7 juillet 2023

Il est communément admis que la croissance économique est un phénomène économique incontournable. D’abord car sans croissance économique, point de salut ; elle rime avec activité économique, création d’emplois et s’accompagne donc d’une amélioration des principaux indicateurs macroéconomiques : taux d’emploi, formation brute de capital fixe (FBCF, investissement), dépenses de consommation finale des ménages, revenus, excédent brut d’exploitation (EBE, profits des entreprises)… Chaque année, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) dans Les comptes de la Nation évalue la croissance du produit intérieur brut (PIB) d’une année sur l’autre. Le PIB demeure par ailleurs un indicateur massivement utilisé, aussi bien dans les médias que dans les politiques publiques. Incontournable ensuite dès lors que vous étudiez l’économie, la croissance figure en tête des nouveaux programmes de Sciences Économiques et Sociales (SES) de Terminale. Conscients néanmoins des limites de la croissance, les rédacteurs des programmes ont opinément indiqué qu’il s’agissait, pour les futurs bacheliers, de « comprendre qu’une croissance économique se heurte à des limites écologiques (notamment l’épuisement des ressources, la pollution et le réchauffement climatique) et que l’innovation peut aider à reculer ses limites » (Ministère de l’Éducation Nationale, 2019). Ainsi, l’innovation permettrait de repousser la frontière technologique et garantir une croissance verte.

La croissance mérite-t-elle la place centrale que lui accorde la théorie économique ? La « croissance verte » est-elle la réponse aux limites écologiques de la production croissante de richesses ?

Maurin Masselin
Professeur de SES au lycée Lucie Aubrac, Courbevoie (92)

De quoi parle-t-on ?

La croissance économique mesure l’évolution, sur une période donnée de la richesse créée sur un territoire. Plus précisément, François Perroux la définissait comme une « augmentation soutenue pendant une ou plusieurs périodes longues d’un indicateur de dimension, pour une nation, le produit global net en termes réels » (Perroux, 1961). Elle mesure donc l’évolution du PIB d’une année sur l’autre, c’est-à-dire l’évolution de la quantité de richesses produites sur un territoire et sur une période donnée. Mais d’abord, comment est-elle mesurée ?

L’Insee produit chaque année un document comptable intitulé Les comptes de la Nation, publié en général au printemps de l’année qui suit celle étudiée. Ainsi, en mai 2021, on peut lire dans le rapport de l’Insee qu’« en 2020, l’activité affiche un recul historique en France : le [PIB] en euros constants diminue de 7,9% » (Amoureux et al., 2021). Qu’est-ce qui explique ce recul ? Tout d’abord, côté demande, une baisse de la consommation des ménages (- 6,6%), de l’investissement (-8,6%), et des exportations (-15,8%). Une croissance économique négative peut donc s’expliquer par une contraction de la demande (ou ce qu’on appelle les emplois finals dans l’équilibre ressources-emplois) : les ménages consomment moins, les entreprises réduisent leurs investissements productifs, et les agents économiques non-résidents achètent moins de produits français. Par transposition, on peut donc en conclure qu’une consommation des ménages soutenue, un investissement productif dynamique, et une demande étrangère en expansion agissent positivement sur la croissance économique.

De la même manière, la contraction du PIB s’explique par une chute de la production, notamment manufacturière (-12,7%), mais aussi agro-alimentaire (-2,6%), agricole (-2,3%) ou dans le secteur des services (-7,6%). Corollaire de la chute de la demande globale, on peut donc lire la variation de la croissance économique à l’aune de la variation de la production. Ainsi, les organisations productives françaises ont créé moins de richesses en volume en 2020, ce qui explique la chute de la croissance économique. Un pays qui produit davantage voit donc sa croissance économique s’accélérer.

