11 avril 2025

Le bonheur est une notion de plus en plus présente dans la sphère professionnelle. Pourtant la manière dont ce terme est mobilisé par les directions d’entreprises et d’administrations questionne les finalités réelles de leur appétence à vouloir rendre heureux les salariés. Derrière la bienséance des mots, l’organisation du travail reste (op)pressante et déstabilise le sens que les salariés confèrent à leur métier. Le salarié est contraint d’éprouver ce bonheur : s’il ne le ressent pas, il s’agit de lui apprendre à le ressentir via des formations ou des coachings en tout genre.

Sophie Le Garrec
Sociologue, Département de Travail social, politiques sociales et développement global – Université de Fribourg (Suisse)

Introduction 

« Le bonheur, si je veux » revendiquait une publicité du Club Med en 1989. À en croire ce slogan publicitaire, le bonheur[1] ne serait qu’une question de volonté. S’il n’y a, a priori, rien de plus oxymorique que de lier volonté et bonheur, celui-ci apparaît aujourd’hui, au cœur des discours « psytoyens[2] » (Illouz et Cabanas, 2018 ; Cabanas, 2019), comme un élément matérialisable, intentionnel, programmable.

Dans nos sociétés, cette conception d’un bonheur clairement déterminé et accessible sur la base du simple vouloir est particulièrement repérable dans le monde professionnel, tant dans les entreprises privées que dans les services publics. Pourtant, tel qu’il est formulé et utilisé aujourd’hui dans ce monde, le bonheur s’avère être davantage un révélateur de souffrance que de plénitude heureuse (Le Garrec, 2021). « Utilisé », car la convocation de cette fiction – que le bonheur serait « à portée de main »[3], est devenue un véritable dispositif managérial et plus globalement, un dispositif idéologique (De Gaulejac, 2005).

En se parant de vertus nobles et humanistes, d’une aspiration vertueuse, ce dispositif vise en effet bien à imposer un modèle d’organisation souvent asservissant (Linhart, 2021) et paradoxal (Hanique et De Gaulejac, 2015) au sein duquel l’individu devient pleinement et entièrement responsable, de lui-même, de son travail – et particulièrement de ses « échecs » – mais aussi de sa santé, sans que les contextes et les conditions de travail ne soient pris en compte.

Nous questionnerons dans un premier temps ce que recouvre cet idéal du bonheur au travail de plus en plus présent dans les entreprises et services publics, mais aussi comment il s’inscrit dans une logique productive. Dans un second temps, nous verrons combien ce rapport au bonheur est instrumentalisé afin d’édulcorer les dysfonctionnements observés dans les rapports au travail et à la santé au travail et de les reporter sur les salariés en naturalisant leurs qualités et compétences. Enfin, nous aborderons la rhétorique mobilisée par les intervenants et coachs se revendiquant spécialistes de la santé au travail et du bonheur.

Confusions et superpositions

Le bonheur, et plus particulièrement le bonheur au travail, serait-il simplement l’équivalent du plaisir, de la reconnaissance, de la qualité, de la satisfaction ou de l’enchantement de soi et/ou de son activité ? À défaut de le définir positivement, serait-il, par désignation inversée, l’opposé de la souffrance, de l’inutilité, de certains rapports aux risques ou d’une aversion dans ce que l’on fait ou produit au travail[4] ? La difficulté à le saisir dans son effectivité démontre s’il en faut, combien ce concept reste des plus subjectifs. Reposant sur les représentations sociales des individus, il peut prendre des formes et des significations très différentes selon les registres ou référentiels auxquels il s’adosse. Sans entrer dans les débats et controverses sur la pertinence des travaux prétendant mesurer et quantifier le bonheur, par exemple avec le bonheur moyen par pays ou selon les groupes sociaux[5], l’enjeu autour de ce concept réside pour nous dans le dévoilement de la mécanique paradoxale qui en est faite aujourd’hui dans les discours managériaux. Au sein des organisations de travail – tant privées que publiques –, la capacité à « être heureux au travail » s’appuierait simultanément sur l’idée que le bonheur peut être d’une part, décrété par l’instauration de règles, l’aménagement des bureaux, l’agrément des lieux de travail et, d’autre part, façonné selon l’appréhension et la réceptivité des acteurs en fonction de qui ils sont et de ce qu’ils ressentent (ou pensent ressentir). C’est principalement sur ce second aspect que porte une partie de nos intérêts de recherche et de nos analyses.

