29 novembre 2025

Dans Se tenir debout, Rémy Ponge, maître de conférences en sociologie à l’Institut Régional du Travail de l’université d’Aix-Marseille et membre du Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail (LEST), retrace un siècle de luttes syndicales, scientifiques et militantes autour des souffrances au travail, dont il montre que la reconnaissance a été lente, discontinue et jamais définitivement acquise.

Marie Dubor
Enseignante de SES,
Lycée Assomption Sainte Clotilde, Bordeaux

Issu de la thèse de Rémy Ponge, l’ouvrage Se tenir debout interroge le rôle des organisations syndicales dans l’identification et la lutte contre les souffrances psychiques vécues par les salariés en lien avec leurs conditions de travail et, plus largement, avec la manière dont le travail est organisé. Il s’agit pour l’auteur de mettre au jour les conditions sociales leur ayant permis de s’emparer de ces souffrances pour en faire un enjeu collectif de lutte.

Dans cette perspective, Rémy Ponge n’isole pas le syndicalisme de son environnement social : au fil de l’ouvrage, il montre ainsi le rôle déterminant de l’État et du patronat qui, selon leur position dans les rapports de force, offrent un cadre plus ou moins favorable aux syndicats pour construire les souffrances au travail comme enjeu de lutte. Il souligne aussi l’importance des savoirs médicaux et scientifiques, qui contribuent à donner sens aux souffrances, à en identifier les causes et à structurer les discours et pratiques qui en découlent[1].

Fruit d’un travail de terrain, le livre s’appuie sur une enquête menée auprès des directions de la Confédération Générale du Travail (CGT) et de la Confédération Française Démocratique du Travail (CFDT), ainsi que sur l’exploitation d’archives syndicales et ministérielles. L’auteur a également réalisé soixante-dix entretiens auprès de responsables syndicaux, militants, avocats, chercheurs, représentants de l’État, et a par ailleurs mobilisé diverses sources secondaires. L’analyse a une forte dimension socio-historique et suit un plan chronologique.

Dans un premier chapitre (1945-1967), l’auteur montre que, dès l’après-guerre, les syndicalistes se saisissent de la question des souffrances psychiques liées au travail rationalisé. Le taylorisme et le fordisme produisent en effet de nouvelles formes de souffrances, notamment chez les salariés peu qualifiés, entraînant des grèves dans les usines et les bureaux. Ces mobilisations ouvrent un espace de politisation. À la demande de la CGT des PTT, le psychiatre Le Guillant et son équipe proposent une nouvelle lecture des « fatigues nerveuses » des téléphonistes. Contre les discours médicaux et patronaux qui réduisent ces troubles à une inadaptation individuelle, il met en lumière les effets délétères de l’« organisation scientifique du travail » sur la santé mentale. Ces savoirs offrent aux syndicats de nouveaux outils pour légitimer leurs revendications. Rémy Ponge relève que l’attention portée à la santé mentale s’inscrit aussi, sur la période, dans une stratégie de syndicalisation visant à rallier des salariées jusqu’alors peu engagées syndicalement.

Dans le deuxième chapitre (1968-1980), l’auteur montre qu’avant les événements de mai 68, ce sont les mobilisations des travailleuses subalternes (ouvrières de l’électronique notamment) qui rendent visibles les souffrances au travail. Ces luttes ont toutefois des difficultés à se pérenniser et à gagner le soutien durable des directions syndicales. Les mobilisations ouvrières qui font suite au mouvement de mai 1968 et qui s’opposent régulièrement aux cadences, aux rendements imposés, aux humiliations et à la discipline s’intensifient. Elles remettent en cause le taylorisme et favorisent la réinscription de la santé mentale au cœur de l’agenda syndical. La période contribue à quelques avancées sociales. La loi du 27 décembre 1973 débouche notamment sur la création, dans les entreprises de plus de 300 salariés, d’une commission spéciale obligatoire afin de solutionner les problèmes liés aux conditions de travail, mais aussi sur la création d’une nouvelle agence[2] chargée de travailler à les améliorer. La montée du chômage, la fragmentation du salariat et l’affaiblissement des syndicats contribuent néanmoins au reflux de cette thématique dans le discours des grandes confédérations.