Enfin, les piètres performances de la France en matière de croissance économique peuvent aussi s’expliquer au travers de l’évolution du revenu des agents économiques, qui ont eux-aussi chuté. Ainsi, les salaires nets reçus par les ménages baissent de 4,3%, de même que les revenus du patrimoine (-3%), tandis que l’EBE – c’est-à-dire les profits – des entreprises s’est contracté de 10,5%. Quand les revenus des agents économiques baissent, le PIB chute également, puisque ces mêmes agents économiques dépensent moins (consommation, investissement…), ce qui contribue également à réduire la production. À l’inverse, quand les revenus distribués à l’ensemble des acteurs de l’économie sont plus importants, le PIB augmente, et la croissance économique aussi.

Demande, production, revenus : 3 faces d’une même médaille. Le PIB évolue dans le même sens que ces indicateurs.

Pourquoi est-il important d’avoir une croissance économique soutenue ?

Dans la théorie économique, la croissance occupe une place centrale. Chez Smith déjà, la croissance économique est le seul moyen d’accroître la Richesse des Nations (Smith, 1776). Elle passe par la division du travail, qui permet d’augmenter les gains de productivité. Elle devient ensuite une source de questionnement pour les auteurs classiques comme Ricardo (1817) et Malthus (1798) qui voient, eux, dans la croissance un phénomène limité par l’état stationnaire pour des raisons techniques (loi des rendements décroissants chez Ricardo) ou démographiques (loi de population chez Malthus). La question de la croissance est par la suite quelque peu laissée de côté pendant un siècle, avant que Robert Solow (1956), en mettant en avant le rôle du progrès technique, négligé jusqu’alors par les auteurs classiques, ne remette au goût du jour les travaux sur la croissance. Plus tard, les théoriciens de la croissance endogène mettront en avant le caractère cumulatif et vertueux de la croissance. Ainsi, l’investissement dans les différents types de capitaux (technologiques, humain, physique, public) permettent la croissance, qui génèrera elle-même de nouveaux investissements en recherche et développement, dans les infrastructures, l’éducation, ou la santé, qui entretiendront un cercle vertueux de croissance économique [1]. La croissance économique est donc l’alliée du développement (phénomène qualitatif et global qui rime avec haut niveau d’éducation, accroissement de l’espérance et plus généralement de la qualité de vie). Ainsi, la précocité de la croissance des pays développés, initiée dès le XIXe siècle, explique aujourd’hui leur avantage décisif en matière de développement.

D’un point de vue purement économique, la croissance économique est également mère de toutes les vertus. La croissance économique peut résulter d’un accroissement de la production, qui nécessite indéniablement une hausse de l’emploi total, et conduit donc à une baisse du chômage (si toute la population n’occupe pas déjà un emploi) ou une hausse des salaires (si les personnes sans emploi sont plus rares), ce qui contribue, dans les deux cas, à accroître les revenus de l’ensemble des agents économiques.

Une économie croissante suscite de l’optimisme, de la confiance en l’avenir ce qui agit favorablement sur les comportements de consommation des ménages et d’investissement des entreprises : on consomme et on investit plus facilement si on n’est pas inquiet pour notre portefeuille ou pour la survie de notre entreprise.

Plus de production, de revenus, d’emploi, de consommation et d’investissement ; moins de chômage et de capacités de production inutilisées. Rien ne semble contrevenir à la nécessité de la croissance économique. Mais peut-on croître indéfiniment ?

Les limites écologiques de la croissance

Face à la crise écologique que traverse la planète, des auteurs ont questionné les limites de la croissance. C’est d’ailleurs le titre d’une publication restée célèbre, et plus connue sous le nom de « Rapport Meadows », qui mettait en garde les économies développées contre l’épuisement des ressources naturelles, lié notamment à plusieurs phénomènes, comme l’accélération de l’industrialisation ou la croissance de la population mondiale (Meadows, 1972). L’idée défendue est la suivante : la Terre est « finie », n’est pas un facteur de production dont on peut accroître les rendements indéfiniment, ce qui fait que la croissance économique ne peut pas durer indéfiniment. Ainsi, la croissance de la population se heurtera aux limites physiques de la planète.