Ainsi, ne pas être heureux serait le fait d’un individu mal « outillé » dans sa manière de décrypter sa situation professionnelle. Le management se réinvente alors de plus en plus sur les bases d’un coaching spécialisé dans l’épanouissement personnel ou en chief happiness officer et en oublie parfois son cœur de métier (Clot, 2010), c’est-à-dire la gestion du travail à proprement parler.

Par le biais de tout un verbiage lexical travestissant la réalité – que l’on pense à l’« autonomie réelle ou libérée »[6] ou à la « flexibilité totale » supposant mener à l’épanouissement des salariés (Salman, 2021), la gestion du travail développe et impose continûment des modèles organisationnels pouvant mener à des pratiques et des conditions de travail délétères (Linhart, 2015 : Lallemant, 1998), lesquelles sont invisibilisées par ces storytelling (Salmon, 2007) du bonheur et de la liberté. En effet, par cette trame terminologique imposée comme nouvelle grille de lecture, le salarié est assigné à une gestion de « lui-même » et à ses propres arbitrages. Mais, dans la réalité, cette autodétermination au travail n’est pas effective puisque les objectifs fixés, les résultats attendus et les délais imposés restent dans le meilleur des cas les mêmes, mais sont le plus souvent réajustés à la hausse : toujours plus, plus rapidement, avec moins de monde. Les apologies des vertus du bonheur individuel au travail, étroitement liées à l’idée d’autonomie et de liberté, diluent ainsi les dysfonctionnements organisationnels et managériaux qui pourtant – paradoxe de cette novlangue (Vandevelde-Rougale, 2017), contrôlent cette autonomie et quadrillent cette liberté.

« [D’un côté] on vous fait croire que c’est bien pour vous, genre, le bonheur, la joie, l’épanouissement, la paix intérieure ! (rires), etc. et de l’autre, c’est comme on dit ici, à la “schlague” avec une pression qui ne lâche jamais. En résumé, on vous dit que vous faites comme vous voulez, car vous vous organisez comme vous voulez, car vous êtes flexibles, libres, ou même leur mot d’agilité ! Mais c’est des conneries sorties tout droit des écoles de commerce. On est très, très, très loin de leurs slogans sur le travail comme paix et bonheur. Ça, c’est vraiment des conneries. Mais, le pire, c’est qu’au début tout le monde y croit et s’enthousiasme ! » (Daniel, travailleur social, 43 ans).

Lier l’autonomie et la liberté « de faire » à l’épanouissement des travailleurs relève davantage d’une fiction que d’une réalité effective. En effet, le fait de ne pas dépendre de quelqu’un ou de quelque chose et de maîtriser uniquement par soi-même son travail ne constitue pas forcément, du point de vue des salariés, un idéal au travail (Dujarier, 2012), et encore moins un aboutissement heureux.

« Faire croire que c’est mieux quand tu décides de tout, alors que ce n’est pas vrai, hein, mais croire que tu es autonome de tout ton travail, ce n’est pas ça notre métier. C’est parfois suivre ou laisser faire et d’autre fois reprendre le lead » (Malika, infirmière, 44 ans).

La liberté d’effectuer son travail, outre l’illusion de son effectivité, s’accompagne aussi du revers du poids des choix à opérer. Dans des contextes où l’efficience reste le point d’orgue, adossée à l’idée de liberté et de bonheur fantasmés, à cette « tyrannie du choix » (Salecl, 2012) répond ainsi le plus souvent le sentiment d’échec et la frustration.

