1 avril 2024

Avec l’arrivée de publics scolaires « fragiles » à l’Université, la réussite des étudiants s’est progressivement imposée comme un enjeu majeur des politiques publiques de l’enseignement supérieur. Dans ce contexte, nous montrons que la prise en charge de ces étudiants et de leur réussite s’est traduite, pour les personnels enseignants à l’Université, par l’apparition de missions supplémentaires conduisant à l’élargissement de leurs fonctions et à la transformation de leur identité professionnelle.

Wafae Khaddour
Doctorante en sociologie au Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (LATTS) / Université Gustave Eiffel

Avec l’arrivée massive, à l’université, d’étudiants aux profils scolaires éloignés des attentes académiques (Rossignol-Brunet et al., 2022), la réussite des étudiants en est venue à constituer une priorité des politiques publiques de l’enseignement supérieur et a engendré une série de réformes allant dans ce sens. Les universités se sont en effet souvent saisies de cet enjeu et ont été amenées à élaborer des stratégies pour favoriser la réussite académique des étudiants. Par exemple, dans le cadre de réponses à des appels à projets lancés par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) et à d’autres formes de financements limités dans le temps, ces établissements ont développé des cursus académiques adaptés et personnalisés, des mesures de soutien ainsi qu’un renforcement de l’accompagnement de leur public, tout en composant avec la diversité des profils accueillis (Soulié, 2002).

Ces transformations ont été sources de tensions, diagnostiquées de longue date, pour les universités et ceux qui y enseignent (Fave-Bonnet, 2003). En effet, les enseignants ont dû, de manière croissante, assurer en licence l’accueil de publics perçus comme peu préparés aux études universitaires et les amener à réussir leur cursus universitaire. Traditionnellement responsables de la transmission des connaissances et des résultats de la recherche qu’ils produisent, ils ont été investis de nouvelles responsabilités liées à la mise en œuvre de cet objectif de réussite académique et ont été bousculés, dans leur identité professionnelle, par ces évolutions. Les tensions auxquelles les enseignants ont été confrontés ont été d’autant plus marquées que les évolutions législatives liées à l’organisation même des universités et notamment la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) ont souvent généré des contraintes supplémentaires pour les enseignants (Darbus et Jedlicki, 2014). Si la loi LRU permet en effet une autonomisation du budget et de la gestion du personnel des universités, son application se traduit pour les enseignants par un manque d’effectif constant causant une surcharge de travail vécue comme « intenable sur le long terme »[1].

Nous verrons ici que, face à ces transformations qui affectent tant ce que font les enseignants du supérieur que ce qu’ils sont, ces derniers cherchent activement des moyens de résoudre le « malaise » de leur métier. L’analyse de leurs activités permettra de saisir que le processus de reconception de leur identité professionnelle qui accompagne ces évolutions s’avère néanmoins coûteux et que son efficacité n’est pas garantie, d’autant plus parmi les enseignants porteurs d’une responsabilité au sein de leur formation.

I. Au-delà de la salle de cours

« Je dis toujours si tu comptes une heure de présentiel avec un étudiant, c’est trois ou quatre fois le travail derrière »[2]. Le propos tenu par Marie, enseignante-chercheuse, permet d’emblée de prendre conscience que le métier des enseignants à l’université ne peut se réduire à la scène qui se joue dans une salle de cours face aux étudiants. De fait, en fonction de leur statut et des responsabilités pédagogiques dont ils sont investis, les enseignants doivent prendre en charge un certain nombre d’activités annexes à l’enseignement proprement dit.

1.1 Une transmission pédagogique de plus en plus contrainte

Le paysage universitaire se caractérise par une diversité de statuts d’enseignants qu’il nous faut commencer par décrire afin de saisir pleinement le malaise que les enseignants rencontrent dans l’exercice de leur métier. Le personnel enseignant des universités comprend, selon l’article L952-1 du Code de l’éducation, aussi bien des personnels enseignants-chercheurs titulaires et enseignants titulaires (professeurs des universités, maîtres de conférences, etc.) que des enseignants, enseignants-chercheurs et chercheurs non permanents (ATER, vacataires, etc.). Le service d’enseignement des enseignants-chercheurs titulaires (maîtres de conférences et professeurs), lorsqu’ils exercent à temps plein, est de 192 heures équivalent travaux dirigés (TD), comme les ATER. Ils sont par ailleurs statutairement supposés partager leur temps entre l’activité de recherche et l’enseignement. Les personnels du secondaire détachés dans les universités peuvent assurer quant à eux jusqu’à 384 heures équivalent TD. Enfin, les doctorants ont également la possibilité, dans le cadre de missions d’enseignements prévues dans leur contrat, d’assurer 64 heures équivalent TD.

