1 avril 2024

Alors que le Rassemblement national se revendique comme le premier parti d’opposition et que le plafond de verre sous lequel il ne pourrait que demeurer dans l’opposition semble se fissurer, cet article étudie l’engagement militant de professeurs à l’extrême droite. Si la sociologie politique a largement souligné la pluralité du vote frontiste, la diversité partisane de l’extrême droite demeure moins étudiée. Le cas des enseignants engagés à l’extrême droite constitue alors un objet d’étude singulier. Le regard porté sur ce militantisme minoritaire interroge autant des trajectoires atypiques d’engagement politique que la banalisation du Rassemblement national. Il permet, enfin, de comprendre les ressorts d’un engagement a priori couteux. La banalisation de l’extrême droite en général, et du Rassemblement national en particulier, est en effet loin d’être achevée, comme en témoigne le coût important de ce militantisme pour les enquêtés interrogés dans le cadre de cette enquête.

Benjamin Chevalier
PRAG de SES à Sciences Po Strasbourg et doctorant (SAGE)

Le 12 octobre 2013, Marine Le Pen officialise la création du collectif Racine[1], rassemblement « d’enseignants patriotes ». Cette association vise à fédérer autour du parti des acteurs et des thématiques jusque-là peu représentés au sein de l’organisation, et à mettre en lumière l’élargissement supposé du socle militant et électoral frontiste. Pour Alain Avello, cofondateur de Racine, il s’agit plus particulièrement de « […] montrer qu’il existe des professeurs avec un engagement politique assumé »[2]. Dès sa création, ce collectif occupe donc une fonction sémaphorique qui vise à mettre en scène l’élargissement socioprofessionnel de l’influence frontiste. En tant que groupe socioprofessionnel, les enseignants sont en effet marqués par une forte tradition d’engagement politique historiquement ancré à gauche (Frajerman, 2008 ; Lefebvre et al., 2022). Leurs syndicats (et notamment la FEN) ont longtemps entretenu certaines proximités – non dénuées d’ambiguïté – avec le Parti socialiste, à la faveur de « références [politiques] communes » et d’une importante « interpénétration militante » (Ferhat, 2011). Il est intéressant d’étudier les causes de l’engagement de certains enseignants du second degré – public et privé sous contrat – dans les rangs d’un parti qui apparaît peu plébiscité par les membres de ce groupe socioprofessionnel et en décalage avec les comportements politiques majoritaires et traditionnels de la profession. Bien que cet engagement soit improbable statistiquement[3] et marginal, nous postulons qu’il peut être expliqué sociologiquement ; en l’occurrence par une approche socio-biographique par entretiens.

Nous proposons donc d’étudier ici quelques conditions sociales favorables à la production de ce militantisme d’extrême droite chez des enseignants et les conséquences possibles de cet engagement sur leurs trajectoires professionnelles et militantes. Nous nous appuierons pour cela sur l’analyse de dix trajectoires biographiques issues d’une série d’entretiens menés entre 2016 et 2021 avec des enseignants militants ou ayant milité dans un parti d’extrême droite. Les enquêtés sont exclusivement des professeurs – en majorité d’Histoire-Géographie – enseignant dans le secondaire en filière générale qui exercent leur activité dans des établissements – publics et privés sous contrat – relevant d’académies différentes et scolarisant des publics socialement variés. Ce présent article se propose d’interroger, d’abord, la genèse d’un militantisme perçu comme peu légitime parmi les enseignants et qui peut même apparaître en contradiction avec la culture du métier, et, ensuite, de comprendre comment cet engagement se maintient malgré le stigmate professionnel qu’il est susceptible de constituer.

