La circulaire du 10 octobre 2018 a redéfini les missions du professeur principal, en élargissant son rôle en matière d’orientation. Non seulement, celui-ci « contribue [désormais] à la mise en œuvre des procédures d’orientation, d’affectation et d’admission », et de surcroît, « il coordonne pour chacun de ses élèves l’information et la préparation progressive du choix d’orientation avec le psychologue de l’éducation nationale ». À ce propos, il est précisé : « Dès la classe de troisième, le professeur principal conduit des entretiens personnalisés d’orientation en associant en tant que de besoin les psychologues de l’éducation nationale et les autres membres de l’équipe éducative. Ces entretiens sont inscrits le plus tôt possible dans l’année scolaire, et à tout moment en fonction des besoins. Ceux-ci permettent de mieux construire le parcours d’orientation des élèves, y compris pour la poursuite d’études dans l’enseignement supérieur, en tenant compte de leurs résultats scolaires et de leurs souhaits d’orientation ainsi que ceux de leur famille ».
Erwan Lehoux
Doctorant en sciences de l’éducation (CIRCEFT-ESCOL, Université Paris 8)
Si l’on peut voir dans cette mesure le retour d’un temps révolu où les décisions d’orientation appartenaient aux enseignants, il ne faut pas oublier que les réformes éducatives engagées depuis une cinquantaine d’années[1] ont transformé la conception même de l’orientation. En effet, l’orientation, qui n’est plus censée s’imposer à l’élève en fonction de ses résultats scolaires ou de ses aptitudes, devrait résulter d’un processus d’élaboration d’un projet personnel par l’élève. Ce changement de paradigme est inscrit dans le Code de l’éducation depuis la loi du 10 juillet 1989 dont l’article premier affirme : « Les élèves et les étudiants élaborent leur projet d’orientation scolaire, universitaire et professionnelle en fonction de leurs aspirations et de leurs capacités avec l’aide des parents, des enseignants, des personnels d’orientation et des professionnels compétents. Les administrations concernées, les collectivités territoriales, les entreprises et les associations y contribuent. » Le paradigme de l’orientation conçue à la fois comme élaboration et réalisation d’un projet par l’élève constitue donc une rupture majeure, faisant de ce dernier le principal acteur de son orientation, supposé libre de ses choix, (Guichard et al., 2001). Nous n’interrogerons pas dans cet article la réalité de cette liberté individuelle face aux contraintes sociales et scolaires qui pèsent sur les élèves[2]. Nous comptons plutôt nous intéresser aux rôles des différents professionnels et notamment des enseignants en matière d’orientation.
Non sans difficulté (Lehner, 2020), les conseillers d’orientation psychologues (COPsy) s’étaient imposés comme des professionnels de référence dans l’information et l’accompagnement des élèves à l’orientation. Cependant, leur statut ainsi que leurs missions ont également évolué ces dernières années : ils sont en effet devenus psychologues de l’Éducation nationale (psyEN) en 2017. Si l’orientation apparaît dans l’intitulé de leur spécialité d’exercice[3], les psyEN sont de plus en plus occupés par d’autres problématiques telles que l’inclusion, ou encore la prise en charge du mal-être. En parallèle, d’autres acteurs de l’orientation émergent, mais leur rôle demeure encore limité. Depuis 2018, les régions sont également chargées informer les élèves et leur famille sur les métiers et les formations, y compris dans les établissements scolaires. Toutefois, plusieurs rapports ont souligné les difficultés persistantes voire la réticence de certaines collectivités à investir cette compétence, d’où des inégalités notables d’un territoire à l’autre (Carrière et al., 2022 ; Moalic et al., 2022). Des acteurs privés, notamment associatifs, qui proposent spécifiquement d’informer et d’accompagner les élèves dans leur orientation (Lehoux, 2023), interviennent également dans le cadre scolaire, mais ces interventions ne concernent qu’une minorité d’établissements (CNESCO, 2018). Quant aux coachs scolaires, ils proposent des prestations marchandes dont bénéficient surtout, en grande majorité, les élèves issus des familles les plus richement dotées (Oller, 2020).
