Alors que le clivage gauche-droite semblait prévaloir dans la Ve République le Rassemblement National s’y est taillé une place de choix depuis 2017. Comment expliquer cette percée et l’éclatement des anciennes forces politiques majoritaires, le Parti Socialiste et Les Républicains ? Dans Une histoire du conflit politique Julia Cagé et Thomas Piketty décident de quitter les sentiers battus de l’économie des inégalités pour s’aventurer sur un terrain cher aux historiens, sociologues et politistes. Avec une approche et une méthodologie plus proche des travaux économiques l’ouvrage propose une grille d’analyse novatrice qui vient compléter les travaux déjà existants dans les autres sciences sociales.
Lucas Chaumont
Professeur agrégé de Sciences Économiques et Sociales
Académie d’Orléans-Tours
L’originalité de l’enquête vient tout d’abord des données utilisées, qui reprennent celles disponibles partiellement depuis 1789 et les procès-verbaux complets depuis 1848 et jusqu’en 2022 pour les 36000 communes de France. Les auteurs ont fait le choix d’un découpage en quatre unités géographiques : village, bourg, banlieue et métropole pour mieux mettre en avant les divers clivages électoraux. Le croisement entre la richesse de la commune, découpé en déciles et le vote s’avère très explicite et renouvelle les conclusions des travaux existants sous un autre angle. Les résultats sont ainsi légèrement différents des travaux de sociologie politique, qui s’appuient sur des enquêtes postélectorales. Elles permettent ainsi d’étudier le vote et la participation électorale sur un temps très long afin d’en discerner les grandes tendances.
Le lecteur pourrait être agréablement surpris des références transdisciplinaires distillées tout au long du livre, que cela soit des enquêtes sociohistoriques (Edelstein, 2014 ; Tilly, 1970 ; Agulhon, 1970) ou des enquêtes de sociologie électorale récentes, y compris qualitatives (Coquard, 2019 ; Girard, 2017), signe d’une volonté unificatrice des différentes sciences sociales et non d’une hégémonie de l’économie. L’ouvrage est enfin riche en graphiques et en cartes actualisés des élections présidentielles et législatives de 2022. Le site internet de l’ouvrage (unehistoireduconflitpolitique.fr) recense toutes les données de l’ouvrage, téléchargeables par tous.
Le livre s’articule en quatre parties. La première revient sur les inégalités socio-spatiales depuis la Révolution, mettant en évidence l’impact des phénomènes d’exode rural et de tertiarisation sur les revenus et le patrimoine selon le lieu géographique. Les auteurs font état d’une persistance des inégalités de richesses entre les métropoles et banlieues les plus riches et les villages et bourgs les plus pauvres bien que celles-ci se soient réduites depuis le XIXe siècle. Cette partie sert de point d’appui pour les trois suivantes. Celles-ci étudient respectivement la participation électorale, les élections législatives et les élections présidentielles couplées aux référendums entre 1789 et 2022.
L’idée principale est qu’il existe des classes géo-sociales, prenant en compte le revenu, la commune de résidence, sa taille, la catégorie socioprofessionnelle, le niveau de diplôme, classes qui vont être plus ou moins mobilisées du fait du renforcement ou non des inégalités socio-spatiales. L’exemple récent assez frappant est celui de la crise des gilets jaunes, montrant bien le clivage entre une France urbaine favorisée et une France rurale appauvrie, favorisant un rejet des partis traditionnels. La participation électorale est plus forte dans les campagnes que dans les villes depuis 1848, en dehors de la période 1920-1960 du fait de l’offre électorale du Parti Communiste dans les villes. La baisse de la participation électorale est plutôt récente dans l’Histoire de France car elle commence dans les années 1980. Cette baisse de participation s’expliquerait par la hausse des inégalités socio-économiques entre les territoires.
Au niveau du vote, les auteurs distinguent dans l’Histoire des phases de bipartition de la vie politique entre 1910 et 1992 des phases de tripartition entre 1848 et 1910 et depuis 1992. Selon eux il existe actuellement une tripartition de la vie politique en trois blocs : social-écologique, libéral-progressiste et national-patriote. La tripartition prévaudrait lorsque le clivage territorial urbain / rural est plus fort que le clivage économique. La tripartition actuelle prendrait ses racines dans le référendum du Traité de Maastricht en 1992 et aurait été renforcée par le référendum sur la Constitution européenne de 2005. La polarisation entre zones urbaines, dont le vote a majoritairement été « oui » à ces référendums, et zones rurales, dont le vote a majoritairement été « non », était alors extrêmement grande.
