1 février 2025

Comment l’hégémonie américaine et son rôle crucial dans le capitalisme et la mondialisation peuvent être à ce point bousculés par la Chine ? En remettant l’économie politique au goût du jour, l’économiste Benjamin Bürbaumer, maître de conférences à Sciences Po Bordeaux, nous offre des clés afin de comprendre la montée irrésistible de la Chine au premier plan du commerce mondial. Cet ouvrage se veut un prolongement de son premier livre Le Souverain et le Marché, paru en 2020, où il montre comment les conflits entre États depuis la 1ère Guerre Mondiale ont provoqué une dynamique d’évolution du capitalisme. En replaçant le mécanisme du développement du capitalisme dans une perspective historique et en mettant en avant le fait que les arbitrages économiques se font également en fonction des relations de pouvoirs entre pays, Bürbaumer nous rappelle que l’économie est bien une science sociale.

Lucas Chaumont
Professeur de SES, lycée Paul-Louis Courier, Tours

L’ouvrage montre tout d’abord comment les États-Unis ont façonné historiquement la mondialisation pour qu’elle leur soit profitable. La transformation postsocialiste a permis d’inclure la Chine et l’Inde dans la mondialisation, ce qui a gonflé le nombre de travailleurs disponibles. Couplée à la financiarisation de l’économie dans les années 1990 (l’économiste Cédric Durand parle de nœud de financiarisation-mondialisation, cf. Durand, 2015) cela a permis aux entreprises américaines de faire produire à bas coût à l’étranger tout en réduisant les droits de douanes, favorisant ainsi la consommation. Cela a donc fait augmenter la valeur financière des entreprises américaines. Cela a également permis aux américains d’augmenter leur niveau de vie.

Le second chapitre montre que la Chine a cherché à s’émanciper des États-Unis, en acceptant la mondialisation mais par étapes. Elle n’est ainsi pas tombée sous la coupe des États-Unis et elle a pu bénéficier d’un temps d’adaptation afin que ses entreprises puissent survivre et s’insérer elles-mêmes dans la mondialisation. La Chine est d’abord passée par une précarisation des travailleurs et une baisse de leurs droits. La chute des entreprises rurales a entraîné un exode vers les villes qui a mené à un appauvrissement global des travailleurs dans les années 1990. Cela a incité les entreprises étrangères à investir en Chine, gonflant ainsi les investissements directs étrangers (IDE). La Chine fait alors le choix d’alimenter sa croissance économique, non par la consommation des ménages chinois, mais par les investissements étrangers.

Le troisième chapitre met en avant les stratégies chinoises pour échapper aux chaînes de valeur américaines. Cela passe notamment par les Nouvelles routes de la soie, qui visent à faire adopter des normes et des infrastructures chinoises à des pays en voie de développement notamment en Asie du Sud-Est, au Moyen-Orient et en Afrique. L’avantage pour ces pays est de court-circuiter le Fond monétaire international (FMI), de bénéficier non seulement de financements, mais aussi de matériaux et d’ouvriers fournis par la Chine pour ces projets. En tant que premier exportateur et deuxième importateur mondial elle doit absolument contrôler ses routes commerciales et ne pas être trop dépendante des États-Unis.
La stratégie de la Chine sur l’intelligence artificielle (IA) est également de dépasser les États-Unis d’ici 2030. Il en est de même pour la télécommunication, le gouvernement chinois a ainsi débloqué 411 milliards d’euros pour les firmes du secteur afin de favoriser le développement de la 5G tout en préparant celui de la 6G. Cela lui permettra de s’émanciper du pouvoir américain et de partir en autonomie à la conquête de nouveaux marchés. Cette stratégie passe par de la recherche et du développement et par la protection des innovations. La part de brevets triadiques déposés par la Chine, c’est-à-dire les brevets déposés dans des pays de la Triade (États-Unis, Japon, Union Européenne), stagne à 0% des dépôts mondiaux entre 1985 et 2005 pour atteindre 10% en 2019. En revanche, les États-Unis sont en perte de vitesse avec une part de 35% en 1985 contre 23% aujourd’hui.

En réaction à cette contestation chinoise, les États-Unis tentent de profiter du développement de la 5G et des puces pour déconnecter l’entreprise chinoise Huawei du marché mondial afin d’éviter qu’elle puisse utiliser des technologies plus avancées pour se développer. Le président américain Donald Trump signe ainsi un décret en 2019 pour empêcher les entreprises américaines de traiter avec des entreprises étrangères « à risque », dont Huawei. Cela fonctionne dans une certaine mesure mais la Chine cherche à contourner illégalement ces sanctions.