Tableau 1. Présentation synthétique des enquêtés•ées

I. S’engager dans l’enseignement et au Front national : les conditions sociales d’une mise en cohérence peu commune

Le caractère atypique des formes militantes étudiées relève ici de l’articulation a priori improbable entre les engagements des enquêtés et le groupe professionnel auquel ils appartiennent. Il importe en conséquence d’étudier comment les enquêtés développent, au fil des expériences socialisatrices juvéniles, des dispositions et des goûts favorables à l’engagement professoral d’un côté et à l’extrême droite de l’autre. Les trajectoires militantes ne sont cependant jamais données : l’étude de la genèse des dispositions ne doit mener à présager avec certitude de la finalité, ni du chemin politique demain arpenté. Les désajustements, discordances, dissonances, décalages, clivages… peu importe les termes et leurs nuances, produisent en effet des conversions partisanes de grandes ampleurs. La réduction de la focale permise par le recours à l’analyse socio-biographique fait ainsi apparaître les diverses dynamiques sociales de l’engagement à l’extrême droite des professeurs enquêtés

La construction d’un goût pour l’encadrement et pour l’enseignement

L’individu, même pluriel (Lahire, 1998), n’est jamais vraiment sécable. Ainsi, les trajectoires militantes et professionnelles peuvent se construire partiellement à partir d’une même expérience, les inscrivant dans une vision du monde cohérente et relativement homogène.

Clément, 42 ans, enseignant dans un lycée privé catholique sous contrat, est originaire du Vaucluse. Né d’un père employé dans la grande distribution et d’une mère aide-soignante à l’Hôpital, il a grandi dans une famille « de droite traditionnelle, pas celle des propriétaires, mais la droite sociale, des classes moyennes », catholique pratiquante, fortement attachée à la valeur du travail et soucieuse des traditions. Un de ses grands-pères était « résistant gaulliste », l’autre « pétainiste ». Il affirme que « les deux héritages lui conviennent bien ». Élève, il est scolarisé en établissement privé catholique non mixte sous contrat, du collège – dans lequel « il n’y avait effectivement pas de Mohamed dans la classe » – jusqu’au lycée, où il colle déjà « des affiches « votez Le Pen ! » ». Il enseigne désormais dans ce même établissement. Père de six enfants, son parcours militant, parental et professionnel relève typiquement de ce que Grégoire Kaufman nomme les « nationaux-catholiques » (Kauffmann, 2016), fervents catholiques imprégnés d’une culture maurassienne. Mais c’est certainement à l’aune de son expérience du scoutisme, dont il nous parle avec beaucoup d’entrain, qu’on peut saisir la cohérence de son engagement professionnel et militant.

Profondément marqué par l’expérience du scoutisme, Clément manifeste un goût prononcé pour l’action militante et l’esthétique militaire sur lesquelles il s’attarde longuement. Son entrée dans la carrière professorale n’est certainement pas étrangère à sa position de chef scout occupée une fois étudiant, alors qu’il débute aussi sa carrière militante. Séduit par l’encadrement des jeunes, il devient deux années plus tard surveillant – il utilise d’abord le mot « éducateur », avant de se reprendre – simultanément à ses études d’histoire, avant de passer le CAFEP.

L’analyse socio-biographique permet non seulement de mieux saisir l’articulation entre le cadre de socialisation, la trajectoire militante et le choix du métier, mais aussi de comprendre la forme que prend l’engagement professionnel (il passe le CAFEP pour enseigner dans des établissements catholiques privés sous contrat) et la vision que se fait Clément de son métier et de l’histoire. Attaché au roman national plus qu’aux dimensions scientifiques de la discipline, il se réapproprie – le cadre de l’entretien est toujours opportun à ce type de revendication de soi – l’imagerie républicaine, tout en investissant le propos de clairs marqueurs politiques – sur le caractère « révisionniste » de l’histoire – et religieux (« on est poussière et on redeviendra poussière »).

L’analyse de la trajectoire de Clément permet d’éclairer les modalités de l’articulation de l’engagement national-frontiste avec l’engagement dans l’enseignement. Ressort en effet des éléments que nous avons dégagés le rôle central joué par l’expérience du scoutisme : si Clément a été conduit à connaître une telle expérience en lien avec un héritage idéologique familial, il y a été socialisé à des valeurs, normes et pratiques qui apparaissent compatibles avec l’exercice du métier d’enseignant et favorables à un engagement dans un parti dont les membres ne rejettent pas fondamentalement celles et ceux qui ont pu porter la chemise brune.

