Le chômage constitue indéniablement un des problèmes économiques majeur de notre époque. Largement étudié par l’économie, notamment mainstream, les causes de celui-ci et les solutions pour y remédier sont nombreuses. On les retrouve dans le programme de Sciences Économiques et Sociales de la classe de Terminale. Ainsi, aux sources du « chômage structurel », on retrouve les « problèmes d’appariement » de l’offre et de la demande de travail, ou les « asymétries d’information ». Les institutions jouent dès lors un rôle central dans la lutte contre ce chômage structurel et les règles de protection de l’emploi, si elles peuvent avoir des effets positifs sur l’économie (comme le salaire minimum), constituent également des rigidités qu’il convient de supprimer : politique d’allègement du coût du travail, flexibilisation du marché du travail, politiques de formation sont donc les antidotes logiques soumis à l’étude des lycéens. Si le chômage keynésien est abordé (puisqu’il est question de « chômage conjoncturel », et de « politiques macroéconomiques de soutien à la demande globale »), celui-ci n’occupe pas une place centrale aujourd’hui, ni dans les programmes, ni dans la pensée économique contemporaine.
Maurin Masselin
Professeur de Sciences Économiques et Sociales
Lycée Lucie Aubrac, Courbevoie (92)
Depuis les années 1970, le keynésianisme semble avoir progressivement perdu la bataille des idées dans les départements d’économie, au profit d’un retour au premier plan d’une vision orthodoxe mainstream de l’économie. L’ouvrage de Pavlina Tcherneva remet au goût du jour une pensée économique moderne, d’inspiration keynésienne. L’auteure appartient à un courant de pensée hétérodoxe, la Modern Monetary Theory (MMT), qui s’inspire des travaux de grands économistes du XXème siècle : John Maynard Keynes, Abba Lerner ou encore Hyman Minsky. Les théoriciens de la MMT considèrent qu’un État souverain dispose du pouvoir de création monétaire et peut donc dépenser autant qu’il le souhaite – ces dépenses constituant une « avance » au reste de l’économie, récupérée notamment via la fiscalité. En ce sens, la garantie d’emploi défendue par l’auteur constitue une solution concrète au problème du chômage, qui consiste à ce que l’État joue son rôle « d’employeur en dernier ressort » de la population active. Dans un ouvrage de vulgarisation facile d’accès mais néanmoins rigoureux, l’auteure développe les détails d’un programme de garantie d’emploi à l’échelle des États-Unis, qu’elle a notamment défendu en tant que conseillère économique de Bernie Sanders lors de la primaire démocrate de 2019-2020.
Dans le premier chapitre, Tcherneva rappelle que croissance et emploi ne sont pas nécessairement corrélés depuis un demi-siècle : les reprises se font souvent sans création d’emploi, ou contribuent à créer des emplois de moins en moins bien payés (on dénombre en 2018 6,9 millions de personnes en emploi qui vivent sous le seuil de pauvreté aux États-Unis). Par ailleurs, la croissance économique profite principalement aux plus aisés depuis les années 1980 : les 10% des plus riches récoltent 80% des fruits de la croissance et voient leur revenu augmenter de 24,2% entre 1997 et 2017. Parallèlement, le revenu réel moyen des 90% les plus pauvres a baissé de 2,2% sur la même période. La croissance n’est donc plus, comme le disait J. F. Kennedy « une marée montante [qui] soulève tous les bateaux ».
Dans le deuxième chapitre, l’auteure se penche sur la notion orthodoxe de « chômage naturel », qui permet notamment de justifier l’idée qu’un niveau de chômage trop bas n’est pas économiquement souhaitable en raison de ses effets inflationnistes sur l’économie : un marché du travail trop « tendu » contraint les entreprises à augmenter les salaires pour attirer des travailleurs, ce qui accroît leurs coûts de production et donc, in fine, les prix. C’est la fameuse « boucle prix-salaire », qui semble, au vu de la crise inflationniste que connaissent les économies américaines et européennes, relever du mythe économique. De plus, les entreprises n’ont pas vocation à embaucher tous les chômeurs si elles n’ont pas économiquement intérêt à le faire, et apprécient peu d’embaucher des chômeurs, notamment de longue durée, ce qui contribue à former un « cercle vicieux » du chômage : au plus on est au chômage, au moins on est employable. Convoquer la responsabilité individuelle des chômeurs dans leur situation n’a donc pas de sens. Elle rappelle enfin que le coût du chômage est exorbitant : il se propage dans une région affectée par une crise, réduit la consommation des ménages et augmente la pauvreté. Ses coûts sociaux sont délétères sur la santé (consommation de médicaments, alcoolisme, dépression), la famille (hausse des divorces, de la délinquance, de l’échec scolaire et de l’immobilité sociale pour les enfants) et sur les relations sociales (isolement). La garantie d’emploi constitue donc une solution pour réduire les coûts économiques et sociaux du chômage.