De sorte que les enseignants, au premier rang desquels les professeurs principaux, apparaissent désormais comme les principaux interlocuteurs des élèves dans le cadre de la construction de leur projet d’orientation. Là où leur rôle se limitait pour la plupart à répondre aux interrogations de leurs élèves et à leur donner d’éventuels conseils, il s’agit désormais pour eux de participer à la mise en place d’un véritable programme d’éducation à l’orientation, d’autant que les élèves sont censés bénéficier d’heures dédiées à l’accompagnement au choix d’orientation[4].
Cet article, qui s’appuie sur une enquête qualitative en cours dans six lycées publics généraux et technologiques (LGT) ou polyvalents (LPO) en Île-de-France et dans une académie du Nord-Ouest de la France[5], entend interroger l’appropriation différenciée de cette nouvelle mission par les enseignants. Si certains y sont réticents, voire hostiles, beaucoup s’engagent dans ce travail au point d’y consacrer, parfois, de nombreuses heures de travail. Comment expliquer alors ces différences ? Pour quelles raisons de nombreux enseignants s’y engagent et, le cas échéant, quel travail font-ils concrètement et sur quels ressources et outils s’appuient-ils ? L’article mettra en évidence les tensions voire les contradictions que cette nouvelle mission génère chez les enseignants et comment ils tentent de les dépasser. Il se demandera également comment cette nouvelle mission participe d’une redéfinition plus large du métier d’enseignant et, en miroir, des enjeux de l’orientation et, finalement, du rôle même de l’école.
I. Des enseignants réfractaires ?
À l’occasion des réformes des trois voies du lycée en 2018, les syndicats enseignants et leurs associations professionnelles ont dans leur majorité vivement protesté contre le renforcement du rôle des enseignants, notamment des professeurs principaux, en matière d’orientation. À la suite de la réforme, certains syndicats, dont le Snes-FSU, la CGT Éduc’action ou encore Sud Éducation ont ainsi appelé, dès la fin de l’année 2018, les enseignants à refuser collectivement la fonction de professeur principal les années suivantes.
Unanimement, les syndicats d’enseignants dénoncent le manque de moyens qui ne permet pas aux professeurs de répondre à la multiplication des tâches. C’est le cas y compris des syndicats habituellement les moins contestataires, notamment le SE-Unsa et le Sgen-CFDT. En novembre 2019, le Sgen-CFDT constate « un ras-le-bol [des enseignants] suite à l’accroissement brutal de la charge de travail en cette rentrée » et déplore que « l’ISOE ne compense pas la charge de travail supplémentaire induite par les nouvelles missions de professeur principal »[6]. Pour autant, il ne s’oppose pas à ces tâches d’accompagnement et d’orientation des élèves. Au contraire, il défend la coopération entre les différents personnels et en appelle à un « effort collectif des adultes ». Ainsi, il estime que la création de la fonction de professeur référent « répond partiellement [à ses] attentes […] en rendant possible un accompagnement centré sur des groupes d’élèves sur tout ou partie du cycle terminal du lycée »[7].
D’autres organisations opposent cependant à ces nouvelles tâches des arguments plus fondamentaux. Il s’agit en particulier d’éviter d’entrer en concurrence, voire en conflit, avec les psyEN, en particulier pour le Snes-FSU, largement majoritaire dans ce corps. C’est également le cas de la CGT Éduc’action ou du syndicat FO des collèges et des lycées (SNFOLC), pour qui la suppression du corps des COPsy et les menaces qui pèsent sur les CIO témoigneraient du « renoncement de l’État à assurer les missions d’information à l’orientation qui sont les siennes »[8].