De la construction d’un goût pour la nation à la conversion frontiste : comprendre les déplacements partisans

Mais l’engagement à l’extrême-droite n’est pas l’apanage d’enseignants précocement sensibilisés à une culture congruente avec l’idéologie des partis situés à cet endroit de l’échiquier politique. Maxence et Samuel sont deux jeunes enseignants d’Histoire-Géographie. Leur trajectoire est marquée par le passage d’un militantisme de gauche anticapitaliste – dont l’intensité est néanmoins différente – à un engagement actif au Front national. Pour analyser les phénomènes de « conversion » (Darmon, 2011), Muriel Darmon préconise d’étudier l’effet de ces transformations sur la perception du monde et de restituer la temporalité d’un processus dont la forme est indissociable des caractéristiques sociales des « convertis ».

Maxence, enfant « métis » d’un père sénégalais devenu français après avoir servi dans la Légion étrangère et d’une mère professeure des écoles, se politise au lycée, alors que ses deux parents votent pour le Parti Socialiste, « par conformisme » pour sa mère et « désir d’intégration » pour son père. C’est lors de son année de Terminale, dans un lycée classé en éducation prioritaire, que Maxence débute son cheminement politique. Il y découvre le groupe Voïna, se passionne pour l’activisme politique – auquel il s’essaye modérément – et se souvient de ses cours de philosophie comme d’« une découverte », d’« un bouleversement ». Il loue les qualités de son enseignant, « un philosophe qui a largement participé de [sa] prise de conscience politique et qui [lui] a fait comprendre que la politique était une chose très importante ». Bachelier, Maxence part étudier en Hypokhâgne A/L, dans un établissement de proximité. Il vit cette année d’étude comme « une ouverture » : il fréquente les théâtres et l’opéra, relate avec passion l’émancipation de ces « années passionnantes et exigeantes » qu’il vit comme une véritable ascension sociale. Il se lie d’amitié avec un groupe de militants du Nouveau Parti Anticapitaliste, qu’il fréquente pendant quelques mois. Il s’initie à leurs côtés à la pensée critique de la gauche anticapitaliste, découvre le combat des LIP de Besançon et intègre un vocabulaire marxiste qu’il réutilise depuis volontiers. Cette expérience est cependant de courte durée. Les propos qu’il tient sur l’immigration déplaisent à ses camarades, et Maxence finit par trouver ce qu’il qualifie de « groupuscule », comme « hypocrite » et représentatif d’une « classe moyenne de profs » qui prétend « représenter les ouvriers », mais qui « se donne surtout bonne conscience ». C’est après sa classe préparatoire, alors qu’il part étudier en faculté d’histoire dans une autre grande ville, qu’il adhère au Front national, au moment où « Florian Philippot avait pris la main sur le parti ». Il n’y restera que quelques mois – et continue alors de se réclamer « de gauche » – avant de rejoindre l’Union pour la République, de François Asselineau.

Samuel quant à lui est le fils unique d’une famille monoparentale du nord de la France. Si sa mère avait entretenu, durant sa jeunesse, d’étroites sympathies pour l’extrême-gauche, il décrit la culture du foyer dans lequel il a vécu comme « non politique ». Il commence à militer dès sa licence d’Histoire dans son université locale – où il obtient un DEUG — au sein d’un petit syndicat étudiant d’extrême-gauche où il découvre la pensée marxiste. Il intègre La Sorbonne en Licence 3 d’histoire et adhère à la Ligue Communiste Révolutionnaire la même année. En même temps qu’il devient un cadre local du parti, il passe et obtient le CAPES d’histoire-géographie. Il décide en 2010 de quitter l’organisation, devenue entre-temps le NPA. Depuis plusieurs mois – et notamment en manifestant avec ses camarades pour la régularisation des sans-papiers – il ne s’y sentait plus à « [s]a place », « déçu » par les « premières dérives » qu’il constate alors — il cite notamment « l’affaire de la candidate voilée »[4]. Le malaise, vécu « sur le mode du secret », perdure et lui pèse de plus en plus. Il quitte finalement le parti et cesse durant plusieurs années tout engagement partisan. C’est quatre ans plus tard qu’il rejoint le Front national, où il connaît une ascension rapide. Il est ensuite élu conseiller régional d’Île-de-France et mis en disponibilité.