Pourtant, ces logiques de performance et de compétition continue et continuelle, enrobées de mots sucrés, d’idéaux irénistes et de flagornerie ont une réelle résonance dans le concret des activités. En effet, elles ont pour objectif, par le biais de valeurs positives liées aux aspirations individuelles de liberté et de bonheur, d’imposer une véritable « aliénation » (Rosa, 2012) par l’accélération (Rosa, 2012 ; Pezé, 2021), la déprofessionnalisation (Le Garrec, 2016 ; Le Garrec et Guénette, 2014) et la désintermédiation du travail (Le Garrec. 2021). L’horizon vertueux que représente le bonheur au travail n’est ainsi que l’instrument de la quête de productivité exigée aujourd’hui dans toutes les sphères professionnelles.

Désintermédiation et bonheur : comme faire croire au naturel ?

Les actions entreprises au sein des sphères professionnelles pour prévenir les problématiques psychologiques de santé au travail se focalisent sur les comportements adoptés par les individus. Le présupposé implicite est que les problématiques de santé au travail résulteraient d’un déficit ou d’une inadéquation des ressentis de bonheur et d’épanouissement personnel. Cette psychologisation positive réduit la santé au travail à une simple question de perceptions déliée de tout contexte : c’est à l’individu de gérer ses émotions, notamment négatives, pour qu’elles (re)deviennent positives, de s’améliorer personnellement afin de s’adapter aux rapports conflictuels, à l’urgence, aux pressions, aux tensions, etc., pour donner toujours le meilleur de lui-même et satisfaire aux objectifs professionnels attendus.

« Psychologie positive : être bien, aller mieux », « Augmentez vos ressources personnelles », « Motivation et pensée positive », « Savoir gérer ses émotions », « Énergie et vitalité au travail », « Gérer son stress, c’est possible », « Gestion de soi : plus de calme – plus de productivité », « Renforcer sa capacité à évoluer dans un monde en changement » ou encore « Gérer ses pensées spontanées : en finir avec les ruminations mentales et le “trop penser” »[7], constituent autant d’exemples observés ces dernières années au cours de nos recherches, dans le cadre des formations et interventions auxquelles nous avons assisté, et qui illustrent combien le mal-être, le stress ou la souffrance au travail sont du ressort de la bonne gestion de soi. Le décalage entre la réalité – morbide et parfois mortelle – de la santé au travail et ces offres de formation relevant du développement personnel illustre plusieurs processus sociologiques majeurs dans les changements de nos rapports au travail et de ce qui est étiqueté comme étant de la santé.

Tout d’abord, nous observons une triangulation idéologique entre la quête permanente d’amélioration émotionnelle de soi, la santé au travail et le bonheur au travail : pas de santé au travail sans bonheur et sans équilibre émotionnel ; pas d’accès au bonheur sans cette atteinte améliorée de soi qui permet la santé ; pas de ressenti émotionnel positif sans cette aspiration constante au bonheur garantissant la santé.

Ensuite, les vécus professionnels négatifs dépendraient d’une responsabilité individuelle propre au salarié, liée notamment à un mauvais décryptage de ce qui est ressenti ou à une inadéquation entre sa « personnalité » et son travail. Autrement dit, les problématiques de la souffrance au travail appartiendraient aux seuls registres d’analyse de la psychologie et de l’inné.

Enfin, les compétences valorisées dans ces formations et discours deviennent des appétences à être soi, mais un « soi » déterminé par l’entreprise, comme le montrent ces formules : « Permettre à chacun.e de devenir meilleur.e / […] nous [proposons] à vos collaborateurs des contenus sélectionnés tout spécialement pour eux, afin de leur permettre de progresser en s’appuyant sur leurs talents naturels (….) » ou encore « Découvrez la solution qui va permettre à chacun.e de vos talents de devenir la meilleure version d’eux-mêmes »[8].

Ces mutations sont illustratives des positionnements des entreprises et des coachs intervenant sur ces questions de santé au travail et ne sont nullement axées sur la résolution des conflictualités sociales liées aux conditions de travail mais aussi les différentes attentes des salariés (sécurité, sens, reconnaissance, etc.). Tout au contraire, ils reposent sur des explications s’appuyant sur les déficiences, les faillibilités et les insuffisances des personnes au travail.