Pour certaines organisations, la nature même du travail d’orientation serait menacée. En particulier, le Snes-FSU, à l’initiative des psyEN du syndicat, défend l’expertise de ces dernières, laquelle repose sur des savoirs et savoir-faire psychologiques dont ne disposent pas les enseignants. Ce d’autant plus, comme le rappelle FO, que ces derniers « n’ont reçu aucune formation en la matière »[9]. En miroir, ces nouvelles tâches remettraient en cause la nature même du métier, à en croire notamment des syndicats comme le SNALC. Sur le site internet de ce dernier, face à la multiplication des tâches, on dénonce « une cacophonie de sens et d’aptitudes qui n’est pas gage de réussite de la mission octroyée » et on regrette « la sensation d’accompagner des clients dans leur développement personnel plus que des lycéens vers un parcours d’études »[10].
Pour autant, si le refus de la fonction de professeur principal a pu être massif dans certains établissements, peu d’enseignants parmi ceux que nous avons interrogés ont exprimé une opposition de principe au fait d’assurer au moins pour partie l’information et l’accompagnement à l’orientation de leurs élèves. Au contraire, un certain nombre regrette, voire s’excuse, de n’avoir pas suffisamment le temps et/ou les compétences pour s’investir davantage dans cette tâche. À la limite, on retrouve chez certains enseignants la crainte de mal faire ou encore le souci de ne pas empiéter sur le travail des psyEN, surtout dans les établissements où celles-ci sont bien implantées et entretiennent de bons rapports avec les enseignants.
II. Un engagement différencié des enseignants
De façon générale, les enseignants rencontrés font part de certaines difficultés pour informer et accompagner leurs élèves à l’orientation. Le problème du temps revient très largement. Dans certains établissements, un nombre d’heures plus ou moins important est spécifiquement dédié à l’orientation, notamment sous la forme d’accompagnement personnalisé à l’orientation (APO) inscrit dans l’emploi à raison d’une demi-heure ou d’une heure par semaine. Cela donne aux enseignants un cadre qui leur permet de s’investir effectivement dans le travail d’orientation. Cependant, dans la majorité des établissements, aucun moment n’est spécifiquement dédié à l’orientation dans l’emploi du temps des élèves comme des enseignants. Trois solutions, non exclusives les unes des autres, sont alors évoquées par les enseignants : mettre à profit des moments informels tels que les intercours ; prendre du temps sur des heures de cours ou d’accompagnement méthodologique et disciplinaire ; donner de son temps, bénévolement. Dans ces établissements, l’investissement des enseignants dans le travail d’orientation est généralement variable. Tandis que certains y consacrent de nombreuses heures et prennent le temps de recevoir chaque élève, parfois à plusieurs reprises, et/ou d’organiser des séances collectives dédiées à l’orientation, d’autres préfèrent circonscrire ce travail : il s’agit alors surtout pour eux de veiller au bon déroulement des procédures d’orientation, en particulier liées à Parcoursup en terminale (rappeler le calendrier, veiller à ce que chaque élève ait formulé au moins un vœu dans lequel il a toutes les chances d’être accepté, identifier les élèves qui n’ont pas de projet d’orientation et les adresser à d’autres personnels compétents, etc.), et de répondre ponctuellement aux interrogations des élèves. Cela évite à la fois de laisser le travail d’orientation déborder sur l’enseignement à proprement parler et d’y consacrer un temps personnel jugé trop important.
Les enseignants éprouvent par ailleurs très majoritairement un sentiment d’incompétence plus ou moins prononcé. Aucun des enseignants rencontrés n’a bénéficié de formations spécifiques et la plupart citent avant tout leur propre expérience ou celle de leurs proches – en tant qu’étudiants ou en tant qu’enseignants dans l’enseignement supérieur – comme sources principales de connaissance des formations post-bac. Beaucoup d’entre eux soulignent leur souci d’actualiser et d’élargir ces connaissances grâce aux retours de leurs anciens élèves, aux discussions qu’ils peuvent avoir entre pairs, ou encore grâce à un éventuel travail de veille sur internet. Il n’empêche que tous regrettent le caractère parfois daté et surtout partiel de ces connaissances. Pour certains, cela ne remet pas en cause une certaine légitimité à informer et accompagner leurs élèves dans la mesure où ils se considèrent volontiers comme spécialistes de certains domaines d’études. D’autres, néanmoins, estiment que ces connaissances, si elles peuvent leur permettre de donner quelques conseils techniques aux élèves, ne sauraient suffire à accompagner les élèves dans la construction de leur projet, ce qui suppose selon eux des savoir-faire notamment psychologiques qu’ils ne maîtrisent pas.