Pour Maxence – adhérant aux Amis du Monde diplomatique dont il apprécie la ligne antilibérale – et Samuel – qui se réclame de l’héritage philosophique marxiste – c’est d’abord l’opposition au libéralisme et à « l’européisme », largement évoquée lors des entretiens, qui explique partiellement cette conversion. Bruno Karsenti et Cyril Lemieux montrent en effet que si rapprocher la pensée socialiste de celle du nationalisme réactionnaire est chose plus qu’hasardeuse, ces deux idéologies « partagent […] la même indignation face aux ravages sociaux engendrés par l’évolution économique – ravages que la pensée libérale cherche de son côté à justifier comme des maux certes regrettables, mais nécessaires » (Karsenti et al., 2017, p. 43). Se qualifiant d’opposants au libéralisme politique – position partagée avec la gauche anticapitaliste, Samuel et Maxence se réclament tout aussi volontiers du souverainisme et revendiquent un rapport passionné à l’histoire de la Nation.

L’étude attentive de ces ruptures militantes révèle diverses dispositions à la proximité idéologique avec les thématiques fortes – notamment celle de la question migratoire et surtout celle de l’euroscepticisme – du Front national. Maxence n’a pas bénéficié d’une socialisation politique de gauche très intensive, il n’en a pas hérité la culture militante, comme il n’a pas connu, enfant, d’univers militant structuré de gauche. Quant à Samuel, il dit avoir été vite sceptique envers l’internationalisme communiste et très critique envers un jeune NPA jugé « excessivement orthodoxe, bien loin du monde tel qu’il est ». Une étude attentive de sa socialisation révèle certaines dynamiques biographiques favorables à un tel rapprochement avec le Front national : il souligne par exemple le rôle structurant de sa femme, ancienne professeure d’université en Histoire à Moscou qui « en tant que Russe, forcément, voit les choses différemment » et qui adhère au FN dans sa foulée. L’engagement est ainsi à considérer à travers l’intimité du couple (Marchand-Lagier, 2015), au sein duquel se tiennent des réajustements, négociations et interactions de long cours qui participent du renouvellement des habitus politiques. Durant les quatre années séparant son départ du NPA et son adhésion au FN, l’opposition de Samuel aux politiques migratoires, jugées laxistes, s’était renforcée.

Ces conversions ne se résument pas au simple passage d’un état à un autre, mais relèvent d’amples réagencements dans la manière qu’ont les individus de se représenter le monde et son ordre. L’entretien biographique permet alors de saisir le travail de mise en cohérence que supposent ces translations militantes radicales : L’identité et sa perception sont le fruit d’un travail d’appropriation, de négociation et de bricolage dont on aperçoit ici la finalité. L’acteur social est d’abord l’acteur de sa propre histoire, parce qu’il en est – partiellement – autant le scénariste que le metteur en scène. Comme le note le sociologue Gérome Truc, dans la lignée de la pensée de Paul Ricœur, « […] l’identité narrative, loin d’être source d’une illusion biographique, devient le médiateur indispensable à une complétude de l’identité personnelle » (Truc, 2005). Ainsi que le souligne encore Muriel Darmon, « [u]ne conversion peut en effet s’analyser au niveau des dispositions, des pratiques, des conceptions du monde ou encore des conceptions de soi et des adhésions, allégeances ou revendications identitaires. » (Darmon, 2011, p. 77). La manière dont Maxence restitue son appréhension du groupe Voïna est illustrative de cela, puisqu’il le reconnaît autant comme inspiration militante qu’il s’en distancie à la faveur de ses actuels engagements partisans.

Penser les conversions partisanes professorales de la gauche vers l’extrême droite suppose aussi d’en restituer la temporalité et la dimension processuelle[5]. À travers la narration de sa conversion, Samuel s’applique ainsi à légitimer son engagement. Contrairement à un engagement partisan à gauche perçu comme idéaliste et peu en prise avec le réel, le sien relèverait d’un « rapport vrai » au monde social. En faisant de son engagement le fruit d’un « travail d’historien », il le fait rationnel. En soulignant la dimension sociale des propositions du parti, il l’inscrit dans la continuité de ses engagements antérieurs. Le processus de conversion est donc restitué au service d’un processus de justification.

