29 novembre 2025

Maintenir l’illusion d’un remplacement des énergies fossiles par des énergies bas carbone (comme le fait d’ailleurs le programme de sciences économiques et sociales – SES – en insistant sur le couple taxe carbone / subventions aux « innovations vertes ») empêche de prendre la mesure du défi climatique et de la baisse massive de la consommation d’énergie qu’il exige.
Pour défendre cette thèse, Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences et des techniques et chercheur au Centre national de la recherche scientifique divise son essai (tiré de son habilitation à diriger des recherches) en 12 chapitres, qui poursuivent deux objectifs. Il s’agit d’abord, grâce à une « histoire matérialiste » (p. 332) de l’énergie, d’invalider la notion de « transition énergétique » en montrant la relation fondamentalement cumulative qu’entretiennent les énergies. L’ouvrage s’attelle ensuite à retracer l’histoire intellectuelle de cette notion, depuis son apparition aux États-Unis au milieu du XXe siècle, jusqu’à l’hégémonie qu’elle exerce aujourd’hui, dans de nombreux domaines (histoire des sciences et des techniques, économie politique, politiques climatiques et pensée critique).

Martin Siloret
Professeur de SES
Lycée Charles Péguy, Orléans

Les huit premiers chapitres sont donc consacrés à la démonstration de la vacuité d’une lecture de l’histoire de l’énergie en termes de « transitions » entre « phases » mono-énergétiques. La révolution industrielle, explique Fressoz, n’a en effet pas mis fin à l’ère du bois et inauguré l’âge du charbon, de la même manière que l’exploitation du pétrole n’a pas provoqué le déclin de celle du charbon, ni reculé face aux énergies renouvelables ou au nucléaire : au contraire, chaque source nouvelle d’énergie vient s’ajouter aux précédentes, sans les remplacer. Le poids de chacune peut certes reculer en termes relatifs, mais presque jamais en termes absolus : « après deux siècles de “transitions énergétiques”, l’humanité n’a jamais autant brûlé de pétrole et de gaz, autant de charbon et même autant de bois » (p. 15).
La relation entre les différentes sources d’énergies, montre l’auteur, est en effet faite de symbiose et de complémentarité, et non de concurrence et de substituabilité. Effet rebond, réorientation d’usages et élargissement des marchés se conjuguent pour donner une nouvelle vie aux sources « anciennes », jamais rendues obsolètes (p. 36) : ainsi l’exploitation des mines de charbon a-t-elle provoqué une consommation accrue de bois, indispensable à l’étayage des galeries (chapitre 3) ; l’extraction de pétrole s’est avérée très consommatrice d’acier, donc de charbon (chapitre 5) ; son utilisation a à son tour facilité l’abattage et le transport du bois, mais aussi offert de nouveaux débouchés au charbon, indispensable à l’acier automobile (chapitre 8), etc.
Ce constat, nourri de données chiffrées et d’exemples particulièrement parlants, met à mal la théorie « simpliste » (p. 35) de la « destruction créatrice » introduite par Schumpeter : en effet, Fressoz rappelle, en s’appuyant sur les travaux de l’historien des sciences David Edgerton, que dans le domaine de l’énergie comme des techniques en général, « le nouveau ne fait pas disparaître l’ancien » (p. 35). Fressoz dénonce ainsi la « conception immatérielle des techniques » (p. 34) partagée par les économistes de l’énergie comme Paul Romer, William Nordhaus et Philippe Aghion : leurs travaux, en privilégiant les modèles abstraits sans tenir compte des contraintes concrètes qui ralentissent le déploiement à grande échelle des innovations (Pottier, 2016, cité p. 285), surestiment gravement le potentiel transformateur des « innovations vertes » et des incitations marchandes reposant sur le signal-prix, comme la taxe carbone et les subventions.
Ces théories ont alimenté le développement, en particulier en Europe, des « transition studies » qui assimilent par erreur innovation et transition (p. 29-30). Mais une partie de la pensée écologiste critique semble également avoir adopté le cadre conceptuel de la transition, en surestimant l’ampleur des changement énergétiques que peuvent engendrer les ruptures politiques : Fressoz regrette ainsi que les travaux historiques du journaliste Andreas Malm ou encore du politiste Timothy Mitchell (auquel se consacre le chapitre 6) soient entachés de « postures normatives » (p. 332) qui aboutissent, là encore, à « sous-estimer l’énormité du défi climatique » (p. 23).