Les limites écologiques de la croissance feront l’objet de nombreux travaux ultérieurs, et c’est dans ce cadre qu’un rapport des Nations Unies, dirigé par la Première Ministre norvégienne, Gro Brundtland, définit, en 1987 le concept de développement durable, comme le « mode de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (Brundtland, 1987). En 1990, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), constitué en 1988, dresse son premier rapport sur le changement climatique et accouchera de 5 nouveaux rapports, dont le dernier en date alerte notamment sur le réchauffement climatique (qui devrait atteindre 1,5°C d’ici 2030, soit 10 ans plus tôt que les prévisions formulées dans le précédent rapport du Giec) et son caractère irréversible ainsi que sur la montée des eaux (qui pourrait atteindre un à deux mètres d’ici 2100). Le Giec souligne par ailleurs la responsabilité « sans équivoque » de l’activité humaine dans ce bouleversement climatique, en particulier sur la question de l’émission de gaz à effets de serre (GES) résultant de l’utilisation d’énergies fossiles (IPCC, 2021).

À l’aube du XXIe siècle, les travaux de recherche sur le climat se multiplient, et de nombreuses études scientifiques montrent l’augmentation de la pression exercée par l’homme sur la nature depuis le milieu du XVIIIe siècle [2]. Paul Crutzen et Eugène Stoermer parlent alors d’Anthropocène pour qualifier le fait que l’Homme est devenu le principal facteur de modification des équilibres écologiques à l’échelle planétaire (Crutzen et Stoermer, 2000). En 2008, un groupe de chercheurs se réunit à Stockholm pour tenter de dresser la liste des processus environnementaux qui régulent le système Terre dans l’Holocène (la période qui précède l’anthropocène, démarrée il y a plus de 10 000 ans) afin de fixer des limites à ne pas dépasser. Ainsi, 9 processus environnementaux ont été identifiés, et devant ainsi faire l’objet d’une attention particulière. Parmi ces 9 « limites planétaires », 3 sont d’ordre globales : le changement climatique, l’acidification des océans, et l’érosion de la couche d’ozone. Parallèlement, les chercheurs réunis autour Johan Rockström dénombre 6 autres processus locaux ou régionaux qui, agrégés, peuvent devenir mondiaux, parmi lesquels la déforestation, la biodiversité ou la pollution chimique (Rockström, 2009). Ces processus environnementaux identifiés posent ensuite la question de la limite à ne pas dépasser pour ne pas provoquer de rupture dans l’équilibre du système Terre. Cette question est d’autant plus déterminante qu’elle peut constituer un outil d’aide à la décision publique dans le cadre des politiques environnementales. Néanmoins, fixer ces limites est compliqué d’un point de vue scientifique, c’est pourquoi les auteurs de l’étude préfèrent y substituer le concept de « frontière » qui permet de prendre en considérations à la fois les enjeux environnementaux et sociétaux, selon le principe de précaution. Ainsi, dans un autre article, les chercheurs tentent d’évaluer de l’état de dépassement ou non de sept des neuf frontières planétaires définies dans l’article de 2009 [3].

La croissance verte au secours de l’environnement

Face à ces limites écologiques de la croissance, de nombreux économistes ont fait valoir le rôle du progrès technique pour résoudre les impasses de la croissance. Ainsi, la « croissance verte » doit pouvoir permettre de poursuivre l’augmentation des activités économiques tout en préservant l’environnement. L’économie verte correspondrait donc, selon l’Insee, aux activités économiques ayant un impact moindre en termes de pollution ou de consommation de ressources, ou des activités ayant pour finalité la préservation de l’environnement (Insee, 2012).

La « croissance verte » peut être rattachée au corpus idéologique néo-classique de la croissance endogène, qui considère qu’il existe plusieurs types de capitaux (capital naturel, capital humain, capital technologique) substituables les uns aux autres. Ainsi, la diminution du stock de capital naturel peut être compensé par un investissement accru dans d’autres types de capitaux qui viendront « remplacer » le capital naturel. Cette vision, qui pourrait être qualifiée d’optimiste, considère donc que le progrès technique devrait pallier la dégradation du capital naturel et ainsi maintenir les capacités de production de nos économies et le bien-être des individus [4].