Le quatrième chapitre souligne la contestation par la Chine du privilège exorbitant du dollar. Les États-Unis bénéficient aujourd’hui du seigneuriage : ils peuvent créer de la monnaie sans coût important et l’échanger facilement au reste du monde. Cela leur permet de s’endetter à bas taux tout en accumulant des actifs à rendement plus élevé à l’étranger. L’écart entre les deux taux enrichit l’émetteur aux frais du reste du monde.

Le dollar reste ainsi la monnaie la plus influente et de loin : 90% des opérations de change sont en dollars en 2022 (sur 200% et non 100% car une opération implique deux monnaies), 43% dans d’autres monnaies, 30% en euro, 9% en renminbi. Le dollar représente 60% des réserves de change en 2023 contre 5% pour le renminbi.

La monnaie chinoise progresse néanmoins petit à petit. On observe une augmentation de 16 points de l’utilisation du renminbi dans le règlement du commerce extérieur par la Chine entre 2011 (8%) et 2022 (25%). Des pays proches de la Chine (Inde, Pakistan, pays d’Amériques latine) l’utilisent pour régler certains paiements, par exemple pour le pétrole russe. Les sanctions via la déconnexion des banques russes du système de communication géré par la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (Swift) en 2022 avec la guerre en Ukraine ont forcé une dédollarisation de leur économie. Cela a été une aubaine pour le renminbi, qui représente désormais un tiers des règlements des importations de la Russie en 2023. Néanmoins la Russie est incapable d’abandonner l’euro et le dollar dans l’immédiat.

Le cinquième et dernier chapitre étudie la contestation de l’hégémonie américaine par la Chine. Elle passe d’abord via le soft power, la Chine attire par exemple de plus en plus d’étudiants étrangers et ses médias sont de plus en plus diffusés à l’étranger. Elle a également fourni des vaccins lors de la pandémie de Covid-19 aux pays en voie de développement (Indonésie, Brésil, Turquie, Maroc, Mexique, Pakistan, Argentine notamment) alors que les États-Unis avaient dans un premier temps délaissés ces pays dans l’aide sanitaire.

De plus, la Chine commence à réduire l’écart entre les dépenses militaires des deux pays : le ratio entre les dépenses militaires de la Chine par rapport à celles des États-Unis est de 0,35 en 2022, alors qu’il était de 0,11 en 2000. Si les États-Unis gardent de nombreuses bases militaires partout dans le monde, surtout sur des îles, la Chine a de son côté multiplié ses postes militarisés en mer de Chine méridionale. C’est un enjeu majeur pour elle car une grosse partie de ses importations et exportations passent par celle-ci. L’auteur revient aussi sur l’annexion possible de Taiwan qui possède un fort enjeu économique. Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), entreprise taïwanaise de semi-conducteurs, est le leader mondial dans le domaine et produit 90% des semi-conducteurs de pointe utilisés aux États-Unis en 2023. Ces semi-conducteurs jouent notamment un rôle très important dans le développement de l’IA. Garder cette entreprise sous influence américaine est primordial pour le développement stratégique américain.

En ne voulant pas lâcher du terrain en mer de Chine les États-Unis se retrouvent dans le piège de l’hégémonie car pour garder leur influence sur la zone ils ont fait le choix d’investir dans le militaire, principalement pour créer des bases. La mer de Chine méridionale est ainsi devenue la mer la plus contestée du monde militairement parlant. Or, pour l’auteur, il s’agit d’une solution de court terme : sur le long terme, les américains feraient mieux de tisser des relations de confiance durables avec les États de la région.

L’auteur conclut en disant que la Chine défie donc les États-Unis sur les infrastructures mêmes de la mondialisation et invente de nouvelles règles. Pendant ce temps les États-Unis n’arrivent plus à incarner le rôle de superviseur incontesté du capitalisme global. Globalement cette dynamique est une dynamique de très long terme et ce n’est ni Trump ni le président chinois Xi Jinping qui en sont la cause mais le développement du capitalisme en lui-même. En effet pour Bürbaumer du fait de la mondialisation et la recherche d’une réduction du coût du travail il était inévitable que la Chine devienne l’épicentre du commerce mondial. Si la Chine a servi les intérêts occidentaux entre les années 1980 et 2000, elle s’émancipe désormais et risque de rebattre les cartes.

Cet ouvrage permet d’apporter une autre dimension aux programmes de sciences économiques et sociales, notamment sur la question du débat entre protectionnisme et libre-échange dans le cadre du chapitre sur les fondements du commerce international en classe de terminale. Il permet de montrer qu’envisager cette question uniquement sous l’angle des profits économiques et non via celui de l’influence politique n’a aucun sens. La guerre commerciale que se livrent Chine et États-Unis n’a pas véritablement pour but de récupérer des parts de marché, mais d’assurer un contrôle du monde sous toutes ses formes, comme le montre magistralement Benjamin Bürbaumer.

Bibliographie

Durand C., 2015, Le capital fictif : comment la finance s’approprie notre avenir, Paris, Les Prairies ordinaires.