens. D’un côté, des responsables politiques pourraient agir au sein des différentes institutions européennes pour instaurer la stratégie 2 et menacer d’exclure de l’UE les pays à faible fiscalité s’ils refusent de négocier le plan gagnant/gagnant[13]. D’un autre côté, il serait souhaitable que cette intervention dans l’espace politique soit approuvée par la majorité des citoyens européens, qui pourraient, par exemple, être consultés lors de l’élection des députés européens[14]. En d’autres termes, ce vote populaire légitimerait la mobilisation de certains politiques en faveur de la possible exclusion des pays à faible fiscalité[15] et de la stratégie 2, ce qui devrait inciter ces derniers à l’accepter (ils ont intérêt à rester dans l’UE et le plan gagnant/gagnant ne leur est pas défavorable).
Les deux premiers projets supposent un accord entre l’ensemble des membres de l’UE et peuvent donc ne pas aboutir. La troisième stratégie (IS élevé dans un ou plusieurs pays) tente de contourner cette difficulté en instituant une fiscalité élevée dans un ou plusieurs États, indépendamment de la position des autres pays. Est-il envisageable de réaliser une telle politique tout en respectant l’ensemble des traités européens ?
Thomas Piketty a particulièrement milité en faveur de cette stratégie. Dans son best-seller, il prône une taxation élevée et progressive sur le capital « à une échelle régionale ou continentale, et en particulier européenne, en commençant par les pays qui le souhaitent » (Piketty, 2013, p. 752). Récemment, avec de nombreux auteurs, il a préconisé une alliance forte entre plusieurs pays européens volontaires (traité de démocratisation de l’Europe, assemblée européenne, budget permettant un développement européen ambitieux…), qui mettrait en œuvre un taux d’IS au minimum égal à 37 % (Bouju et al., 2019, p. 73), l’ensemble des mesures étant réalisé dans le cadre des traités européens actuels (Bouju et al., 2019, p. 21).
La possibilité pour un pays d’avoir un taux d’IS élevé a été explicitée par Saez et Zucman dans leur ouvrage Le Triomphe de l’injustice. Ils établissent qu’une telle fiscalité est réalisable aux États-Unis et qu’elle ne désavantagerait pas les entreprises américaines. Deux arguments principaux sont mobilisés, la nationalité des entreprises et la taxation à la frontière. Avoir un taux d’IS élevé est possible car une firme américaine ne peut pas échapper aux impôts de l’État fédéral : si elle délocalisait son siège social, elle continuerait à être considérée comme américaine sur le plan fiscal ; les seuls contre-exemples concernent les entreprises dont le contrôle du capital est significativement modifié lors d’une fusion avec une entreprise étrangère. Parallèlement, quand une entreprise vend aux É-U sans payer un impôt sur les bénéfices suffisant, l’État américain peut mettre en place la taxe décrite précédemment afin d’égaliser les conditions de concurrence.
Ces deux arguments ne sont pas transposables en Europe. Contrairement aux États-Unis, une entreprise française peut être délocalisée dans un autre pays européen sans avoir à se justifier et être obligée de payer des impôts au fisc français (à l’exception des activités restées en France dont les bénéfices déclarés peuvent être dérisoires). De même, l’État français ne peut pas instaurer une taxe sur les importations : en dehors des taux de TVA réduits, la mise en œuvre d’une fiscalité indirecte dans un pays européen suppose l’accord de l’ensemble des membres de l’UE (article 113 du TFUE[16]).
Un taux d’IS élevé mis en place dans un ou plusieurs pays européen(s) engendrera nécessairement une forte dégradation des économies concernées : les sociétés seront incitées à minimiser les profits réalisés sur ces territoires et à multiplier les bénéfices déclarés dans les pays fiscalement avantageux ; les États ne pourront pas s’opposer à ce transfert de profit dans le cadre des traités européens ; une taxe sur les importations appliquées aux entreprises ayant une fiscalité trop faible ne pourra pas être mise en œuvre (véto des pays à faible fiscalité) ; les recettes budgétaires dans le(s) pays qui ont un taux d’IS élevé seront réduites.
Les trois stratégies précédentes, qui peuvent échouer, ne remettent pas en cause les traités européens. Le dernier projet repose sur l’idée qu’il est nécessaire de leur désobéir puisque les pays européens à faible fiscalité n’accepteront jamais d’instituer un taux d’IS élevé et minimum dans l’UE. Cette dernière stratégie (désobéissance aux traités) pourrait avoir quatre caractéristiques : alliance entre plusieurs pays européens s’appuyant sur une majorité de citoyens et acceptant de désobéir à ces traités ; taxation des entreprises qui payent insuffisamment d’impôts sur les profits ; réformes constitutionnelles des pays concernés ; crise des institutions européennes.