À titre d’illustration, en 2021, la Commission internationale présidée par Olivier Blanchard, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et ancien chef-économiste du Fond monétaire international (FMI), et Jean Tirole, prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel en 2014 (ce qu’on appelle, par raccourci, « prix Nobel d’Économie »), réunit un parterre d’économistes pour publier un rapport intitulé Les grand défis économiques (Blanchard et Tirole, 2021a). Ce rapport revient notamment sur la question du changement climatique, reprenant ainsi les conclusions du Giec sur le rôle des activités humaines dans le dérèglement climatique et propose des solutions pour lutter contre le réchauffement de la planète. On retrouve ainsi la taxation carbone, louée pour son efficacité économique et environnementale. On en revient à la théorie des « incitations » : en accroissant le coût économique d’un comportement jugé néfaste (rouler au diesel, prendre l’avion, exploiter une centrale à charbon…), on incite les agents économiques à modifier leurs comportements. Face aux limites en matière de justice sociale d’une telle mesure (révélée notamment au grand jour par le mouvement des Gilets Jaunes, dont le point de départ demeure l’augmentation du prix du carburant), les auteurs ont une solution : redistribuer aux ménages les plus modestes. Les auteurs proposent donc de résoudre la question climatique à l’aide des mécanismes de marché, mais pas seulement. Dans la continuité des théories de la croissance endogène, les auteurs invitent ainsi à intensifier les efforts de recherche et développement (R&D) dans l’économie verte afin de développer les technologies à faible empreinte écologique et à poursuivre les politiques visant à interdire un certain nombre de pratiques (comme les sacs plastiques à usage unique).

Dans un résumé de leur rapport, les auteurs précisent qu’« il y a deux façons de réduire nos émissions de GES ; l’une est d’utiliser des énergies plus propres, l’autre est de consommer moins d’énergie. Personne ne connaît le mix optimal entre les deux. Mais la beauté du mécanisme de tarification du carbone est que nous n’avons pas à privilégier une approche par rapport à l’autre ; les économies se feront là où elles sont le moins coûteuses » (Blanchard et Tirole, 2021b). Les mécanismes de marché devraient donc permettre d’orienter le choix des agents économiques vers ce qui est le meilleur en termes de « calcul coût-bénéfice » : croissance verte ou décroissance, laissons l’ajustement par le marché décider de ce qui est le mieux pour l’avenir de l’humanité.

Quel est l’impact d’une variation de la croissance économique sur les principaux indicateurs macroéconomiques ?

Face à ce corpus idéologique qui consiste à espérer le retour de la croissance en encourageant le développement des nouvelles technologies, plusieurs éléments empiriques viennent contredire l’idée selon laquelle les économies se doivent d’être croissantes.

Tout d’abord, on peut s’interroger sur l’impact d’une variation de la croissance sur les principaux indicateurs macroéconomiques. Le bon sens économique voudrait que l’augmentation du PIB soit une condition sine qua non à l’amélioration des autres indicateurs macroéconomiques, comme l’emploi (une création de richesses plus importante est génératrice d’emploi, et permet donc de réduire le chômage), ou encore les finances publiques (plus de croissance, c’est plus de recettes publiques via les prélèvements obligatoires, et moins de dépenses publiques, puisque l’activité économique repart à la hausse). Or, les données semblent indiquer le contraire. Ainsi, pendant les années 2000, le PIB américain a progressé de 20% tandis que les créations nettes d’emplois ne progressaient que de 1%. En France, de la même manière, difficile d’établir un lien logique entre croissance et emploi : en 2015, une croissance de 1,2% s’est traduite par la création d’environ 80 000 emplois nets dans le secteur marchand, contre près de 190 000 l’année suivante, alors même que la croissance était moins forte (Laurent, 2021, p. 121-122). La loi d’Okun, selon laquelle le taux de chômage serait d’autant plus élevé que la croissance effective (celle constatée empiriquement) est inférieure à la croissance potentielle (celle qui résulterait d’une pleine utilisation des capacités de production), paraît donc, à certains égards, inopérante.