Le troisième chapitre présente le fonctionnement d’une garantie d’emploi, en rappelant notamment le manque d’efficacité en matière de lutte contre le chômage des politiques publiques consistant à subventionner ou exonérer de cotisations sociales les entreprises pour les inciter à créer de l’emploi. La garantie d’emploi serait alors un programme à la fois de soutien des prix (en garantissant un « prix minimum » auquel un travailleur peut être embauché), mais aussi une politique de services publics, en fournissant directement, par le biais de la puissance publique, certains biens ou services (comme c’est le cas pour l’éducation ou la santé dans de nombreuses économies développées). Les deux doivent aller de pair selon l’auteur : une politique de soutien des prix reposant sur un « salaire public minimum » sans garantie d’emploi revient à ne faire profiter de ce salaire que ceux qui sont en emploi ; de même, une politique d’emploi public sans salaire minimum décent pourrait également proposer des emplois paupérisés. C’est une politique qui s’adresserait donc à tous les agents économiques désireux de travailler. Elle aurait pour avantage d’amortir considérablement les pertes d’emploi pendant les crises, tout en permettant aux travailleurs de se former et de se faire ensuite embaucher dans le secteur privé. La garantie d’emploi est donc également une politique économique contra-cyclique, dont le coût devrait automatiquement se résorber dans les périodes de redressement de l’activité économique. Enfin, un système de garantie d’emploi bénéficierait notamment aux travailleurs dans les services non délocalisables, qui verraient leurs – faibles – salaires augmenter, le secteur privé devant s’aligner sur les salaires proposés par le public pour attirer des travailleurs : « les écoles, les épiceries, les restaurants, les transports, les services de réparation à domicile, les établissements de santé, les centres de dialyse, les maisons de retraite, les parcours de golf et les cinémas, entre autres ne peuvent pas être déménagés à l’étranger ».
Le chapitre 4 revient sur la question du financement d’un tel programme. Dans la lignée des travaux de la MMT, l’auteur explique qu’un gouvernement disposant d’une souveraineté monétaire ne peut pas être à court d’argent. Elle rappelle que c’est ce qu’a fait la Federal Reserve en 2008 pour voler au secours du secteur bancaire américain. Le Levy Economics Institute – dont Tcherneva est membre – a réalisé une simulation des effets d’une politique de garantie d’emploi. Les conclusions sont les suivantes : réduction de la pauvreté, création de 11 à 15 millions d’emplois publics et de 3 à 4 millions d’emplois dans le secteur privé, augmentation du PB de 500 milliards de $ … Impact budgétaire global net : 1 à 1,3% du produit intérieur brut (PIB), sans effet inflationniste majeur.
Le chapitre 5 détaille les modalités d’un programme de garantie d’emploi. En résumé, celui-ci serait public, volontaire, ouvert à toute personne désireuse de travailler, financé par le gouvernement fédéral mais administré au niveau local pour une meilleure adéquation avec les besoins de l’économie. Il proposerait des formations aux participants (permettant ensuite leur embauche dans le secteur privé) et permettrait, surtout, de créer des emplois utiles, que les entreprises, par défaut de rentabilité, peinent souvent à créer, notamment dans le secteur du care et de l’écologie. La garantie d’emploi permettrait donc, selon l’auteur, de lutter contre la crise climatique : rénovations des infrastructures existantes pour les rendre résilientes aux catastrophes naturelles, plantation d’arbres, prévention des innovations et des incendies, créations de parcs, développement de l’agriculture durable. L’auteur rappelle également que des programmes de ce genre existent ou ont existé : Works Progress Administration pendant le New Deal, plan Jefes en Argentine en 2001 et même l’association Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée en France. Ces initiatives ont globalement été des succès : elles ont créé de l’emploi, notamment auprès des femmes en Argentine et ont permis le développement d’un emploi durable au Royaume-Uni, notamment pour les populations les plus défavorisées, qui sont aussi celles le plus victime du chômage.
Pour finir, le chapitre 6 montre que la garantie d’emploi bénéficie d’un soutien transpartisan de la majorité de l’opinion publique et dresse une feuille de route d’un Green New Deal pour les années à venir.