En définitive, ce n’est pas seulement par leur degré plus ou moins important de connaissance de l’enseignement supérieur que les enseignants se distinguent : c’est aussi par une conception différente de leur rôle en matière d’orientation. Pour les premiers, le rôle des enseignants est avant tout d’apporter aux élèves des informations, y compris techniques, qui leur permettront d’affiner un projet déjà construit et de passer du projet aux choix concrets d’orientation. Les seconds conçoivent davantage leur rôle à la manière des coachs scolaires : il s’agit alors de faire avec les élèves un double travail d’introspection (leur apprendre à se connaître) et de projection (découvrir les métiers censés leur correspondre).
Apparaissent ainsi deux variables pertinentes à partir desquelles construire une typologie du travail d’orientation des enseignants : leur degré d’investissement dans le travail d’orientation, d’une part, la conception qu’ils ont de ce travail, d’autre part. Si ces variables semblent cohérentes avec les résultats de recherche déjà publiées (Daverne-Bailly, 2023) ou en cours[11], il reste à expliquer les différences constatées. Sans prétendre à l’exhaustivité, la suite de l’article mettra en évidence trois figures idéal-typiques du travail d’orientation des enseignants, lesquelles présentent l’intérêt d’interroger leur rapport à ce travail et les raisons qui les poussent, parfois non sans contradiction, à s’y investir ou simplement à y consentir.
III. Des enseignants libérés
Loin d’être réfractaires, certains enseignants s’investissent au contraire dans cette nouvelle mission avec enthousiasme. C’est tout particulièrement le cas d’une professeure documentaliste dans un lycée rural qui co-anime avec les professeurs principaux qui le souhaitent des séances d’accompagnement à l’orientation : dans cette optique, elle a préalablement élaboré une progression sur trois ans, de la seconde à la terminale, et construit l’intégralité des séances. Dans ce cas de figure, les professeurs principaux en question, bien que présents lors des séances, délèguent à cette professeure documentaliste une grande partie du travail. À l’échelle de l’établissement, la moitié des classes de seconde générale et technologique sont concernées, et quelques classes de première et terminale, parfois plus ponctuellement. Cependant, il ne s’agit à l’origine ni d’une demande de la hiérarchie, ni d’une demande de ses collègues, mais bien d’une initiative personnelle qui prend sens dans un trajet biographique socialement ascendant. La trajectoire professionnelle de cette enseignante est particulièrement éclairante pour comprendre cet investissement. Agrégée en lettres modernes après des études littéraires, elle a connu une entrée dans le métier difficile, notamment en termes de gestion de classe. Elle a passé et obtenu le concours de bibliothécaire dans la fonction publique territoriale, mais en a perdu le bénéfice trois ans plus tard faute d’avoir trouvé un poste. Elle passe finalement avec succès les concours de l’Éducation nationale et devient professeure documentaliste, situation qui la satisfait pleinement.
Pour cette enseignante, l’animation de ces séances constitue ainsi une manière de continuer d’enseigner sans pour autant retrouver le cadre normal de la classe et les difficultés que peuvent poser les éventuelles déviances des élèves. Outre la présence du professeur principal, qui allège cette part du travail durant les séances, le cadre est également différent des enseignements disciplinaires qui donnent lieu à une évaluation. Les contenus et les activités proposés aux élèves peuvent les intéresser de manière plus spontanée, au moins à court terme :
Ici, l’enseignante pointe un paradoxe entre l’intérêt immédiat des élèves pour certaines activités comme les tests, qui se traduit par une mise au travail des élèves et même par leur concentration, et le fait que cet intérêt ne s’inscrive pas dans la durée, comme si l’activité même comptait davantage que son contenu. En l’occurrence, malgré un plus grand confort, la question du sens du métier reste entière dans la mesure où la finalité du travail ne semble pas atteinte.
