La prolifération, depuis les années 2000, des régimes empruntant des caractéristiques à la fois aux démocraties et aux dictatures, mais aussi celle des concepts utilisés pour les désigner (régimes hybrides, autoritarisme compétitif, démocraties illibérales…), ébranle la dichotomie jusque-là bien établie qui distinguait, dans les discours médiatiques dominants, dictatures et démocraties. Eugénie Mérieau, maîtresse de conférence en droit public et politiste, saisit cette occasion pour battre en brèche dans cet essai (initialement publié en 2019) vingt « idées reçues » sur les régimes dictatoriaux et autoritaires. Elle remet ainsi plus fondamentalement en question la pertinence même de la catégorie de « dictature » – et, en creux, celle de « démocratie ».
Martin Siloret
Professeur de SES
Docteur en histoire contemporaine
Ces représentations dominantes dans le champ médiatique (voire intellectuel), illustrées par les publications de think tanks tels que l’états-unien Freedom House, sont en effet problématiques à plusieurs égards, comme l’explique la juriste au fil de l’avant-propos, de l’introduction et de la conclusion, tous éclairants. Tout d’abord, leur fondement est davantage politique que scientifique : la notion même de dictature, à l’instar de celle de « totalitarisme » pendant la Guerre froide, constitue selon elle « un objet discursif construit à des fins identitaires de légitimation de la démocratie (et donc de la supériorité de l’Occident) » (p. 225). Par ailleurs, ces représentations globalisantes empêchent de penser la diversité (et les évolutions) des régimes habituellement qualifiés de dictatoriaux (Gandhi, 2010). La dichotomie démocratie/dictature a enfin pour inconvénient d’entraver la comparaison entre régimes dictatoriaux et démocratiques, empêchant d’identifier les nombreux mécanismes communs à ces régimes (et les transferts entre eux).
Conformément au principe de la collection « Idées reçues », le propos est découpé en vingt développements d’une dizaine de pages répondant chacun à une représentation dominante dans le champ médiatique. Le développement est structuré en cinq thématiques : sont ainsi successivement questionnées les relations, plus ambivalentes qu’on ne le croit généralement, entre dictatures et philosophie de l’histoire, État de droit, mondialisation, paix et rationalité. Une trentaine d’encadrés permettent d’approfondir certains exemples. Parmi les plus stimulants, citons ceux qui s’autorisent à comparer ou à relier régimes démocratiques et autoritaires, que ce soit au sujet des modalités d’accueil des réfugiés (p. 170), de l’usage de la violence dans le maintien de l’ordre (p. 103) ou encore de la circulation des règles constitutionnelles et de la pratique des institutions entre la France et la Russie (p. 230), aboutissant le plus souvent à des conclusions iconoclastes.
Un cas d’espèce constitue le cœur – et peut-être le point de départ – des réflexions d’Eugénie Mérieau : le régime singapourien (Mérieau, 2023). Régime de parti unique restreignant considérablement les libertés publiques depuis 1965, la cité-État semble correspondre parfaitement aux critères habituels de la dictature. Or, à elle seule, elle contredit plusieurs des idées reçues au sujet de ce type de régime : la dictature n’y a pas entravé mais au contraire accompagné une croissance économique ainsi qu’un niveau d’IDH parmi les plus élevés au monde, en particulier concernant le niveau de scolarisation de la population ; cette croissance économique et ce niveau d’éducation élevés ne conduisent pas à une contestation croissante du régime, bien au contraire ; la dictature ne s’y matérialise pas par des décisions arbitraires, mais au contraire par le respect scrupuleux des règles constitutionnelles et légales (le pays est parmi les mieux classés au monde selon les indicateurs internationaux de « Rule of Law ») ; la domination électorale du parti unique n’y repose pas sur la fraude, mais sur une « optimisation électorale » là encore respectueuse de la loi (découpage des circonscriptions, dissolutions discrétionnaires…).