Parallèlement, l’idée selon laquelle la croissance économique demeure le meilleur moyen d’assainir les finances publiques reste une idée contestable. Éloi Laurent montre ainsi que « l’ampleur des dépenses sociales ne tient pas à la taille du PIB, mais à des choix de répartition et à l’efficacité de cette répartition » (Laurent, 2021, p. 90). À titre d’exemple, le régime des retraites est revenu à l’équilibre en 2017, alors même que la France sortait d’une récession d’ampleur, initiée en 2009. De même, le Conseil d’orientation des retraites (COR), dans ses simulations permettant de visualiser l’avenir du système de retraite, ne propose pas de scénario dépendant du taux de croissance et y préfère des hypothèses concernant le rythme de la hausse des salaires et le taux de chômage (simulateur du COR disponible ici). Le niveau de la dépense sociale résulte donc de paramètres autres que la simple conjoncture économique, notamment démographiques (fécondité, solde migratoire) et d’emploi : par exemple un fort taux d’emploi et un faible taux de chômage garantissent des recettes pour les administrations de sécurité sociale, et limitent leurs dépenses. La croissance ne génère donc pas nécessairement d’emploi, ce qui demeure pourtant une nécessité pour réussir à équilibrer nos comptes publics, et notamment sociaux. Comment diable la croissance peut-elle être aussi peu opérante ?

Si la croissance semble commander si peu à l’amélioration des conditions de vie des individus, c’est que se pose la question du partage de ses fruits : la croissance profite-t-elle à tous ?

Si la courbe de Kuznets est souvent présentée par les économistes comme une « loi économique », elle constitue avant tout une généralisation excessive d’un article rédigé par l’inventeur de la comptabilité nationale moderne (Kuznets, 1955). En effet, cette courbe stipule que les inégalités tendraient dans un premier temps à s’accroître en même temps qu’un pays se développe et produit plus de richesses, avant que la tendance ne s’inverse pour aboutir à une réduction des inégalités. Rien de mécanique pourtant dans cette démonstration, comme nous le montrent les données récentes à ce sujet. Ainsi, Branko Milanovic montre, à l’aide de sa désormais célèbre « courbe de l’éléphant », que plus de 50% de la croissance du revenu mondial entre 1988 et 2008 ont principalement été concentrés entre les mains du « top 2% » (c’est-à-dire les deux centiles de population mondiales ayant les revenus les plus élevés). Parallèlement, les 50% des plus pauvres ont hérité de seulement 11% des richesses nouvellement créées sur la même période (Milanovic, 2016). Thomas Piketty montre également qu’un basculement s’opère à partir des années 1980 : les inégalités, notamment de patrimoine, s’accentuent, pour revenir à des niveaux proches de ceux connus au début du XXe siècle. En cause : l’accroissement du taux de rentabilité du capital, désormais largement et durablement supérieur au taux de croissance, qui récompense les détenteurs du capital qui ont tendance dès lors à « dominer de plus en plus fortement ceux qui ne possèdent que leur travail » (Piketty, 2013).

Dès lors, on est en mesure de s’interroger sur le bien-fondé économique des politiques de la croissance, dans la mesure où celle-ci semble être accaparée par une minorité d’individus. Et ainsi de conclure que, finalement, ce qui compte vraiment, ça n’est pas tant la croissance, mais les mécanismes institutionnels qui permettent une redistribution plus équitable des richesses créées, et cela implique une intervention des pouvoirs publics qui ne peut se cantonner à la facilitation, notamment du point de vue de la fiscalité, des efforts entrepris par le secteur privé dans la R&D. À ce titre, une récente étude de France Stratégie montrait que les effets du Crédit d’impôt recherche (CIR) en France demeuraient limités en termes d’efficacité économique : pas d’impact significatif sur la probabilité de déposer un brevet, pas plus que sur la valeur ajoutée (la richesse créée donc) ou l’investissement (CNEPI, 2019).

Si la croissance semble avoir un impact économique limité sur les autres indicateurs socio-économiques, est-elle vraiment souhaitable, à l’heure où les travaux du GIEC tirent une nouvelle fois la sonnette d’alarme en matière de risque climatique ?

Peut-on concilier croissance et protection de l’environnement ?