En parallèle de leur mission commune de transmission de savoirs, les enseignants-chercheurs (maîtres de conférences et professeurs) sont tenus de remplir des tâches administratives au sein de leur UFR : ils sont responsables d’un dispositif, d’une année de formation, d’une formation, voire d’une UFR. Outre que ces exigences administratives prennent un temps croissant du fait du développement de l’attribution des ressources aux universités sous des formes contractuelles, elles s’accompagnent d’activités telles que des rédactions de rapports, la participation à des réunions pédagogiques, ou encore la constitution de groupes de travail pour la mise en œuvre de diverses actions, souvent à destination des étudiants. Le travail universitaire se traduit ainsi pour eux au quotidien par des activités de plus en plus nombreuses, « aussi diverses que disparates » (Sacriste, 2014, p.55).

Mais, l’activité d’enseignement des maîtres de conférences et professeurs n’a pas été affectée que par le processus d’élargissement des tâches : elle a aussi été amenée à changer par transformation des publics auxquels elle s’adresse. De fait, bien que ces professionnels conservent la maîtrise pleine et entière du contenu des savoirs diffusés et des modalités de leur transmission, l’évolution du profil étudiant (Soulié, 2002) les conduits de plus en plus à s’interroger sur leurs pratiques (pédagogiques, professionnelles, etc.) et à les amender. Cela se traduit notamment par une multiplication des activités en amont d’un cours : ainsi, au-delà de la préparation du contenu du cours « tel qu’il est prononcé de façon magistrale », il paraît par exemple désormais évident de conjuguer celui-ci avec « une présentation PowerPoint », ou encore de le compléter avec « des contenus sur une plate-forme d’enseignement à distance ou la tenue d’un blog » (Ughetto, 2020, p. 4).

1.2 Un accompagnement individualisé chronophage

Au travers des divers entretiens que nous avons menés, nous avons pu saisir les activités réelles déployées pour remplir cette mission traditionnelle de transmission des savoirs aux étudiants. En pratique, au-delà du nombre d’heures de présence en cours, les missions de ces professionnels sont très largement façonnées par la relation qu’ils entretiennent avec leurs étudiants ainsi que le profil de ces derniers. Les enseignants interrogés s’organisent en effet pour adapter le traitement accordé à leurs étudiants en fonction de leurs difficultés personnelles ; constat qui s’avère d’autant plus significatif dans le cadre de l’université francilienne où se déroule notre enquête. En raison de son bassin de population et du vivier de recrutement de ses étudiants, les universitaires doivent en effet composer avec un public plus sujet aux difficultés que dans d’autres universités. Au quotidien, les enseignants interrogés expliquent que, depuis quelques années déjà, leur activité s’est considérablement chargée d’échanges individualisés avec leurs étudiants ; et ce d’ailleurs en dehors de toute injonction institutionnelle. De leur propre point de vue, il ne s’agit plus de transmettre des connaissances contribuant à « développer l’esprit critique » des étudiants, mais bien de mettre en place des actions concrètes d’accompagnement :

Tel que le décrit Sophie, le dispositif destiné à prendre un moment avec les étudiants de la première année de licence afin de sonder leur état d’esprit vis-à-vis de leurs premiers enseignements illustre très bien ce rôle que tient désormais chaque enseignant. Cette mission d’accompagnement s’observe aussi au travers de l’organisation d’un second entretien, réalisé quant à lui à la fin du second semestre, afin d’observer l’évolution de cet état d’esprit. Or, si ce type de suivi est très lourd à mettre en place, le constat des responsables de formation qui les ont adoptés est unanime : les enseignants s’investissent réellement dans ces moments d’échanges en vue de l’amélioration globale des enseignements et de la formation. Ainsi, ces professionnels se sont approprié une mission d’accompagnement qui apparaît particulièrement chronophage.