L’engagement militant à l’extrême droite et l’engagement professionnel dans le métier d’enseignant trouvent leur source dans une trajectoire biographique souvent atypique, mais cohérente, aux yeux des enquêtés, entre le projet idéologique qu’ils portent en tant que militant d’extrême-droite et le métier qu’ils exercent en tant que professeur d’Histoire-Géographie.

 

II. Comment l’engagement frontiste des enseignants se maintient-il ?

Comme l’affirme Valérie Lafont dans un article dédié à l’analyse de carrières militantes de jeunes encartés au Front national, « à la différence d’autres engagements à vocation humanitaire ou morale, le militantisme au Front national est associé dans les représentations majoritaires à des images négatives et dévalorisantes » (Lafont, 2001, p. 175). Au sein d’un milieu socioprofessionnel rétif au Rassemblement national, l’engagement frontiste des enseignants peut également s’analyser telle une déviance. Les « coûts » de ce militantisme sont susceptibles de les éloigner d’un tel engagement. Il apparaît donc opportun de comprendre quels bénéfices les professeurs d’extrême droite peuvent en tirer.

Un engagement toujours coûteux

Si les « mondes enseignants » (Farges, 2017) ont toujours été disparates et attachés à des réalités professionnelles diverses, la défiance envers l’extrême droite – liée notamment au lien ténu entre les enseignants et la République – constitue un des traits unificateurs de ce groupe socioprofessionnel. L’engagement des professeurs à l’extrême droite est donc toujours coûteux ou perçu comme tel, bien que cela soit toujours relatif au contexte d’exercice[6]. Les enseignants militant à l’extrême droite rencontrés – et notamment les plus jeunes – observent une méfiance sur la manière dont leur militantisme pourrait, s’il venait à être découvert, affecter leur carrière. Ils peuvent, en conséquence, développer certaines craintes quant aux effets de leur engagement sur le rapport qu’ils entretiennent avec l’institution.

Yann, jeune professeur stagiaire dans le secondaire et sympathisant puis militant frontiste, se refuse par exemple de faire part de ses opinions politiques. S’il projette de s’engager activement au Front national, il attend stratégiquement sa visite d’inspection – destinée à valider sa titularisation – avant de prendre contact avec la fédération locale. Une fois passée la visite de l’inspecteur, il échange par courriels avec le secrétaire départemental du FN pour se présenter et exprimer son souhait de rejoindre le parti. Victime d’un piratage, d’une connexion frauduleuse, ou, comme le suspectent certains de ses collègues, d’un dévoilement volontaire non assumé, l’échange en question est transféré quelques jours plus tard – depuis la salle des professeurs – à l’ensemble de ses pairs.

Pour ces militants, le moment où la nature de leur engagement est rendue publique est vécu avec une certaine appréhension : comme le note Erving Goffman, l’individu « discréditable » doit composer avec l’incertitude (Goffman, 1975): les conséquences du stigmate ne sont jamais proprement prédictibles. Le dévoilement de leurs engagements militants engendre ainsi des coûts tantôt manifestes, tantôt supposés, qu’ils doivent savoir gérer ou tout au moins apprendre à gérer.

Le coût de l’engagement à l’extrême-droite s’apprécie de façon plus certaine dans les interactions quotidiennes qu’entretiennent ces professeurs avec leurs collègues, pendant lesquelles les enquêtés expérimentent et éprouvent leur « différence fâcheuse » (Goffman, 1975, p. 15). La mise à distance dont ils peuvent être l’objet vient alors marquer l’indésirabilité politique de leur engagement.

