L’ouvrage de Christian Laval « Marx en Amérique » est ce qu’on pourrait appeler un objet littéraire non identifié, car il emprunte à la fois à la fiction historique, à l’uchronie, à l’étude ethnologique et même au roman d’aventure. En réalité cet ouvrage est avant tout une formidable fiction philosophique, qui renoue avec la tradition du roman philosophique du XVIIIe siècle, sur ce qu’on pourrait appeler les « racines du communisme ».
Jean-Yves Mas-Baglione
Professeur de SES à Montreuil (93) et docteur en sciences de l’éducation
« Marx en Amérique » ou les racines du communisme
Le « pitch » du roman est assez simple. Christian Laval imagine que Marx n’est pas vraiment mort en 1883, mais qu’il a décidé d’organiser un faux enterrement avec la complicité de ses proches (à savoir principalement sa fille Éléonore, surnommée Tussy, et son ami Friedrich Engels). Il veut en effet disparaitre aux yeux du monde, pour pouvoir quitter l’Europe et partir en Amérique, non pas pour étudier le développement du capitalisme dans son nouveau foyer, mais pour aller observer la société iroquoise, dont il a lu l’ouvrage que lui a consacré l’anthropologue L.H. Morgan (1851). Celle-ci en effet est en pleine acculturation. Défaits militairement par les Étatsuniens, les Iroquois survivent en adoptant peu à peu les mœurs et la culture étatsunienne tout en sacrifiant leur culture d’origine. Mais Marx rencontre les Reds Guns, un groupe dissident et rebelle qui tente de résister de façon plus ou moins pacifique à l’ethnocide dont ils sont victimes. Pour mieux comprendre ce qui se joue dans une société victime de la domination coloniale, Marx va alors vivre chez les Red Guns. Il va s’intégrer peu à peu au groupe rebelle, adoptant à la fois leur mode de vie et leurs coutumes, pour finir par devenir l’un des leurs.
Derrière ce scénario original, on aurait tort de voir un simple exercice de style de la part d’un spécialiste de l’histoire des idées politiques. En réalité, loin d’être un simple divertissement pour érudit, « Marx en Amérique » permet à Christian Laval de poser une hypothèse déjà évoquée dans ses précédents ouvrages (Dardot et Laval, 2012 ; Dardot et Laval, 2014) et dans certaines études récentes consacrées au « dernier Marx » (Musto et Burlaud, 2023 ; Löwy et al., 2018) : le communisme ne serait pas uniquement un mode de production radicalement nouveau qui devrait succéder au mode de production socialiste, mais il serait déjà en germe dans les société primitives et dans le fameux « communisme primitif ». Il aurait donc été déjà présent dans un état du monde antérieur aux premiers empires agraire et au mode de production antique. En vivant chez les Iroquois et en devenant indien, Marx serait donc parti à la recherche des racines du communisme. En effet selon Christian Laval Marx aurait, notamment à la fin sa vie, remis en question sa propre conception de l’avènement du communisme. Il s’agit alors de mettre en tension deux conceptions du communisme, entre lesquelles Marx aurait toujours hésité.
Selon la première, la plus classique, celle adoptée par les marxistes orthodoxes à la suite d’Engels, le communisme est un état de la société qui doit succéder au socialisme, qui lui-même ne peut advenir qu’après la crise globale du mode de production capitaliste. Le développement du mode de production capitaliste en effet repose sur des dynamiques historiques que Marx a mis en exergue : extraction de la plus-value, accumulation et concentration croissante du capital entre une poignée de capitalistes, paupérisation croissante du prolétariat, bipolarisation de la société entre deux classes antagonistes. Mais le capitalisme est surtout miné par des contradictions internes, et notamment par la baisse tendancielle du taux de profit, qui ne peut aboutir qu’à une crise finale et in fine, à la victoire de la classe révolutionnaire. Cette dernière doit alors instaurer un nouveau mode de production : le socialisme basé sur la dictature du prolétariat et la socialisation des moyens de production. Mais ce mode de production est alors transitoire puisqu’il doit préparer l’avènement du communisme, c’est-à-dire l’avènement d’une société dans laquelle toutes les inégalités et les classes sociales auront été abolies.