Mais, au travers du cas de Sophie, on comprend que c’est surtout chez les responsables de formations/d’années et les directeurs de composantes que cette appropriation est coûteuse. Dans un souci d’adaptation, leur responsabilité les incite en effet à initier ces actions d’accompagnement de leur public en prenant par exemple le temps de cerner leurs profils. Pour ces enseignants, la réalisation d’entretiens avec les étudiants en licence se double ainsi, en amont, d’un travail de collecte et de construction de données dans l’optique d’assurer un suivi efficace :

L’existence d’un tel travail d’élaboration de données invite à penser que, collectivement ou individuellement, les enseignants, et notamment les responsables de formation et d’UFR, en viennent à s’auto-prescrire des tâches dont l’enjeu n’est autre que de réagir aux difficultés auxquelles leurs étudiants font face. Si on peut voir dans un tel dispositif une volonté de conserver de l’autonomie en créant ou (en recréant) dans leur propre travail des zones d’’autonomie afin d’en conserver la maîtrise. (Bernoux, 2011, 2015), on peut se demander dans quelle mesure le temps que nécessite sa mise en œuvre n’est pas propice à l’épuisement professionnel de celles et ceux qui en sont chargés.

II. La réussite des étudiants : une nouvelle mission, de nouvelles tâches

Dans cette partie, il s’agit d’examiner comment l’injonction institutionnelle à la réussite des étudiants s’est imposée comme une priorité aux personnels enseignants et quels effets cela a généré sur le travail des enseignants et personnels des services centraux.

2.1 Des projets pour « sortir les universités des sentiers battus »[3]

Alors que le financement sur projets à l’université a longtemps été limité au domaine de la recherche par le biais de l’ANR[4], ce mode de financement a été élargi, et à la réussite étudiante. En effet, avec l’émergence, en 2010, du Programme des Investissements d’Avenir 3 (PIA 3), le « soutien des progrès de l’enseignement » est devenu un des domaines éligibles à ce type de financement[5]. Un des axes du PIA 3 – Nouveaux Cursus Universitaires (NCU) – entend de la sorte répondre aux « enjeux auxquels est confronté le système français d’enseignement supérieur », à savoir : améliorer les taux de réussites en licence, estimés « faibles »[6], et la professionnalisation des étudiants, également jugée « insuffisante »[7]. Les universités se trouvent ainsi appelées à « se responsabiliser » et il est attendu qu’elles « témoignent de la capacité […] à faire évoluer leur offre et à mettre en œuvre une politique de formation ambitieuse dans le cadre de leur autonomie »[8].

L’université dans laquelle se déroule notre enquête a répondu à un appel à projets du PIA 3, incitant les établissements à mener « des expérimentations de diversification des parcours en licence », et à renforcer « l’offre universitaire de formation professionnelle »[9]. Le projet, accepté en 2018, vise ainsi à réduire le taux d’échec en licence, en particulier en première année (L1), et à valoriser des formes de « réussite » qui débordent la dimension académique de l’université.

À l’instar d’une dizaine d’autres universités portant ce type de projet, l’établissement enquêté a mis en place une équipe composée de personnels administratifs et de personnels enseignants chargés à la fois de l’élaboration et de la mise en œuvre du projet ; ce qui amène les enseignants à devoir y consacrer un temps particulièrement conséquent[10]. En effet, les projets soumis dans le cadre du PIA 3 doivent décrire en détail le contenu des programmes d’études, les méthodes d’enseignement et d’apprentissage innovantes, les compétences visées, les ressources nécessaires, ainsi que les partenariats envisagés avec d’autres institutions académiques, entreprises ou acteurs jugés pertinents pour le projet. L’établissement doit par ailleurs fournir chaque année un rapport détaillé pour rendre compte de ses dépenses, actions, réussites et échecs dans sa mise en œuvre.