Xavier, professeur certifié d’histoire-géographie âgé de 30 ans, est affecté dans un lycée public de centre-ville en région parisienne. Issu d’un lycée militaire après lequel il intègre un Institut d’Études Politiques, il s’intéresse d’abord à la figure de Jean-Pierre Chevènement, avant d’être « séduit », par l’intermédiaire de ses amitiés étudiantes, par la « ligne Buisson-Sarkozy ». S’il n’adhère pas à l’UMP, il se dit très déçu par la ratification du traité de Lisbonne qu’il qualifie de « véritable trahison ». Il intègre alors le Front national, désireux d’y mener une carrière politique. Il évolue rapidement au sein de la structure partisane locale, à proximité de son établissement d’exercice. Alors qu’il fonde un collectif Racine départemental – projet mené sans en toucher un mot aux collègues de son lycée, il donne une interview dans un journal local. La publication de l’article, en pleines vacances scolaires, ne passe pas inaperçue, et occasionne de nombreuses ruptures amicales, notamment avec ses collègues engagés à gauche.

Pour de nombreux enquêtés, la marginalisation, l’isolement, voire l’hostilité, constituent ainsi le prix du militantisme frontiste. Le Rassemblement national n’est en effet pas aussi banalisé dans l’univers enseignant qu’ailleurs. Militer au RN, pour un enseignant, suscite encore l’incompréhension et fonde de profondes inimitiés.

Des rétributions décisives offertes par la professionnalisation politique

Comprendre le maintien des engagements professoraux au service du parti implique donc de mettre au jour les leviers qu’il mobilise pour susciter un attachement et un investissement durables de la part des enseignants qui militent pour lui. Comme le note Gaxie, « il faut corrélativement de puissants investissements, générant des injonctions et des inclinations impérieuses, pour s’engager dans une action collective au “péril” (“objectif”) […], de l’équilibre de sa famille, de la stabilité de son emploi ou de sa réussite professionnelle ».  (Gaxie, 2005, p. 176). Au regard du coût subi par les professeurs militant à l’extrême droite, il faut donc objectiver les rétributions que les partis auxquels ils adhèrent leur offrent et l’intérêt qu’y trouvent ces professeurs.

Des ressources précieuses pour un parti en recherche de cadres

Pour le Front – puis Rassemblement – national, la formation d’une élite partisane capable de s’adapter aux codes langagiers, rhétoriques et comportementaux propres à l’arène médiatico-politique représente un enjeu crucial (Igounet, 2015). Le parti doit en effet composer avec une carence régulière de personnel politique apte à gérer et administrer une fédération locale et à s’exprimer en public de façon convaincante. Cet impératif s’inscrit dans une double dimension. Outre organiser les forces militantes de manière à permettre l’administration d’une organisation partisane aux dimensions croissantes, il s’agit aussi d’accompagner la stratégie de banalisation intrinsèque au parti. On peut lire dans une note interne de l’Institut de formation national – la structure de formation du Front national – datée, déjà, de 1990 et repérée par Valérie Igounet, que « [p]our séduire, il faut d’abord éviter de faire peur et de créer un sentiment de répulsion […] Il est donc essentiel lorsqu’on s’exprime en public, d’éviter les propos outranciers et vulgaires. On peut affirmer la même chose […] dans un langage posé et accepté par le grand public » (Igounet, 2015, p. 283). Le recrutement de cadres compétents est alors essentiel à la construction d’une « image positive » du parti dans l’opinion (Ibid., p. 284). Les difficultés rencontrées par le Front national puis le Rassemblement national à recruter ce profil de militant est rapporté par de nombreux enquêtés.

Aussi, l’étude des trajectoires militantes des enseignants frontistes met en exergue l’existence d’une « filière » d’accès aux fonctions d’encadrement partisan qui profite particulièrement aux professeurs. La maîtrise formelle de la culture légitime, certifiée dans le champ professionnel par la détention d’un concours de l’enseignement, permet en effet au parti de s’assurer les services de militants maîtrisant le langage politique institutionnel.

Rédactions d’argumentaires, prises de parole dans les médias, réflexions stratégiques… sont autant de tâches, hautement valorisées et valorisables, qui reviennent ainsi plus aisément aux enseignants militants ; ceux-ci trouvant, par ce biais, une reconnaissance certaine auprès des membres les plus investis de leur parti.