« Ce sont les soins qui sont et doivent être « performance et efficience », les grands mots de notre RH ! Je crois qu’il n’a jamais dû prononcer une seule fois le mot « patient », pour lui, c’est notre clientèle ! On marche sur la tête. Quand on te dit qu’on s’en fout complètement de ce que tu fais du moment que le « client », il reste moins longtemps que prévu et que tu ne dépenses pas trop en matériel… je m’excuse, mais c’est de la merde. Ce n’est pas notre métier, ça ! Et quand, tu le dis, on te dit que tu n’es pas adaptée à la nouvelle culture de la clinique. À 45 ans ! Mais c’est dingue parce que tu as un turn over de plus en plus important et au lieu de se dire que c’est peut-être parce qu’on piétine notre métier, qu’on ne prête plus attention à comment on fait les soins et on se comporte avec les patients, eh bien, ils nous proposent des formations complètement débiles pour ton stress, pour positiver ce que tu vis mal au travail. On t’apprend à rire de tes plus jolies dents et à te répéter que tu dois être heureux sinon gare à toi ! […] Mais c’est leur organisation qui nous rend dingue et qui tue le métier ! » (Katia, 45 ans, infirmière).

Le distinguo entre salarié et personne au travail[9] est important ici en termes de désintermédiation (Le Garrec, 2021). Ce concept de désintermédiation recouvre l’effacement de la reconnaissance des ressources comme les savoir-faire (compétences cognitives et/ou techniques, mais aussi relationnelles) dans le rapport entre le salarié et son travail. Les compétences professionnelles visibilisées jusqu’ici dans l’activité définie par l’entreprise et produite par le salarié ont été supplantées et occultées par un fonctionnement en « projet », « par objectifs » ou par « performances » à atteindre par le salarié, de manière « autonome » et « flexible ». Dans ce système, les modalités, les engagements et la professionnalité (Grémion et al., 2021) des salariés sont occultés et non pris en compte : seuls les résultats priment.

« On est évalué aujourd’hui, enfin “notre travail”, est reconnu uniquement sur les résultats finaux : nombre de dossiers ouverts, nombre de dossiers fermés et résolus, nombre d’appels téléphoniques, nombre de visites, nombre, nombre, nombre. On ne voit plus qu’à travers les chiffres. Mais, de l’autre côté, on te dit que c’est un petit paradis ton travail ! Car tu t’organises comme tu veux ! Tu parles ! » (Patrick, 56 ans, travailleur social).

Cette invisibilisation du déroulé du travail, de sa complexité, mais aussi de l’expertise et des habiletés des salariés déprofessionnalise non seulement l’activité, en la ramenant uniquement aux performances finales, mais aussi les salariés, en ne les valorisant plus à partir de leurs savoir-faire, mais en les (dé)considérant comme des personnes ayant de simples appétences naturelles.

« On ne passe plus que par X [société spécialisée dans le recrutement] pour nos recrutements, car on n’a pas en interne les outils et les capacités de détecter les talents. On reçoit les CV, mais en fait, ça ne dit rien des personnes. On peut avoir un CV brillant, mais ce qui m’intéresse en tant que RH, c’est de voir si la personne elle va résister ou pas à la pression, aux urgences à la manière dont on organise le travail ici. Le reste, c’est secondaire.  C’est ça que l’on veut détecter en passant par X. La bonne personne, qui est faite pour ça. […] qui a ça dans le sang ! » (Richard, 43 ans, cadre service RH, secteur santé).

Notons également que les compétences dites relationnelles et psycho-sociales, véritables savoir-faire dans les métiers de contact (enseignants, soignants, travailleurs sociaux, etc.), ont été dissociées de ces derniers par un travail de catégorisation les ramenant à des savoir-être puis à des soft skills, et aujourd’hui en les assimilant à de simples traits de personnalité ou à des talents naturels.