De manière historique Cagé et Piketty s’interrogent également sur le vote à droite des campagnes et font l’hypothèse d’une déception paysanne envers l’État au moment de la Révolution française. L’État aurait alors décidé de nationaliser les terres du Clergé et non de les redistribuer aux paysans, entraînant ainsi une méfiance envers l’action de l’État qui perdure aujourd’hui.
Les données compilées montrent que le vote pour le bloc libéral-progressiste augmente avec la richesse moyenne de la commune, faisant ainsi du vote pour Emmanuel Macron en 2022 « le vote le plus bourgeois de l’Histoire ». Le bloc social-écologique tout comme le bloc national-patriote voient leur vote augmenter lorsque la richesse moyenne de la commune est moins élevée, pour le premier dans les métropoles et banlieues, pour le second dans les villages et bourgs. Cette polarisation rural / urbain amène donc un éclatement du clivage gauche / droite pour se recomposer vers une tripartition instable d’après les auteurs. La classe géo-sociale est ainsi déterminée par la structure et le degré d’intégration du tissu territorial et productif général. Alors, si l’on parvient à changer la composition de ce tissu, on pourrait également influencer le vote vers l’un ou l’autre des blocs.
Le livre présente également quelques limites qu’il convient de lister. Les auteurs mettent la focale sur la classe géo-sociale qui expliquerait 70% du vote. Rajouter les facteurs identitaires et religieux n’ajouterait que 2-3 points de pourcentage à l’explication, ils ne seraient donc pas des points saillants à retenir. Cette analyse mérite d’être nuancée du fait de travaux sociologiques et polistes récents (Challier, 2020 ; Coquard, 2019). À la suite des travaux d’Olivier Schwartz on assiste désormais à une triangulation de la conscience de classe entre le « eux », le « nous » et le « ils » : le « eux » désigne ceux du haut, généralement les patrons, le « nous » désigne ceux du bas, les exécutants, et le « ils » désigne les personnes qui ne travaillent pas. Le « nous » a l’impression d’être pris en étau entre une pression du haut et une pression du bas et de payer pour tout le monde. Le vote pour le bloc national-patriote pourrait donc également être analysé comme une tentative de retournement du stigmate des catégories populaires rurales afin de ne pas être perçu comme un assisté, remettant le facteur identitaire au centre de l’échiquier.
Par ailleurs, les données compilées sont d’un genre inédit mais elles négligent les enquêtes postélectorales. Ce choix est expliqué du fait du caractère récent de ces données, il faut en effet attendre 1980 pour avoir des enquêtes fiables, et malgré tout l’échantillon reste faible ce qui permet mal les croisements entre différentes variables. Elles permettraient néanmoins de creuser certains constats et d’apporter de la profondeur au seul critère de la commune d’appartenance. Les limites des enquêtes postélectorales sont connues depuis longtemps en sciences sociales (Bourdieu, 1981) et il convient donc de les utiliser avec parcimonie mais cela ne veut pas dire qu’elles ne peuvent pas nous apporter une grille de lecture supplémentaire.
Enfin, si Julia Cagé et Thomas Piketty reconnaissent tout à fait les travaux préétablis dans les autres sciences humaines sur le sujet leur approche reste uniquement quantitative. Il faut plutôt voir l’ouvrage comme un travail complémentaire à ce qui existait auparavant et non comme l’unique réponse possible aux explications du vote. La volonté des auteurs d’unifier les sciences sociales s’avère louable mais cette unification doit également passer par l’assimilation de méthodes qualitatives afin d’avoir une vision globale du vote.
La classe géo-sociale explique plus que jamais le vote. C’est l’idée principale du livre à retenir. Ses données sont rafraîchissantes pour les Sciences économiques et sociales (SES), elles mettent en évidence des phénomènes méconnus et dressent une véritable histoire du conflit politique. Elles permettent de présenter le fait électoral et les inégalités sous un autre angle dans les cours de SES, en particulier pour le chapitre sur le vote en classe de Première et pour les chapitres sur la structure sociale, l’engagement politique et la justice sociale en classe de Terminale.
Bibliographie
Agulhon M., 1970, La République au Village, Paris, Plon.
Bourdieu P., 1981, « L’opinion publique n’existe pas », in Bourdieu P., Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, p. 222-235.
Challier R., 2020, « S’engager au Front national pour ne plus être des « cassos » : Le rôle du mépris de classe dans une campagne municipale », Sociétés contemporaines, vol. 119, p. 61-87.
Coquard B., 2019, Ceux qui restent, Paris, La Découverte.
Edelstein M., 2014, La Révolution française et la naissance de la démocratie électorale, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Girard V., 2017, Le vote FN au village, Paris, Éditions du Croquant.
Tilly C., 1970, La Vendée, Révolution et contre-révolution, Paris, Fayard.