Le troisième chapitre (1981-1995) analyse le recentrage des revendications portées par les directions confédérales sur la défense de l’emploi et des salaires, dans un contexte de montée du néolibéralisme. Si la santé au travail n’est pas abandonnée, elle est reléguée au second plan et les dynamiques de lutte tendent à se décentrer : ce sont des syndicalistes de terrain, alliés à des scientifiques« engagés », qui prennent en charge la question. Les directions confédérales ne sont pas totalement absentes, mais ces questions sont souvent portées par des conseillers techniques travaillant dans l’ombre. À la CGT, elle est portée notamment par Jean Hodebourg, qui participe à la création du Groupe de prévention de la santé mentale (GPSM) au début des années 1980[3]. De son côté, la CFDT commande deux études : l’une sur les souffrances des soignants en soins palliatifs, l’autre sur le burn-out des travailleurs sociaux. Ces travaux sont diffusés dans les réseaux militants, maintenant la thématique dans les arènes syndicales. Toutefois, Rémy Ponge montre que ces initiatives restent isolées et disparaissent souvent avec le départ de ceux qui en sont à l’origine.

Le quatrième chapitre (1995-2006) revient sur la montée en visibilité des souffrances au travail, qui deviennent progressivement un problème public. Rémy Ponge montre que cette reconnaissance s’appuie sur une dynamique internationale portée par des chercheurs et des organisations comme le Bureau International du Travail. Une nouvelle génération de scientifiques introduit la catégorie de « stress au travail », en s’appuyant sur des méthodes épidémiologiques qui bénéficient d’une forte légitimité et tranchent avec les analyses qualitatives plus anciennes. En France, cette dynamique trouve un écho au sein de la CGT, qui mobilise des militants formés aux sciences du travail critiques (ergonomie, psychodynamique) et s’appuie sur des recherches internationales. Non seulement ces alliances confèrent une visibilité nouvelle aux souffrances psychiques mais, en plus, elles contribuent à leur politisation. Cette avancée se heurte néanmoins à des résistances. Les organisations patronales promeuvent en effet une lecture psychologisante et individualisante du stress, entérinée par la loi de 2002 sur le harcèlement moral qui déplace l’attention vers les comportements individuels, au détriment d’une analyse organisationnelle des causes de la souffrance au travail.

Le dernier chapitre (2006-2025) traite d’une nouvelle séquence, marquée par une série de suicides dans de grandes entreprises (Renault, EDF, PSA, France Télécom). Ces événements attirent l’attention des médias. Pour la première fois, l’État est contraint de se positionner. Les pratiques syndicales se renouvellent : les initiatives se multiplient pour objectiver les souffrances, les rendre visibles et agir sur la scène publique. Les stratégies de « scandalisation » jouent ici un rôle important. Mais, pour l’auteur, cet épisode médiatique a un effet paradoxal : il met au premier plan la souffrance des cadres et tend à invisibiliser celle des classes populaires, pourtant plus exposées.

Finalement, le livre de Rémy Ponge apporte plusieurs éclairages susceptibles d’intéresser les enseignants de SES. Par les liens qu’il objective entre travail, santé mentale et action collective, ses apports socio-historiques pourront déjà utilement nourrir la construction de leurs cours. Surtout, en retraçant « un siècle de luttes », il met en évidence le rôle, variable, des syndicats, des scientifiques et des institutions dans la mise en débat de ces souffrances et le rôle clé exercé par les rapports de pouvoir dans leur prise en charge. Dans ce cadre, soucieux d’« éviter que l’histoire ne se répète » (p. 231), Rémy Ponge appelle en conclusion non seulement à outiller les militants sur la question des souffrances au travail et à réaliser des alliances entre forces syndicales, associatives et politiques, mais aussi à faire évoluer la manière de penser les souffrances au travail pour en faire un véritable enjeu, démocratique et féministe.

Notes

[1] L’auteur retrace en particulier l’origine des catégories utilisées pour nommer ces souffrances, en interrogeant les acteurs qui les ont produites (médecins, chercheurs), les contextes dans lesquels elles ont émergé et leurs usages scientifiques ou politiques.

[2] Il s’agit de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail.

[3] Le GPSM vise à objectiver les souffrances, à en comprendre les causes et à construire des réponses collectives. Il intervient notamment lors de conflits (notamment à l’Institut national de la statistique et des études économiques – Insee – et chez Peugeot) et mobilise généralement pour objectiver et dénoncer les effets du taylorisme sur la santé mentale. À ce sujet, voir Ponge, 2023.

Bibliographie

Ponge R., 2023, « À l’ombre des grands soirs. Les syndicats contre les souffrances du travail », Travailler, vol. 50, n°2, p. 31-63.

Étiquettes