Si un pays européen désobéit[17] seul aux traités, il risque d’être isolé et condamné par la plupart des partenaires et des institutions européennes. La situation sera radicalement différente si un grand nombre de pays européens s’engagent en faveur de cette désobéissance et si cette position est approuvée, lors d’une consultation, par la majorité des citoyens européens. Un tel lien entre certains États et un vote populaire ne peut que transformer les rapports de forces au sein des différentes institutions européennes (Conseil, Commission, Parlement…), même si de nombreux acteurs s’arque bouteront sur le respect des traités.
Pour que des pays européens mettent en œuvre un taux d’IS élevé sur leurs territoires, il est nécessaire qu’ils ne soient pas perdants et qu’ils instaurent une taxe sur les entreprises importatrices qui payent insuffisamment d’impôt sur les sociétés, selon le mécanisme décrit précédemment. Cette fiscalité ne remettrait pas en cause le marché unique européen : ce dernier fonctionne aujourd’hui avec des niveaux d’impôts indirects qui sont très différents dans les divers pays ; en dehors de la taxe, les caractéristiques du marché unique resteraient identiques ; l’ensemble des marchandises, des services, des capitaux et des individus continuerait à circuler librement ; le fait que cette taxation ne concerne que certains pays, ne constituerait pas une nouveauté, comme le montrent – entre autres – les exemples de l’Euro et de l’espace de Schengen.
Cette quatrième stratégie pose un problème sur le plan juridique puisque la taxe évoquée est incompatible avec les traités européens (elle doit être décidée à l’unanimité des pays membres, et non par quelques-uns). Autrement dit, si les Constitutions des pays concernés ne sont pas modifiées, cette mesure sera considérée comme illégale par les différents tribunaux, qui doivent respecter les traités. Il en sera différemment si les peuples souverains modifient les Constitutions des États « désobéissants » en rendant légale cette taxation et en interdisant à toute juridiction de contester cette décision. Dans un tel cadre, les tribunaux se trouvant dans les pays concernés ne peuvent qu’appliquer la Constitution de leur pays, valider cette imposition et rejeter les recours venant, par exemple, de la CJUE (Cour de justice de l’Union européenne).
Les actions des pays désobéissants créeront nécessairement des conflits très importants au sein de l’Europe et pourront même engendrer un éclatement de l’UE. Sur le plan juridique, la CJUE s’opposera aux Cours constitutionnelles des pays concernés. La première indiquera que ces réformes constitutionnelles sont contraires au droit européen et que les États n’ont pas le droit de désobéir aux traités[18], alors que les secondes affirmeront qu’elles doivent se soumettre au principe intangible qu’est la volonté des peuples souverains et ainsi refuser la position de la CJUE (pour plus de détails, cf. Gilles, 2023). Sur le plan politique, de nombreuses institutions européennes ne pourront que dysfonctionner, voire être bloquées (Conseil, Commission, Parlement, gel de multiples directives et règlements européens, etc.). Et ces clivages se retrouveront dans des oppositions entre populations européennes et au sein de beaucoup d’entre elles.
Nécessité d’une volonté politique et citoyenne
Depuis les années 1960, instaurer une taxe élevée et minimum sur les profits en Europe s’est avéré impossible, à cause notamment des traités, qui stipulent qu’une telle mesure doit être approuvée par l’ensemble des pays. Ces échecs amènent aujourd’hui les autorités européennes à mettre en œuvre le projet BEPS, qui est notoirement insuffisant (taux dérisoire d’imposition de 15 %, nombreuses exceptions, peu de redistributions entre États, faible augmentation des recettes fiscales).
S’il est possible de concevoir quatre types de stratégies pour instituer un taux d’IS élevé en Europe, trois ne sont pas satisfaisantes. Les pays européens à faible fiscalité ne peuvent pas abandonner leurs privilèges tant qu’ils n’obtiendront pas de contreparties très importantes (stratégie 1). Si des pays volontaires ont des taux d’IS très élevés dans le cadre des traités européens, la minimisation des profits déclarés dans ces pays se poursuivra, tout comme le transfert des bénéfices vers les pays à faible fiscalité (stratégie 3). Il est difficile de préconiser cette dernière stratégie puisqu’elle risque de créer une grave crise européenne et qu’elle repose sur plusieurs conditions difficiles à réaliser (alliance entre pays, désobéissance aux traités, modification des Constitutions).