Erreurs scientifiques, les notions de « destruction créatrice » et de « transition énergétique » constituent également des armes politiques, en ce qu’elles permettent de placer symboliquement le capital « du bon côté de la lutte climatique » (p. 333) et ont des effets performatifs sur les politiques publiques (p. 29-30). Le livre s’attache dès lors à retracer la carrière à succès de cette idée de transition, en particulier à partir du chapitre 9.
Un groupe joue un rôle moteur dans cette histoire (chapitre 10) : les « malthusiens atomiques » états-uniens, dont le chimiste Harrisson Brown, inventeur en 1967 de l’expression « transition énergétique » dans son sens actuel (p. 235). Ces défenseurs actifs de l’énergie nucléaire, parmi lesquels on trouve Nordhaus et Marion King Hubbert (auteur du « Pic » du même nom), sont à la fois malthusiens (ils annoncent une « crise énergétique » due à l’épuisement des ressources fossiles) et utopistes (ils présentent les technologies nucléaires à venir, et en particulier le surgénérateur, comme source d’approvisionnement abondant et sûr) (p. 229). Lorsqu’ils s’emparent des premières alertes spécifiquement climatiques dans les années 1970 afin d’alourdir la charge contre les fossiles (p. 240), ils y appliquent la même recette « transitionniste » qu’au problème de l’épuisement des ressources. Cela conduit par exemple Nordhaus à « penser le climat comme une ressource » (p. 280), donc comme consommable et substituable, dans une logique de soutenabilité faible. Les innovations (à venir) sont ainsi parées de toutes les vertus : grâce au futur surgénérateur atomique, écrit Nordhaus, « l’économie [de la fin du XXIe siècle] fonctionnera uniquement à partir d’hydrogène et d’électricité sur la base de ressources infinies » (1973, cité p. 282), une hypothétique « géo-ingénierie » étant, elle, en mesure de compenser les émissions de gaz à effet de serre effectuées entre temps (p. 315).
Le succès de ces entrepreneurs de la « procrastination » (p. 319) est tel que certaines associations écologistes adoptent dans les années 1970 l’idée de transition énergétique, tout comme les climatologues alertant alors sur le réchauffement, partageant une grande confiance à la fois dans l’épuisement rapide des fossiles et la possibilité de diffuser rapidement les technologies renouvelables. À partir de 1988, c’est au tour du Groupe intergouvernemental d’étude sur le climat (Giec) de participer à la diffusion de ces thèses rassurantes. Fressoz rappelle ainsi que le Groupe III du Giec, consacré à la lutte contre le réchauffement, est présidé, au tournant des années 1990, par un physicien nucléaire états-unien qui se fait le relais des arguments dilatoires de Nordhaus, puis par un scientifique climatosceptique (p. 304-305). La réduction des émissions de gaz à effet de serre apparaissant de plus en plus urgente à partir des années 2000, le Groupe III privilégie des scénarios reposant de manière croissante sur la géo-ingénierie, sans jamais envisager une possible « décroissance » du PIB, et en n’étudiant la « sufficiency » (euphémisme de sobriété) qu’à partir de 2022 (p. 316).

En somme, le livre de Fressoz apporte une critique documentée et acérée de la notion de transition énergétique, devenue selon lui « l’idéologie du capital au XXIe siècle » (p. 333). L’analyse détaillée des flux matériels démontre par l’absurde les apories des théories économiques schumpétériennes, mais aussi leur contribution à la « désinhibition » (Bonneuil et Fressoz, 2013, p. 270) de l’extractivisme. De ce point de vue, Fressoz estime que l’idéologie de la transition a peut-être davantage nui au combat contre le réchauffement que la stratégie du doute climato-sceptique (p. 293).
Contrairement à ce que lui reprochent certains lecteurs (par exemple Creti et al., 2024), l’auteur n’en conclut pas qu’il faille se résoudre au changement climatique : il s’agit au contraire de le combattre méthodiquement. À cet égard, cet ouvrage met en évidence l’intérêt d’une approche transdisciplinaire des enjeux climatiques (y compris dans la perspective d’une réécriture des programmes de SES) : les stratégies économiques de lutte contre le réchauffement ne peuvent passer outre l’histoire matérialiste des sources d’énergie, seule manière de prendre la mesure de l’ampleur du défi climatique. Compte tenu de l’impossibilité matérielle d’une « transition » rapide vers des énergies décarbonées, seule une diminution majeure de la consommation d’énergie est en mesure de limiter le changement climatique.

Bibliographie

Aghion P., Antonin C., Bunel S., 2020, Le pouvoir de la destruction créatrice, Paris, Odile Jacob.
Bonneuil C., Fressoz J.-B., 2013, L’évènement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil.
Creti A. et al., 2024, « Affirmer que la transition énergétique est impossible, c’est le meilleur moyen de ne jamais l’engager », Le Monde, 22 janvier.
Edgerton D., 2012, Quoi de neuf ? Une histoire globale des techniques au XXe siècle, Paris, Seuil.
Fressoz J.-B., 2025, « In tech we trust : A history of technophilia in the Intergovernmental Panel on Climate Change’s (IPCC) climate mitigation expertise », Energy Research & Social Science, vol. 127. URL : https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2214629625003615
Malm A., 2016, Fossil Capital : The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, London, Verso Books.
Mitchell T., 2013, Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole, Paris, La découverte.
Nordhaus W., 1973, « The Allocation of Energy Resources », Brookings Papers on Economic Activities, vol. 3, p. 529-576.
Pottier A., 2016, Comment les économistes réchauffent la planète, Paris, Seuil.

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