Dans cette université, le projet se structure en trois principaux chantiers que sont la réorganisation de l’enseignement, un soutien accru à destination des étudiants et un dispositif d’orientation renforcé. C’est donc à la faveur de ces évolutions que les enseignants se retrouvent également investis d’une mission d’amélioration de la réussite de leurs étudiants, dont les modalités concrètes de mise en œuvre restent à inventer. Cette mission peut en effet s’appliquer en salle de classe, mais aussi à une échelle plus large pour tous les étudiants de leur unité de formation et de recherche. Elle est à ce point générale qu’elle s’apparente d’ailleurs moins à un domaine ou un ensemble de tâches à assumer (effectuer des recherches, enseigner, assurer des responsabilités de formation) qu’à la prise en charge d’un problème public général. À l’instar des métiers décrits par le sociologue Gilles Jeannot (Jeannot, 2011) dans son ouvrage sur les métiers flous, nous allons voir que les enseignants interrogés affirment accorder une place croissante à la « prise en charge des problèmes » découlant de cette injonction forte à la réussite au détriment de leurs activités traditionnelles.

Le déploiement de ce projet de réussite des étudiants repose chaque année, depuis 2018, sur la soumission par deux ou trois mentions de licence de leur candidature au comité de pilotage du projet interne de l’université, afin de bénéficier d’un accompagnement dans l’amélioration de leur formation[11]. Du côté des licences qui décident de s’engager dans ce processus, un responsable du déploiement du projet est désigné parmi les enseignants de la formation : il s’agit souvent du responsable de la licence. Au côté d’autres collègues volontaires souhaitant s’investir dans le projet, ce dernier monte un dossier à destination du comité du pilotage afin d’expliquer les améliorations envisagées (par exemple : créer un nouveau parcours de formation, refondre une maquette de formation, ou encore de développer des modules de remise à niveau pour les étudiants) ainsi que les moyens (financiers et matériels) nécessaires pour y parvenir.

L’enseignant, responsable du projet au sein de la licence choisie, bénéficie d’une décharge d’enseignement afin de pouvoir entamer la mise en place concrète du projet, au côté d’autres personnels administratifs tels que des conseillers pédagogiques. Dans l’université où se déroule l’enquête, le responsable de ce projet au sein d’une UFR a d’abord rassemblé collégialement ceux de ses collègues enseignants qui souhaitaient l’accompagner dans l’élaboration du projet puis a choisi de le présenter et de discuter de sa mise en œuvre avec le reste des enseignants :

Cet extrait d’entretien nous révèle tout d’abord le type spécifique d’organisation qu’est une université et au sein de laquelle ses diverses UFR ont des fonctionnements et pratiques qui diffèrent parfois totalement entre elles. Dans le cas de l’UFR citée, la directrice ainsi que la responsable de projet NCU privilégient un fonctionnement plutôt démocratique. Dans ce processus de délibération, les membres de l’UFR ont la liberté de décider s’ils veulent suivre ou non les décisions du conseil, soulignant l’autonomie relative de ces professionnels. Néanmoins, on décèle un autre pan de l’activité de la responsable de l’UFR : celle-ci doit convaincre et embarquer ses collègues, sur lesquels elle n’a pas de lien hiérarchique puisque seul le président de l’université constitue une autorité pour les enseignants. Pour autant, l’injonction à la réussite étudiante pousse les responsables de projets NCU à se demander continuellement comment inciter leurs collègues à s’investir différemment dans leurs enseignements. Cette incitation se traduit souvent, à l’initiative des responsables de formation, en termes de valorisation financière afin de récompenser l’investissement de leurs collègues.