Un nouveau socle des besoins fondamentaux : le travail et le bonheur

Pour Illouz et Cabanas, « Maslow n’aida pas seulement à imposer l’idée post-tayloriste selon laquelle la prise en compte des facteurs émotionnels et motivationnels est d’une grande utilité économique pour les organisations : il contribua aussi activement à imposer l’idée selon laquelle l’organisation est une des configurations les plus favorables à l’accomplissement personnel – lui-même présenté comme étant le besoin humain fondamental » (2018, p. 120).

La pyramide des besoins fondamentaux d’Abraham Maslow (1954) segmente les besoins en cinq registres à satisfaire chronologiquement pour permettre à l’individu une pleine motivation et satisfaction de lui-même. Selon cet auteur, il faut d’abord que l’individu satisfasse ses besoins physiologiques pour accéder et combler ses besoins de sécurité, puis ses besoins d’appartenance[10], ses besoins d’estime et enfin ses besoins d’accomplissement. Dans notre ère psychologisante (Lhuilier, 2021) d’un capitalisme flexible (Sennett, 2000) et liquide (Bauman, 2007), l’idée de progressivité avancée par Maslow est devenue davantage circulaire et parfois même l’ordonnancement des besoins semble avoir été inversé. De plus, contrairement à la lecture maslovienne originelle, chacune de ces étapes prend désormais pour référentiel l’idéal du bonheur que ce soit comme fins ou comme moyens.

De nombreux acteurs intervenant sur le crédo de la « prévention de la santé au travail et du bonheur » mobilisent cette théorie pour défendre l’accomplissement des besoins au travail. Pour illustrer notre propos, nous prendrons l’exemple d’une des sociétés les plus présentes sur le marché suisse romand – marché devenu une véritable niche économique pour les coachs en tout genre[11] – revendiquant 13 ans d’expérience en coaching et formation et plus de 10 000 salariés ayant suivi ses programmes. Dans leurs propos, les coachs de cette société expliquent que les dimensions pour acquérir une « résilience durable »[12] au travail – travail quant à lui jamais qualifié de durable – s’appuient sur quatre sources d’énergie représentées sous une forme pyramidale : la quantité (capacité physique), la qualité (capacité émotionnelle), le focus (capacité mentale) et la force (capacité spirituelle). Ce qui est notable et omniprésent, tant dans les interventions que dans les supports écrits ou documentations (notamment celles remises aux participants des formations), c’est l’ingérence de ces programmes dans les styles de vie des personnes. Via ces coachings se parant d’une expertise en santé au travail, les donneurs d’ordre (entreprises ou administrations) s’autorisent à moraliser et normaliser la vie au quotidien de leurs salariés dans les espaces les plus intimes. Il s’agit alors de « redresser[13] » les salariés ne respectant pas les principes hygiénistes d’une vie saine et parfaite à travers la pratique d’une activité physique, une nutrition équilibrée, un sommeil régulé, l’exercice régulier de méditation en « pleine conscience », etc.

Sur le plan plus socio-personnel (appartenance, estime et accomplissement), cette même société prône le concept des « 3 R » – « Résultats, Relations et Résilience »[15] – pour rendre « heureux au travail ». Cinq clés favorisant l’épanouissement au travail sont ainsi proposées : « se connaître soi-même », « se concentrer sur les progrès positifs réalisés quotidiennement », « tisser de belles relations », « avoir une raison d’être » et « cultiver la résilience ».

Si de tels programmes peuvent sembler ubuesques, il faut bien voir que ces exemples de discours et d’approches ne sont pas du tout une exception dans ce champ d’intervention. La plupart de ces « boites à bonheur » ou sociétés spécialisées en « bien-êtrisme ou bonheurisme » (Le Garrec, 2021) s’appuient en effet sur le registre de la vie privée. Leurs discours ont pour trame commune de masquer la souffrance au travail en la limitant à une surestimation des difficultés rencontrées par les individus dans leurs contextes de travail et/ou en expliquant le problème par des manquements physiques et « psycho-spirituels »[16] dans leur vie quotidienne. L’objectif est donc de transformer des problématiques liées au travail en négligences personnelles issues de la vie privée, ces dernières impactant le rapport des salariés à leur vécu professionnel. Alors que tout y est – et doit être – bonheur et épanouissement, le salarié n’y voit que souffrances et difficultés : il s’agit donc de le doter des « bonnes lunettes » adaptées au champ de vision de l’entreprise.