Plusieurs éléments invitent à récuser l’idée même d’une « croissance verte ». Celle-ci repose notamment sur la notion de « découplage » selon laquelle il serait possible de poursuivre d’une part la croissance économique tout en réduisant nos émissions polluantes et les dégâts environnementaux de l’autre. Franck-Dominique Vivien explique ainsi que, pour les néoclassiques, « une quantité accrue d’équipements, de connaissances et de compétences doit pouvoir prendre le relais de quantités moindres de capital naturel pour assurer le maintien, à travers le temps, des capacités de production et de satisfaction du bien-être des individus » (Vivien, 2005, p. 36). Cette thèse, qui rejoint celle des tenants de la soutenabilité faible de la croissance, est largement contestée.

De nombreux auteurs ont fourni un travail précieux sur cette thématique [5]. On sait aujourd’hui que si « l’intensité CO2 » du PIB mondial a diminué de 40% depuis les années 1970 (ce qui signifie qu’il y a eu un découplage « relatif », l’intensité CO2 correspondant aux émissions de GES liées à la production d’un dollar), les émissions ont tout de même été multipliées par 2, puisque le PIB a été multiplié par 3. La question du niveau absolu (et non pas relatif) soutenable d’émissions se pose donc. De la même manière, une croissance de 2% par an induit une multiplication par un facteur 6 des quantités produites d’ici à 2100, et par un facteur 40 en 2200. Cela correspondrait à un scénario qui semble difficilement compatible avec une réduction drastique des émissions de GES. À ce propos, Jean Gadrey parle d’ « utopie scientiste » pour qualifier la croissance verte (Gadrey, 2015).

Par ailleurs, l’idée répandue du repoussement de la frontière technologique pour créer des énergies propres (comme l’électrique) est largement battue en brèche par les quantités considérables de minerais aujourd’hui nécessaire à la fabrication de ces nouvelles technologies. Énergie éolienne ou photovoltaïque, batteries électriques : ces technologies ont en commun de nécessiter l’exploitation de « terres rares » dont les dommages sur l’environnement sont désastreux (rejet d’éléments toxiques dans le sol ou l’atmosphère : métaux lourds, acide sulfurique, matières radioactives…). Par ailleurs, on connaît aujourd’hui le coût environnemental important des technologies numériques si l’on considère l’énergie nécessaire au fonctionnement des data centers nécessaires au stockage des données numériques. Enfin, l’effet rebond, aussi connu sous le nom de « paradoxe de Jevons », contribue, malgré l’accroissement de l’efficacité énergétique des nouvelles technologies, à accroître ou modifier leurs usages : si les véhicules récents consomment moins d’énergie aujourd’hui, elles roulent plus et plus vite, sont de plus en plus abordables, notamment pour les classes moyennes des pays émergents, ce qui contribue à leur multiplication. On constate la même chose pour l’aviation civile : les technologies récentes ont permis de diminuer l’empreinte carbone par passager, mais la multiplication des vols et des lignes aériennes contribue à faire augmenter l’empreinte carbone de l’aviation en valeur absolue (voir les travaux de Carbone 4 sur le sujet, notamment ici).

Quelle société post-croissance ?

Les théoriciens de la décroissance fournissent un cadre d’analyse intéressant pour fournir un modèle de société « a-croissant », c’est-à-dire une société qui sort de l’idéologie de la croissance et du productivisme [6].

Nicholas Georgescu-Roegen fut un des premiers auteurs à fixer pour objectif le « declining » (traduit ensuite en « décroissance »). Cet économiste méconnu, qui a pourtant travaillé avec Schumpeter, introduit en 1971 le concept d’entropie (en thermodynamique, principe de dégradation de l’énergie utilisable en une énergie inutilisable, comme par exemple le refroidissement d’une casserole d’eau chaude) pour en faire un axe de réflexion majeur sur les questions relatives à la croissance (Georgescu-Roegen, 1971). Ainsi, en économie comme en biologie, l’utilisation de l’énergie ne peut être illimitée, puisque disponible en quantités limitées. Cette énergie se transforme donc en déchets (gaz à effets de serre, déchets nucléaires) qui ajoutent au problème de l’épuisement des ressources celui de la pollution et de la dégradation de l’environnement. Pour lui, il faut donc substituer à l’économie orthodoxe une nouvelle théorie qui allie économie et écologie : la bioéconomie. L’objectif est le suivant : sortir de la croissance économique, réorganiser les méthodes de production et les modes de consommation.