IV. Des enseignants attentionnés
L’implication dans le travail d’orientation témoigne dans certains cas d’un investissement très fort dans la composante relationnelle du métier. Plusieurs enseignantes rencontrées dans le cadre de l’enquête insistent en entretien sur leur grande disponibilité pour les élèves : elles leur communiquent d’ailleurs leur numéro de téléphone personnel.
C’est le cas d’une enseignante en éco-gestion qui, après avoir obtenu son BTS et exercé peu de temps comme comptable dans le secteur privé, a repris des études, d’abord en licence de sciences de l’éducation puis en master MEEF d’éco-gestion, à l’issue duquel elle a passé et obtenu le CAPET. Elle exerce depuis quatre ans lorsque je la rencontre, et est nommée à l’année comme titulaire sur zone de remplacement dans lycée situé dans une banlieue populaire d’une grande agglomération du Nord-ouest de la France. Si elle indique n’avoir pas de connaissance particulière en matière d’orientation et ne pas avoir bénéficié de formation à ce sujet, elle accorde une importance particulière à l’information et à l’accompagnement des élèves, quitte à y consacrer beaucoup de temps personnel.
Selon la manière dont il est mis en œuvre, ce travail d’orientation nécessite que les enseignants se forment par eux-mêmes et qu’ils identifient les ressources qu’ils peuvent mobiliser. À ce titre, l’enseignante citée précédemment a organisé avec ses classes une sortie à l’Agora des savoirs (un lieu qui héberge notamment un établissement public régional proposant différents services d’information et d’accompagnement à l’orientation). Surtout, il apparaît que ce travail est pensé avant tout dans le cadre d’une interaction avec les élèves pris individuellement. Il s’agit en effet principalement d’aider chaque élève en répondant à ses besoins, à ses problématiques ou à ses demandes, ce qui repose sur une certaine conception du métier :
Cette dimension du métier, plus proche d’une posture d’accompagnement que d’enseignement, revient à plusieurs reprises durant l’entretien et semble, en définitive, centrale dans la manière de cette enseignante de s’approprier la fonction d’orientation. Si cette enseignante d’éco-gestion considère qu’il s’agit pour tout enseignant d’un devoir vis-à-vis de ses élèves, elle est bien consciente que cela réclame beaucoup de temps. Elle indique d’ailleurs qu’elle ne pourra sans doute pas toujours s’investir autant et qu’elle envisage de changer de métier le jour où elle n’y parviendra plus. Plusieurs hypothèses peuvent expliquer cet investissement particulier : outre l’âge et l’ancienneté dans le métier, la matière enseignée et la sociologie des élèves, en l’occurrence dans la filière STMG, peuvent également amener cette enseignante à privilégier cette composante relationnelle du métier. En outre, à l’échelle de l’établissement, le faible cadrage des missions des professeurs principaux en matière d’orientation laisse à ces derniers une grande autonomie, de sorte que les actions qu’ils mettent en œuvre relèvent avant tout de leur initiative personnelle et sont, à l’inverse, ni harmonisées, ni même discutées.
V. Des enseignants engagés
Parmi les enseignants rencontrés, d’autres s’engagent dans l’information et l’accompagnement à l’orientation en écho à des engagements syndicaux et/ou politiques qui, a priori, pourraient sembler contradictoires. C’est le cas d’un certain nombre d’enseignants et, au-delà de membres de personnels d’éducation (CPE) d’un autre lycée, situé dans une commune très populaire de l’ancienne ceinture rouge de la capitale, encore aujourd’hui dirigée par une majorité communiste. L’équipe éducative et tout particulièrement les quelque 120 enseignants sont particulièrement engagés : dans cet établissement, la section du Snes-FSU regroupe à elle seule une quarantaine de membres, ce qui n’empêche pas l’existence d’autres sections syndicales, notamment de la CGT et de Solidaires. De nombreux enseignants sont par ailleurs engagés politiquement, notamment à la France insoumise.