2.2 Un élargissement des compétences au-delà du cœur de métier

Ces nouvelles missions et leur traduction dans des projets constituent des tâches supplémentaires pour les responsables de formation des UFR qui ont répondu à l’appel et pour les enseignants concernés. Le projet PIA étant lancé depuis plus de quatre ans à l’université où nous avons enquêté, les enseignants interrogés portent un regard assez averti sur le dispositif. Tout d’abord, il est remarquable de constater qu’ils nous ont fait unanimement état d’un décalage entre les missions prescrites dans le cadre du projet et les missions réelles qu’ils en viennent à réaliser. En effet, la mission consistant à organiser ou, a minima, à participer à la mise en place concrète de ce type de projet ne s’accompagne pas d’une explicitation de l’activité à accomplir (Lantheaume et Simonian, 2012). Pour autant, il est de leur point de vue manifestement attendu d’eux qu’ils collaborent avec d’autres acteurs afin de capitaliser les actions qu’ils ont menées avec leurs étudiants, d’en tester de nouvelles, de les évaluer et de les partager avec d’autres enseignants. Viennent ainsi se greffer à la formation des étudiants, telle qu’elle est initialement élaborée et pensée par les enseignants, de nouvelles actions dont la logique a été pensée et construite en dehors de leur groupe professionnel et répondant à des rationalités qui leur sont extérieures. Dans le cas de Léa, cette nouvelle volonté de « mobiliser et engager activement tous les acteurs de l’Enseignement supérieur et de la recherche (ESR) dans la transition bas carbone et la réduction de l’impact environnemental »[12] et se traduisant très concrètement par une intégration des dimensions Développement Durable & Recherche Sociétale (DD&RS)[13] dans leurs enseignements, semble susciter une certaine confusion :

Cette dernière se trouve manifestement tiraillée entre, d’une part, la profonde conviction que cette initiative ne peut qu’être bénéfique aux L1 et qu’elle s’inscrit dans son rôle de responsable de formation, et, d’autre part, le fait qu’elle lui impose d’élargir son champ de compétences afin de délivrer aux étudiants une formation « clé en main » qu’elle n’a pas construite. Ce statut de responsable de formation accentue de fait la position ambiguë face à ces nouvelles actions à mener car, si la mission de transmission de savoir de l’enseignant laisse peu de place à l’adjonction de nouvelles activités, il n’existe en revanche pas de fiche de poste clairement établie permettant à ces responsables de délimiter sans équivoque leur champ d’action. Concrètement, les responsables de formation doivent donc « improviser » et composer avec les réalités de leur activité, ce qui signifie par exemple pour Léa de devoir suivre une formation sur le climat entre « 19h et 22h », « seul » horaire compatible avec son « agenda ».

Dans la continuité des projets NCU, on a vu se développer par ailleurs de nombreuses formations à la pédagogie, telles que celle qui a été rendue obligatoire en 2018 pour les maîtres de conférences nouvellement nommés. Par ce biais, les universités cherchent à renforcer la familiarité des enseignants avec des techniques d’enseignement diverses (la classe inversée, les jeux de rôle, etc.) et associées à la pédagogie dite « active ». En fait, il faut bien voir ici que, dans la mesure où les pédagogies actives reconfigurent « le rapport au savoir autour de l’individu » (Lemaître, 2007, p. 90), leur diffusion à l’université s’inscrit en réalité dans la continuité des exigences d’individualisation des parcours et d’adaptation à la diversité des profils étudiants des projets NCU. Alors que l’apprentissage « sur le tas »[14] de la pédagogie permettait de développer des techniques et méthodes pleinement adaptées à la diversité et à la variabilité des publics étudiants parce qu’issues de la pratique en contexte ; cet apprentissage « dirigé » se traduit surtout par l’acquisition de compétences pédagogiques « formelles », déconnectées de toute mise à l’épreuve et qui s’avère, finalement, chronophage pour les enseignants concernés.

Les projets s’inscrivant dans un PIA amènent cependant bel et bien les enseignants et autres acteurs à l’université qui les gèrent à développer des compétences liées à la mise en œuvre de projets (Mocquet, 2021). Lorsqu’on les interroge à ce propos, les enseignants énumèrent en effet souvent – et le plus souvent d’ailleurs sous l’angle de leurs difficultés – les compétences organisationnelles et sociales que la conduite de ces projets leur impose : « comment gouverner des personnes sur lesquelles concrètement tu n’as aucun pouvoir », « comment réussir à organiser des réunions avec les agendas de tout le monde », ou encore « comment convaincre les collègues à changer les choses » tout en s’alignant sur les valeurs ancrées au sein de la composante.