Reste la stratégie 2 qui est à la fois satisfaisante et réalisable (taux élevé et minimum d’IS dans l’UE, taxe sur les entreprises importatrices qui payent insuffisamment d’impôt, versements importants en faveur des pays à faible fiscalité afin qu’ils connaissent un autre développement). Mais, cette stratégie suppose que ces pays abandonnent leur privilège fiscal et acceptent les contreparties et que les responsables européens mettent ce projet à l’agenda politique. Ces conditions ne pourront pas être remplies sans une forte mobilisation de certains acteurs politiques et des citoyens européens, une menace d’exclusion des pays à faible fiscalité qui refuseraient de négocier et une large approbation de la stratégie par les citoyens européens.
Notes
[1] Dans le cadre de la règlementation actuelle, il n’est pas souhaitable d’imposer fortement ces entreprises : les investisseurs savent qu’au départ ces structures ne sont pas profitables et peuvent ne pas survivre ; ils attendent des bénéfices élevés lorsque les projets réussissent ; taxer fortement les profits aboutirait à limiter ce type d’investissement.
[2] Ainsi, en 1986, dans l’Europe des 15, le taux nominal de l’Impôt sur les sociétés était en moyenne (non pondérée) de 44, 3 %, les taux allant de 56 % (Allemagne) à 33 % (Finlande) – cf. Bretin et al., 2002, § 55.
[3] Par exemple, le taux d’IS en France (en pourcentage) est égal à : 50 (avant 1986), 45 (1986), 42 (1988), 39 (1989), 37 (1990), 34 (1991), 33 1⁄3 (1993), 31 (2019), 28 (2020), 26,5 (2021) et 25 (2022).
[4] Signé le 7 février 1992 et entré en vigueur le 1er novembre 1993.
[5] C’est fondamentalement pour cette raison que la France s’est opposée au rapport Neumark (Tristram, 2013, ch. 8).
[6] La Commission proposait « de répartir l’assiette consolidée entre les différents États membres à l’aide d’une formule de répartition qui dépendrait du capital physique, du nombre d’employés, de la masse salariale et du chiffre d’affaires. » (Bénassy-Quéré et al., 2014, p. 3).
[7] Il ne s’agit pas de l’ensemble des recettes fiscales, mais de celles « perçues par les entreprises au niveau mondial » (Bénassy-Quéré et al., 2014, p. 36). La traduction est personnelle (idem pour les autres traductions).
[8] « Techniquement, seuls les crédits d’impôt « remboursables » peuvent bénéficier de cette échappatoire […] Dans la pratique, tout crédit d’impôt peut être structuré comme un « crédit remboursable » » (Alstadsaeter, 2023, p. 53).
[9] Ce qui augmente les inégalités : les actionnaires des grandes entreprises, qui sont majoritairement aisés, reçoivent davantage de dividendes lorsque le taux d’IS est faible.
[10] Dans ce cas, un certain montant des bénéfices est exclu de l’assiette de l’impôt minimum.
[11] Cette taxe ne peut pas être considérée comme du dumping fiscal.
[12] Ce dispositif devra être amendé pour tenir compte des pays du Sud, qui doivent avoir une fiscalité plus faible pour attirer les investissements.
[13] Plusieurs auteurs ont préconisé d’exclure les pays à faible fiscalité s’ils refusaient un minimum de normes fiscales communes (ex : Saint-Etienne, 2018, p. 142).
[14] Une telle consultation aurait plus de force que l’initiative citoyenne européenne puisqu’elle exprimerait la volonté de la majorité des citoyens européens. Rappelons que l’initiative citoyenne européenne a été créée en 2011, doit recueillir au moins un million de signatures (réparties selon certains critères) et oblige – à la fin du processus – la Commission à présenter l’action qu’elle envisage de mener ou à exposer les raisons pour lesquelles elle ne veut pas donner suite à l’initiative.
[15] Les traités européens stipulent qu’il est impossible d’exclure un pays européen et qu’un État peut demander de sortir de l’UE : la sanction la plus importante est la suspension des « droits de vote du représentant du gouvernement de cet État membre au sein du Conseil » (article 7 du TUE – Traité sur l’Union européenne) ; « tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union » (article 50 du TUE).
Dans le cadre des traités, l’exclusion d’un État pourrait être effectuée en deux temps : départ de tous les autres pays de l’UE ; construction d’une nouvelle union sans le pays exclu.
[16] « Le Conseil, statuant à l’unanimité conformément à une procédure législative spéciale, et après consultation du Parlement européen et du Comité économique et social, arrête les dispositions touchant à l’harmonisation des législations relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires, aux droits d’accises et autres impôts indirects dans la mesure où cette harmonisation est nécessaire pour assurer l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur et éviter les distorsions de concurrence ».
[17] La notion de désobéissance aux traités consiste à rester dans l’UE sans respecter totalement la règlementation européenne.
[18] La CJUE « assure le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités » (article 19 du TUE – le traité sur l’Union européenne).
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