Pour conclure

Derrière ces apparats enchanteurs du bonheur au travail et de l’épanouissement heureux des salariés, nous observons un brouillage sur deux niveaux : le travail et la santé. Le travail est réduit au talent et la santé, au bonheur. Les dispositifs coachés visant à « libérer » le travail et à imposer aux salariés d’être heureux ont autorisé et légitimé le recours à notre vie privée comme unité de base de l’analyse du travail et de la santé au travail.

Notre sommeil, notre alimentation, nos pratiques sportives, nos activités culturelles, nos consommations et achats, nos choix de mobilité, nos vacances, nos week-ends, etc., se retrouvent donc indistinctement présentés comme des déterminants de la santé au travail qu’il s’agit de réguler, d’arrêter, d’accentuer, de contenir, de substituer, de transformer, etc., pour être de bons salariés performants, résistants, endurants, conciliants et surtout résilients, c’est-à-dire aptes « à réussir, à vivre et à se développer positivement, de manière socialement acceptable, en dépit du stress ou d’une adversité qui comporte normalement le risque grave d’une issue négative » (Cyrulnik, 1999, p. 8)

Si cette approche en termes de résilience s’avère fort utile lorsque l’on veut occulter la responsabilité des organisations dans les problèmes liés à la santé au travail, on peut tout de même se demander si nous n’assistons pas, collectivement et béatement, à l’instrumentalisation managériale de notre santé et de notre bonheur, et ce, jusqu’au plus intime de notre vie privée.

Notes

[1] Par extension, le malheur reposerait également sur le même principe.

[2] Les « psytoyens » sont d’après Illouz et Cabanas des individus valorisant leur intériorité, leur aspiration au bonheur devenant même une norme. Ces individus estiment que « leur valeur dépend de leur capacité à s’optimiser en permanence » (2018, p. 154).

[3] Cet axiome est largement repris dans les discours sur le bonheur en entreprise, mais aussi dans le cadre des ouvrages sur le développement personnel. À titre d’exemple : Ponce et Loubradou (2022).

[4] Synthèse des perspectives proposées au sein des axes de réflexion de l’appel à contribution de ce numéro de RessourSES.

[5] Enquêtes déclaratives de la satisfaction sur « sa » vie : VanPraag et Ferrer-i-Carbonell (2010) ; Veenhoven (2016).

[6] À l’instar des entreprises libérées.

[7] Exemples des formations proposées aux personnels de l’État de Fribourg en Suisse.

[8] https://www.assessfirst.com/fr/solutions/developpement/

[9] Alors qu’au salarié, il est demandé d’ajuster ou d’accroître ses compétences par l’acquisition de savoir-faire maintenant ou améliorant sa professionnalité et son expertise, la personne au travail est réduite à son opérationnalité adaptative et à ses potentiels ou talents intériorisés comme leur « vraie nature ».

[10] C’est-à-dire d’être aimé et aimer.

[11] Ces interventions sont requises par les entreprises ou les services publiques le plus souvent suite à des problématiques de santé au travail en interne ou à des audits révélant des dysfonctionnements et des insatisfactions des salariés quant à leur travail.

[12] https://happy-at-work.com/

[13] Au sens fort du terme, avec l’idée de redresser les corps par un pouvoir disciplinaire, comme avait pu le démontrer Michel Foucault dans son ouvrage Surveiller et punir (1975), mais aussi avec la psyché, comme a pu l’illustrer Vincent de Gaulejac (2006) en transférant l’analyse de Foucault depuis les corps vers l’état psychique et moral des salariés.

[14] Ce même document a été remis dans le cadre de plusieurs formations dispensées dans le canton de Vaud.

[15] https://happy-at-work.com/formations-cho-chief-happiness-officer/

[16] Ou « tambouilles philosophiques » selon Brière (2021).

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