Ici, les enseignants reconnaissent souvent être désemparés ; et ce d’autant plus que le prescrit du projet reste flou à bien des égards. Il faut dire que la formulation des actions demandées aux enseignants dans la présentation des projets NCU n’indique ni les modalités de leurs mises en œuvre, ni les compétences qu’elles nécessitent. Autrement dit, on attend d’eux qu’ils soient force de proposition et qu’ils identifient non seulement les points d’amélioration de leur formation, mais également les moyens à mettre en place pour y parvenir : l’enseignant devient ainsi plus que jamais « un sujet intentionnellement engagé dans des activités orientées vers la réalisation de tâches, l’accomplissement de projets : des « activités productives », et simultanément engagé dans des activités d’élaboration de ressources internes et externes (instruments, compétences, conceptualisations, systèmes de valeurs…) : des « activités constructives » » (Rabardel, 2005, p. 253). Lorsqu’il y parvient, il acquiert des compétences relatives à la mise en place et à la gestion d’un projet.

Pour les responsables de formations et directeurs d’UFR, la responsabilité au sein d’un projet NCU vient souvent s’ajouter aux divers types de responsabilités pédagogiques et administratives déjà prises au sein d’une formation. Présentées comme compatibles, ces responsabilités engagent les enseignants dans des logiques distinctes dont l’articulation est complexe. Dans le cas d’une responsabilité au sein d’un projet NCU, il est en effet demandé aux enseignants d’être porte-parole et représentant des positions de leurs collègues, d’être aptes à prendre du recul vis-à-vis de leurs pratiques pédagogiques et, surtout, de les convaincre. Quant à la responsabilité pédagogique au sein d’une unité de formation, elle invite avant tout à assurer un lien quotidien avec les étudiants de la composante de formation, ce qui se traduit concrètement par la nécessité de répondre au quotidien à leurs préoccupations. L’enseignant est ainsi amené à occuper des fonctions qui supposent parfois des prises de position susceptibles d’être en contradiction les unes avec les autres.

Conclusion

Le sentiment de flou qui ressort des entretiens menés avec des enseignants à l’université lorsqu’on les questionne sur leur cœur de métier traduit nettement l’effet des tentatives de réorientation de leurs pratiques de travail par les autorités politiques et administratives. Cette réorientation les a conduits à intégrer à leur mission première de nouvelles tâches, comme le fait de recevoir les étudiants et d’individualiser la réponse qui leur est apportée Le projet NCU de l’université ne fait qu’accentuer cette dynamique, en y ajoutant des obligations en matière d’évaluation des tâches, de mobilisation des équipes pédagogiques et de formation.

Si les transformations qui s’imposent à l’enseignement supérieur concernent l’ensemble des enseignants, l’adhésion de ces derniers à ces transformations et la mise en conformité de leurs pratiques aux injonctions qui leur sont faites sont fort variables. Tout dépend, en réalité, du sens que prend, pour eux, l’ouverture d’un champ de compétences supplémentaire. Pour certains enseignants, il s’agit objectivement de missions situées en dehors du périmètre de leur métier et les compétences qui en découlent ne les intéressent pas, tandis que d’autres se disent « pourquoi pas ». Si ces prises de position ne sont pas indépendantes de l’appétence individuelle de ces professionnels et de leur conception personnelle du métier d’enseignant, elles ne peuvent être déliées de la position, inégale, qu’ils occupent dans le champ académique ou à l’université.

Notes

[1] Gabriel, Maître de conférences, Responsable de formation, Responsable de projet NCU au sein d’une licence.

[2] Marie, Maîtresse de conférences.

[3] Discours de Frédérique Vidal : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/concertation-sociale-sur-la-professionnalisation-du-1er-cycle-post-bac-discours-de-frederique-vidal-49333

[4] Créée en 2005, cette institution avait initialement pour mission de financer la recherche publique et privée, par le biais de contrats de recherche à durée déterminée.

[5] Selon le livret de présentation du PIA 3 par le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, « 35 Md€ ont été déployés à partir de 2010, au bénéfice de l’enseignement supérieur, la recherche, la valorisation et l’innovation dans les secteurs stratégiques de l’économie française (Industrie, numérique, transport, énergie, santé). 12 Md€ ont renforcé cette dynamique à partir de 2014. »

[6] Selon les données statistiques du MESR, « 32% des étudiants obtiennent leur licence en 3 ans et 44% l’obtiennent après 4 ans à l’université »: https://publication.enseignementsup-recherche.gouv.fr/eesr/FR/T149/les_parcours_et_la_reussite_en_licence_licence_professionnelle_et_master_a_l_universite/