Paradoxalement, les enseignants de l’établissement s’impliquent pour la plupart d’entre eux dans le travail d’orientation des élèves, notamment dans le cadre des heures d’accompagnement personnalisé à l’orientation inscrites dans l’emploi du temps. Des événements tels que la remise des bulletins, chaque trimestre, leur permet également de rencontrer les parents des élèves.
C’est que cet engagement s’accompagne de discours très critiques sur les réformes éducatives mises en œuvre ces dernières années. On retrouve chez eux une partie des arguments mis en avant par leurs organisations syndicales et professionnelles (qu’il s’agisse de la surcharge de travail que renforcent les nouvelles missions confiées aux professeurs principaux, ou le souci de ne pas se substituer aux psyEN et de ne pas empiéter sur leurs propres missions), mais la critique porte également sur le contenu de ce travail. Un enseignant, agrégé en sciences économiques et sociales, affirme ainsi à propos des projets de formation motivés :
On retrouve cette même distance critique chez la professeure documentaliste de cet établissement. À l’occasion d’une séance d’accompagnement à l’orientation, celle-ci explique en effet aux élèves :
D’une manière ou d’une autre, cet engagement critique se traduit chez ces enseignants par un double discours auprès des élèves. Tout en explicitant les attendus, en l’occurrence dans le cadre de la procédure Parcoursup, ils n’hésitent pas à prendre plus ou moins explicitement leur distance vis-à-vis de ces attendus, de sorte que les élèves savent ce qu’ils en pensent.
Malgré tout, un autre enseignant en SES, responsable de la section du Snes-FSU dans l’établissement, me confie que ce travail d’orientation lui donne finalement le sentiment de retrouver du sens à son métier qu’il n’est plus en mesure d’exercer correctement du fait que la dégradation des conditions de cet exercice (programmes trop lourds et contraignant la liberté pédagogique des enseignants, injonctions à évaluer en permanence les élèves, etc.). En définitive, c’est donc bien parce que l’information et l’accompagnement à l’orientation des élèves donnent aux enseignants une prise pour s’attaquer aux inégalités que ces derniers s’engagent dans ce travail. Exerçant dans un établissement accueillant majoritairement des enfants issus de milieux populaires, ils estiment en effet qu’ils ont le devoir de les aider à décoder les enjeux et les attentes de l’orientation et, in fine, à faire les choix les plus opportuns, en essayant de trouver un juste milieu entre lutte contre l’autocensure et prévention des risques d’échec.
Conclusion
La typologie exposée présente l’intérêt de mettre en évidence l’appropriation différenciée par les enseignants des nouvelles missions qui leur sont imposées. Si beaucoup s’engagent dans ces nouvelles missions, ils le font pour des raisons différentes : pour contourner les difficultés rencontrées dans leur travail (notamment en termes de gestion de classe) sans pour autant renoncer au métier ; par adhésion à un modèle éducatif où l’enseignant aurait avant tout à accompagner ses élèves, considérés dans leur individualité ; mais aussi, paradoxalement, dans une perspective plus critique afin d’opposer une certaine résistance à la logique d’ensemble du système. Conscients de ne pouvoir construire à cette échelle un système scolaire dans lequel les hiérarchies seraient abolies, il s’agit a minima pour eux de permettre aux élèves de profiter autant que possible de ce que le système peut leur offrir. Cette dernière posture interroge. Si l’on peut y voir une forme de consentement malgré tout (Lehoux, 2022), voire une illusion destinée à masquer la contradiction croissante entre l’idéal au nom duquel on exerce le métier et la réalité de son exercice, il est intéressant de noter qu’il s’agit, dans l’établissement en question, d’une posture construite collectivement qui accompagne l’engagement syndical et politique. Si cet engagement apparaît a priori comme un facteur favorable à cette appropriation critique et collective des nouvelles missions qui leur sont imposées, n’est-il pas à son tour entretenu et renforcé par la vitalité du collectif de travail, qui permet aux enseignants de reprendre, même partiellement, la main sur leur travail ?