Ces analyses conduisent à une conclusion politiquement inconfortable : « il est possible de concilier dictature et État de droit, dictature et prospérité, dictature et pacifisme international, dictature et rationalité » (p. 226) – mais aussi dictature et sécularisation des mœurs. L’inconfort est d’autant plus prononcé que le portrait des démocraties qui apparaît en filigrane est peu flatteur : elles sont bien souvent répressives, belliqueuses, conservatrices. Cette inquiétante étrangeté des démocraties (et l’inquiétante familiarité des dictatures) doit nous permettre de « réfléchir, de façon critique, à ce que la dictature (…) révèle du concept et de la pratique de la démocratie » (p. 228), en particulier dans un contexte de recours croissant aux législations d’urgence ou d’exception à travers le monde (Mérieau, 2024).
Un certain sentiment d’inachevé se dégage cependant de la lecture de cet ouvrage. D’abord sur la forme, avec la persistance de coquilles factuelles entre la première et la seconde édition (en 1934 contrairement à ce que l’on croit apprendre p. 100, le maréchal Hindenburg ne démissionne pas, mais décède !). Surtout certaines formulations mériteraient d’être nuancées ou davantage étayées pour emporter la conviction : ainsi de l’affirmation selon laquelle « l’écologiste Garrett Hardin a bien démontré l’impuissance de la prise de décision démocratique face aux enjeux environnementaux » (p. 231) ou encore de l’opposition (fort dichotomique) entre la « fière démocratie » vénézuelienne de Hugo Chávez et la dérive autocratique conduite par Nicolás Maduro (p. 33). Plus fondamentalement – même si cette limite tient en grande partie à l’objectif de vulgarisation que se donne l’ouvrage – on a souvent l’impression que l’analyse s’arrête en chemin, sans avoir pris le temps de définir suffisamment les concepts employés (ainsi de l’« état de droit », de l’« individualisme » ou de l’« autoritarisme » lui-même), au risque de reprendre sans les critiquer les catégories produites par les acteurs par ailleurs critiqués (ainsi de l’indicateur du « Rule of Law[1] »). L’ouvrage n’a pas de ce point de vue toute la portée critique que l’on aurait pu en espérer – ce que l’autrice semble d’ailleurs admettre dans son avant-propos, en assumant ne pas totalement s’affranchir du « fascisme de la langue » dénoncé par Roland Barthes (p. 18).
Il faut dire que l’autrice est tributaire d’un état de la littérature scientifique sur les régimes autoritaires qui reste, comme elle le pointe elle-même, « relativement maigre » (p. 233). Soulignons d’ailleurs que ces travaux (pour l’essentiel anglo-saxons, cf. par exemple Ringen, 2016 ; Geddes et al., 2018) se focalisent très largement sur les institutions, dans une approche de droit constitutionnel comparé, et relèvent rarement de la sociologie politique. Cette carence est assez sensible dans certaines parties de l’ouvrage (par exemple dans celles portant sur la prégnance de l’« individualisme » ou encore sur la psychologie, la rationalité et la sélection des dirigeants dans les sociétés dictatoriales).
L’ouvrage ne propose donc pas de cadre théorique alternatif aux catégories qu’il entreprend de déconstruire, mais démontre de manière stimulante et empiriquement étayée les limites de la démarche typologique traditionnelle et l’intérêt de l’analyse des processus par lesquels les régimes se transforment – et notamment se démocratisent ou s’autoritarisent (Mérieau, 2022).
Notes
[1] Cet indicateur synthétique est élaboré par le World Justice Project à partir de huit critères. Le WJP est une organisation indépendante financée notamment par les Nations Unies, la Commission européenne et les États-Unis, mais aussi par des firmes transnationales comme Google et Microsoft.
Bibliographie
Gandhi J., 2010, Political Institutions under Dictatorship, Cambridge, Cambridge University Press
Geddes B., Wright J., Frantz E., 2018, How Dictatorships Work, Cambridge, Cambridge University Press.
Mérieau E., 2022, « Démocratisation, Lawfare, Autocratisation : Quelques leçons d’Asie », Annuaire Français de Relations Internationales, vol. XXIII, p. 383-396.
Mérieau E., 2023, « Singapour, modèle global de démocratie illibérale. Constitutionnalisme et État de droit au prisme des « valeurs asiatiques » », Revue Française de Droit Constitutionnel, vol. 133, p. 227-243.
Mérieau E., 2024, Géopolitique de l’état d’exception : les mondialisations de l’état d’urgence, Paris, Cavalier Bleu.
Ringen S., 2016, The Perfect Dictatorship: China in the 21st Century, Hong Kong, Hong Kong University Press.