Des ressources « coupe-file »

Alors que « l’existence d’une file d’attente sélectionne les personnes pour ne retenir que celles qui sont conformes aux normes de l’espace en question » (Bollaert et al., 2018, p. 792), les ressources professionnelles des enseignants (compétences rédactionnelles et analytiques, capacité d’expression orale) agissent ainsi comme autant de « coupe-file » dans un parti qui – en raison de la relative rareté de ses cadres – permet déjà une ascension plus rapide dans la hiérarchie partisane que les autres. De fait, Xavier est par exemple devenu secrétaire départemental du parti seulement un an et quatre mois après son adhésion.

Plus qu’une simple compensation du coût de l’engagement, ces rétributions permettent aussi, à mesure que le professeur évolue dans la hiérarchie partisane, d’en diminuer le poids effectif. À l’image de Xavier, certains militants indiquent ainsi de moins en moins fréquenter la salle des professeurs et leur établissement d’exercice. L’octroi de responsabilités augmentant le temps dédié aux activités politiques, celui consacré à l’exercice professionnel est amené à diminuer, réduisant dans le même temps l’exposition au stigmate.

Si ce processus de professionnalisation politique se concrétise sous des formes plus ou moins développées selon les enquêtés rencontrés, ils sont nombreux à en évoquer l’existence et les effets. De Samuel, bénéficiaire d’une mise en disponibilité, en passant par Xavier qui affirme qu’il a « franchement […] moins travaillé que ce qu’[il] aurait, peut-être, dû », parce qu’il ne « pouvait pas » continuer à s’investir autant dans son métier, tous les professeurs militants chargés d’importantes responsabilités locales ou nationales expliquent moins côtoyer leurs collègues enseignants. Les enseignants frontistes qui se voient offrir des opportunités d’ascensions partisanes captent ainsi autant de rétributions sociales et symboliques par ce biais que par la réduction des rétributions négatives qu’elles génèrent pour eux dans leurs établissements.

Si les trajectoires militantes des enseignants frontistes étudiées au cours de cette enquête attestent du caractère atypique de cet engagement, leur analyse fait néanmoins apparaître des logiques qui lui sont propres. Peu légitime au sein des mondes enseignants, le militantisme frontiste y est souvent plus stigmatisé qu’ailleurs. Les rétributions que le parti est en capacité d’offrir peuvent néanmoins compenser le discrédit lié à cet engagement. À travers l’ascension rapide que le parti offre aux enseignants, l’entre-soi militant vient souvent se substituer à un entre-soi professionnel qui favorise d’autant l’investissement politique qu’ils réalisent. Phénomène d’autant plus notable que l’on constate, dans certains partis historiquement proches des milieux enseignants, une relative marginalisation de la « ressource enseignante » (Lefebvre et al., 2022, p. 237).

Notes

[1] Le collectif Racine, désormais affilié au parti politique Les Patriotes, est remplacé depuis novembre 2017 par le « Forum École et Nation ».

[2] Propos repris dans le quotidien Le Figaro du 3 septembre 2014 (« Les collectifs du FN, un objectif plus médiatique que politique », Marion Joseph)

[3] Ces tendances demeurent confirmées par de récentes études quantitatives. Géraldine Farges, à partir d’une enquête par questionnaire menée auprès de 9000 enseignants à l’échelle nationale relève que seuls 0,3% des répondants du premier degré et 0,1% du second degré se positionnent à l’extrême droite (Farges, 2017).

[4] En 2010, lors des élections régionales, le Nouveau Parti anti­capitaliste a présenté dans le Vaucluse la candidature d’une jeune femme voilée, Ilham Moussaïd.

[5] « Face à une conversion perçue, sinon comme miraculeuse, du moins comme immédiate, instantanée, les usages sociologiques de la notion insistent en effet sur la manière dont la conversion s’inscrit dans une durée », (Darmon, 2011, p. 77).

[6] L’ancienneté dans la profession et dans l’établissement, la nature de l’établissement d’exercice – privé sous contrat ou public, l’intensité de l’activité syndicale, la densité du collectif de travail, etc. influencent grandement la vigueur et l’ampleur du stigmate auquel ils s’exposent.

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