Bioéconomie, décroissance, a-croissance : comme le rappelle Serge Latouche, « le projet […] n’est ni celui d’une autre croissance, ni d’un autre développement […] mais bien celui de la construction d’une autre société, une société d’abondance frugale, une société post-croissance […] ou de prospérité sans croissance » (Latouche, 2019, Introduction). Le projet de la décroissance est donc bien celui de revenir à des niveaux de vie, de production, de consommation, qui soient compatibles avec le maintien des écosystèmes.

Pour y parvenir, Jean Gadrey fournit quelques pistes (Gadrey, 2015). Il rappelle que les gains de productivité tendent à se ralentir considérablement depuis 50 ans et préconise de cesser la course à la productivité. Des gains de productivité négatifs sont même souhaitables dans certains secteurs pouvant être considérés comme d’utilité publique : petite enfance, enseignement, santé, aide à la personne, action sociale, justice… Le cas échéant, une hausse des gains de productivité va de pair avec la dégradation à la fois de la qualité du service et des conditions de travail (on peut penser à la limitation du temps à accorder à chaque patient pour le personnel soignant à l’hôpital, ou à la « politique du chiffre » dans la police). Le développement de l’agroécologie et de l’agroforesterie pourrait également être pourvoyeur d’emplois (300 à 400 000) durables et soutenables, à la différence de l’agriculture productiviste. Au-delà de l’agriculture, Jean Gadrey identifie de nombreux secteurs qui pourraient devenir des viviers d’emplois de demain : énergies renouvelables, réhabilitation des bâtiments, urbanisme durable, transports collectifs, réparation, artisanat, services de proximité, services à la personne…

On pourrait aussi mentionner les travaux du politologue Paul Ariès qui prône notamment la tarification au bon usage de certains biens communs, comme l’eau : doit-on payer le même prix pour l’eau que nous buvons que pour celle pour remplir nos piscines individuelles (Ariès, 2018) ?

Conclusion

La croissance économique demeure aujourd’hui un des objets d’étude de prédilection des économistes et des statisticiens. Il apparaît comme essentiel de garder les yeux rivés sur la croissance du PIB, puisque c’est elle qui permet le développement économique et le progrès social. Cette idée, assez communément répandue, est largement battue en brèche à l’heure de la crise écologique sans précédent que nous traversons. Les thuriféraires de la croissance, souvent partisan d’une vision assez orthodoxe de l’économie, ont ainsi trouvé, dans le concept de « croissance verte » une solution aux limites écologiques de la croissance. Au cœur du processus : la R&D et le progrès technique, qui permettront d’inventer les énergies propres de demain, les villes du futur, les moyens de transport à empreinte carbone zéro.

D’autres économistes mettent en avant au contraire l’inanité de la recherche perpétuelle de croissance. D’un point de vue économique, d’abord : elle n’est pas nécessairement synonyme d’augmentation du bien-être des populations et d’amélioration des autres indicateurs macroéconomiques (emploi, finances publiques…). D’un point de vue philosophique ensuite : continuer à croître est contradictoire avec l’idée de réduction de l’empreinte écologique des activités humaines. Ainsi, les théoriciens de la « décroissance » prônent un autre modèle de développement, basé non pas sur la croissance des quantités produites, consommées, vendues, échangées mais sur l’amélioration de la qualité, de la durabilité des produits et des emplois fournis par une économie qui serait alors plus résiliente, et moins dépendantes des aléas des mouvements du marché.

Changer d’économie, c’est peut-être aussi « démarchandiser » une partie de nos relations sociales, puisque celles-ci sont « encastrées dans le système économique », comme le déplorait déjà en son temps Karl Polanyi (1944, p. 104).

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