[7] Lors d’un discours de Frédérique Vidal, il est affirmé que « 45% des jeunes en emploi après un Bac +2 ou un Bac +3 n’ont pas été formés pour le travail qu’ils occupent » : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/concertation-sociale-sur-la-professionnalisation-du-1er-cycle-post-bac-discours-de-frederique-vidal-49333

[8] Communiqué de presse du MESR : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/resultats-du-second-appel-projets-nouveaux-cursus-l-universite-du-pia-3-47176

[9] Communiqué de presse du MESR : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/resultats-du-second-appel-projets-nouveaux-cursus-l-universite-du-pia-3-47176

[10] Or, pour les établissements et leurs membres, « le financement par projet signifie un temps de travail très important pour monter ces projets, particulièrement complexes pour les PIA : c’est un mode de financement consommateur de ressources, d’autant que plusieurs universités ont recruté des cabinets privés pour les aider à monter ces projets. » (Eyraud, 2020, p. 373).

[11] Ce comité est composé des directions de services et d’un responsable scientifique et technique désigné au sein de l’université. Il se réunit une fois tous les trimestres environ. En plus du choix de la licence à accompagner, il a pour rôle de valider les orientations du projet, de lancer les actions prévues et de prendre des décisions en matière de recrutement.

[12] Article du MESR : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/label-ddrs-developpement-durable-et-responsabilite-societale

[13] France Universités, la Conférence des Grandes Écoles (CGE), le Ministère en charge de la transition écologique, ainsi que le ministère de l’Enseignement Supérieur ont conçu un dispositif nommé Label DD&RS destiné aux établissements de l’enseignement supérieur et la recherche. Ces derniers doivent élaborer leur « propre feuille de route de transformation, selon une méthode commune », se traduisant très concrètement par une intégration des dimensions DD&RS dans leurs enseignements par exemple.

[14] Rappelons que « la recherche demeure […] l’élément primordial de la formation » (Faure, Soulié, Millet, 2008, p. 84) des enseignants-chercheurs à l’université, et que l’enseignement s’acquiert généralement pour eux par un apprentissage sur le terrain, souvent dès l’inscription en thèse. Au fur et à mesure des années, les enseignants interrogés affirment ainsi « améliorer leur manière de faire cours » en questionnant directement leurs étudiants, plus rarement en se formant à la pédagogie à l’instar de Luc : « J’ai pas de principes d’enseignement, j’essaie des choses, ça marche, ça marche pas. Si ça marche, je continue. Puis il y a des choses qui marchent avec tel groupe qui marchent pas avec tel autre, bon. Et ça, pour le savoir, il faut le pratiquer, c’est-à-dire qu’on peut avoir tout un tas de théories sur la classe inversée […] Et dans le département, on n’a aucun spécialiste de pédagogie et pourtant je crois savoir qu’il y a des enseignants de très grande qualité. » (Luc, Maitre de conférences, Responsable de formation, Responsable du projet NCU en licence)

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Rossignol-Brunet M., Frouillou L., Couto M.-P., Bugeja-Bloch F., 2022, « Ce que masquent les « nouveaux publics étudiants » : les enjeux de la troisième massification de l’enseignement supérieur français », Lien social et Politiques, n° 89, p. 57–82.

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Article du MESR : En ligne : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/label-ddrs-developpement-durable-et-responsabilite-societale

Communiqué de presse du MESR : En ligne : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/resultats-du-second-appel-projets-nouveaux-cursus-l-universite-du-pia-3-47176

Discours de Frédérique Vidal : En ligne : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/concertation-sociale-sur-la-professionnalisation-du-1er-cycle-post-bac-discours-de-frederique-vidal-49333

Données statistiques du MESR : En ligne : https://publication.enseignementsup-recherche.gouv.fr/eesr/FR/T149/les_parcours_et_la_reussite_en_licence_licence_professionnelle_et_master_a_l_universite/

Processus de sélection de l’ANR : https://anr.fr/fr/lanr/nous-connaitre/processus-de-selection/

Rapport d’information du Sénat : En ligne : https://www.senat.fr/rap/r01-054/r01-054.html