Cette conception de l’avènement du communisme pose toutefois une question majeure, qui renvoie au rôle de l’action humaine, et notamment de la lutte des classes, dans l’histoire. Même si l’activité révolutionnaire doit hâter la chute du capitalisme en développant la conscience de classe du prolétariat, le marxisme orthodoxe semble considérer que les individus ne sont que les jouets de forces historiques qui les dépassent, et qui donc ne peuvent pas réellement agir sur leur devenir historique. La lutte des classes, comme moment pendant lequel les individus se mobilisent pour déterminer et instituer ensemble la façon dont ils souhaitent vivre est réduite à un processus mécanique qui ne peut que déboucher sur la victoire du prolétariat mais dont les individus ne sont pas réellement les acteurs. Marx a peut-être remis la dialectique hégélienne sur ses pieds, il n’empêche qu’il reste prisonnier d’une conception finaliste de l’histoire dans laquelle la liberté humaine ne joue au final qu’un rôle mineur.
Or Marx, dans ses fameux récits historiques, montre bien qu’il existe des moments qui échappent au schéma qu’il a lui-même élaboré. Que ce soit lors des journées de juin 1848 ou de la Commune en 1871 ou même en octobre 1917, il montre qu’il existe des moments dans l’histoire où celle-ci peut basculer. La lutte des classes prend alors un tour politique plus qu’économique. Lors de ces moments historiques, les hommes sont capables de s’unir spontanément pour créer de nouvelles institutions, inventer de nouvelles pratiques et de nouvelles formes de solidarité (ce que Laval et Dardot appelle le Commun), sans forcément que ces moments du commun ne correspondent au paroxysme historique de la lutte entre les deux classes antagonistes, ni que ces moments ne soient déterminés par les contradictions internes du développement du monde de production capitaliste. Marx est en effet marqué par l’expérience de la Commune lors de laquelle non seulement les Parisiens prennent en main leur devenir mais s’inspirent également de formes d’organisation « archaïques »pour penser les nouvelles institutions. Il ne s’agit donc plus forcément de faire du passé table rase, mais d’emprunter des éléments aux formes anciennes pour instituer des pratiques communes. Le fait que les communards puisent dans l’histoire du communalisme montre que le passé peut donc être une source d’inspiration pour créer les instituions du futur. Ce communisme du commun aurait beaucoup à voir avec le communisme primitif. Marx à la fin de sa vie aurait alors voulu étudier cette forme de communisme à la manière d’un anthropologue.
On reconnait ici les deux traditions de la gauche, le « communisme orthodoxe matérialiste dialectique » et le « communisme du commun ». Ce dernier ne repose pas sur la dictature du prolétariat ni sur celle d’un parti unique, mais repose avant tout sur l’institution de pratiques communes. Ce communisme du commun plonge aussi dans la pensée anti-utilitariste. Dans cet ouvrage, il ne s’agit en aucun cas de rechercher un retour à une forme traditionnelle de communauté, mais à l’inverse de s’inspirer de ce communisme primitif pour construire le communisme de l’avenir, celui qui abolira à la fois l’exploitation de l’homme par l’homme, mais aussi celle la nature par l’homme. Le communisme du commun est bien celui qui intégrera les apports de l’écologie politique, comme ceux du féminisme (à la fin du roman, Marx est d’ailleurs rattrapé par ce qu’on peut appeler la question Me-too) et de la pensée décoloniale. Laval, dans Marx en Amérique, aborde aussi de nombreuses questions contemporaines comme la place des femmes dans la division du travail, la forme de la démocratie, le statut de la guerre et de la violence, etc.
On le voit « Marx en Amérique » est tout sauf un exercice de style, c’est surtout une excellente introduction à l’œuvre de Christian Laval et de Pierre Dardot, et une source d’inspiration pour toutes celles et ceux qui aspirent à la construction d’une société nouvelle.
Bibliographie
Dardot P., Laval C., 2012, Marx, prénom Karl, Paris, Gallimard.
Dardot P., Laval C., 2014, Commun : Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte.
Löwy M., Poggio P. P., Rubel M., 2018, Le dernier Marx, communisme en devenir, Paris, Eterotopia.
Morgan L. H., 1851, Ligue of the Ho-dé-no-sau-nee, or Iroquois, Rochester, Sage & Brother.
Musto M., Burlaud A., 2023, Les dernières années de Karl Marx : Une biographie intellectuelle, 1881-1883, Paris, PUF.