Notes
[1] En particulier la substitution de l’Office national d’information sur les enseignements et les professions (ONISEP) au Bureau universitaire de la statistique (BUS) en 1970 et la mise en œuvre des Nouvelles procédures d’orientation en 1973.
[2] Après des décennies de controverses, opposant notamment Pierre Bourdieu à certains chercheurs de l’INED et à Raymond Boudon, des travaux récents nuancent le poids des inégalités d’orientation dans la construction des inégalités scolaires (Broccolichi et al., 2011 ; Cayouette-Remblière, 2016), ce qui n’empêche pas que les choix d’orientation soient influencés par différentes variables telles que le genre (Cromer, 2011 ; Stevanovic, 2008 ; Vouillot et al., 2011), la trajectoire migratoire (Akers-Porrini et al., 1992 ; Vallot, 2016) ou encore le territoire (Champollion, 2021 ; Coquard, 2019 ; Pirus, 2021).
[3] Deux spécialités sont créées : « éducation, développement et conseil en orientation scolaire et professionnelle » pour les psyEN qui exercent dans le second degré, regroupant notamment les anciens COPsy ; « éducation, développement et apprentissages » pour celles et ceux qui exercent dans le premier degré, regroupant notamment les anciens psychologues scolaires.
[4] L’arrêté du 16 juillet 2018 mentionne ainsi, pour les classes de seconde, première et terminale générale et technologique, « 54 heures, à titre indicatif, selon les besoins des élèves et les modalités de l’accompagnement à l’orientation mises en place dans l’établissement ». Pour la voie professionnelle, l’arrêté du 21 novembre 2018 indique 90h en seconde, 84h en première, 91h en terminale, soient 265h au total sur trois ans, comprenant des heures dédiées à « la consolidation des acquis des élèves en fonction de leurs besoins », mais aussi, plus spécifiquement en terminale, à l’« insertion professionnelle (préparation à l’emploi : recherche, CV, entretiens, etc.) ou [à la] poursuite d’études (renforcement méthodologique, etc.) ».
[5] Outre quelques observations d’ateliers et de séances dédiées à l’orientation, l’enquête est principalement constituée d’entretiens semi-directifs avec différents professionnels partie prenante du travail d’orientation des élèves : chefs d’établissements (10), conseillers principaux d’éducation (6), enseignants (19). Des psyEN (14) ont également été interrogées, à la fois dans ces établissements et au-delà. Une partie de ces matériaux est commune au projet de recherche ORIREG (LIEPP, Sciences Po). Que soient tout particulièrement remerciés Paul Lehner et Clément Pin qui, dans ce cadre, ont aimablement partagé leur terrain respectif et les matériaux recueillis sur place.
[6] https://www.sgen-cfdt.fr/actu/reforme-du-lycee-la-fin-de-la-classe/
[7] https://www.sgen-cfdt.fr/actu/professeur-referent-ou-en-est-on/
[8] https://www.fo-fnecfp.fr/wp-content/uploads/2019/11/r%C3%A9solution-31e-congr%C3%A8s-du-SNFOLC.pdf
[9] Idem
[10] https://snalc.fr/professeur-principal-de-terminale-un-coach-de-vie-esseule/
[11] Outre le projet ORIREG (LIEPP, Sciences Po) déjà cité, coordonné par Clément Pin et Agnès van Zanten, voir aussi les travaux actuellement menés par Alexie Geers, Florence Legendre et Samuel Pinto (CÉREP, URCA) et le projet ORLYSUP (CIRNEF, Université Rouen Normandie) porté par Carole Daverne-Bailly.
Bibliographie
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