21 mars 2024

Un sondage effectué sur les mots caractérisant l’année passée est l’occasion de revenir sur le ressenti des enseignants concernant les politiques éducatives et l’actualité de leur métier. Au-delà, un retour sur les cinq dernières années permet aussi de dessiner des tendances et des évolutions, franchement négatives sur le plan des politiques éducatives, plus ambigües sur le plan du métier.

Philippe Watrelot
Ancien professeur de Sciences économiques et sociales et formateur INSPÉ

« Mépris », « Mensonges », « Fatigue », « Maltraitance », « Déclassement », « Abandon » : la liste est longue… Tous ces mots et bien d’autres sont ceux que l’on trouve dans le petit exercice auquel je me livre depuis cinq ans sur les réseaux sociaux. Il s’agit de demander aux (nombreuses) personnes qui m’y suivent[1] de donner trois mots pour caractériser l’année dans le domaine de l’éducation. Avec les réponses obtenues, je confectionne ensuite un « nuage de mots » dont la taille varie selon la fréquence avec laquelle ils ont été exprimés. Les mots cités plus haut – « Mépris », « Mensonges », « Fatigue », etc. – sont ceux qui étaient les plus fréquents en 2022.

Cette démarche sans prétention n’a pas, à proprement parler, de valeur scientifique. Mais elle permet, même de manière approximative, de cerner l’état d’esprit des enseignants. Pour interpréter les nuages formés et proposer un certain nombre de facteurs explicatifs de cet « état d’esprit », je m’appuierai sur ma connaissance de la manière dont les enseignants pratiquent leur métier, connaissance qui provient  d’une « veille » quotidienne de l’actualité éducative[2]. Celle ci est la base d’une sorte de forum sur les réseaux sociaux, où se confrontent les opinions de nombreux internautes et membres de la communauté éducative, et qui constitue un formidable poste d’observation.

Les nuages de mots ainsi construits au fil des années confirment l’existence d’un « malaise » enseignant ou plutôt d’un ensemble de « malaises » (Barrère, 2017) qui tendent à s’amplifier.

Ils sont liés aux mutations du métier qui sont vécues différemment selon les générations mais aussi au développement d’un sentiment de déclassement de la profession que les promesses non tenues de revalorisation n’ont pas apaisé. Le mépris ressenti est aussi le produit d’une bureaucratie déresponsabilisante et d’une absence de gestion de la ressource humaine, voire d’une infantilisation de celle-ci.

Toutefois, ces opinions très négatives sur la profession et son évolution ne doivent pas faire oublier les aspects positifs du métier que de nombreux répondants citent. Malgré tout…

Un « nuage » de plus en plus toxique

Avec un regard rétrospectif, on peut dire que les maux s’accumulent et que le nuage est de plus en plus toxique.

Le questionnaire commence en 2017. C’est une année de transition avec l’élection présidentielle et l’arrivée de Jean-Michel Blanquer au Ministère de l’Éducation Nationale : celui-ci va y battre le record de durée[3], détenu jusque là par Christian Fouchet durant les années 1960. Les enseignants ne connaissent pas encore le projet réformateur qu’il va porter.

Les mots les plus cités cette année-là sont : « Communication », « Blanquer », « Réactionnaire », « Populisme », « Recul », « Retour en arrière », « Abandon », « Bienveillance », « Conservatisme », « Espoir » et « Neurosciences ».

Il faut noter que le mot « Mépris », au cœur des préoccupations des enseignants aujourd’hui n’apparaît pas en 2017. Il devient en revanche le deuxième mot le plus cité en 2018, avec 25 occurrences, derrière « Réforme ». À partir de 2019 il ne quitte plus la première place (125 citations en 2019, 173 en 2020, 351 en 2021, 217 en 2022)

Les principaux mots de 2018 gravitent beaucoup autour de ce ressenti. Ils expriment une méfiance et un avis négatif sur la gouvernance subie : « Réformes », « Mépris », « Défiance », « Inégalités », « Évaluations » (ou « évaluationnite »), « Autoritarisme », « ParcourSup », « Mensonges », « Confiance », « Régressions », « Démagogie », « Populisme ».

En 2019, c’est encore cette thématique qui domine, mais on trouve également des références à une actualité tragique marquée par le suicide de l’enseignante Christine Renon[4] sur son lieu de travail. Les mots les plus cités sont donc les suivants : « Mépris », « Mensonges », « Défiance », « Réformes », « Grèves », « Retraite », « Suicides », « Christine Renon », « Autoritarisme », « Fatigue », « Lutte », « Destruction », « Inégalités », « Régression », « Privatisation », « Injonctions », « Résistance », « Manipulations », « Lassitude ».

La lassitude, voire l’épuisement, va devenir au fil des années une thématique récurrente qui s’exprime aussi bien à propos de la succession des réformes que du manque de considération et d’écoute (mépris ressenti).

L’année 2020 a une place un peu à part. Deux évènements sont au cœur de l’actualité et vont toucher particulièrement les enseignants. C’est d’abord l’épidémie de Covid et le confinement qui s’en suivra. Beaucoup de termes se réfèrent à cette période durant laquelle les enseignants ont assuré, sans beaucoup de soutien de la part de l’institution scolaire, la continuité pédagogique. Le mot « Distanciel », cité 60 fois, est suivi de près par sa version ironique de « Démerdentiel », citée 41 fois, et du mot « Improvisation » (24 fois). « Protocole » est, quant à lui, cité 72 fois.

L’autre évènement, c’est l’assassinat, par un terroriste islamiste, du professeur Samuel Paty devant son collège de Conflans Saint-Honorine. Son nom est le deuxième le plus cité (114 fois derrière le mot « Mépris »), ce qui montre bien le traumatisme que cela a représenté pour les enseignants. Après le suicide de Christine Renon et d’autres moins connus. Avant le meurtre d’Agnès Lassalle le 22 février 2023 à Saint Jean de Luz, tuée par un élève déséquilibré. Et, toujours en 2023, l’assassinat par un islamiste à Arras le 13 octobre 2023 du professeur de Lettres Dominique Bernard. On peut faire l’hypothèse que son nom viendra, dans le « nuage bilan » de l’année 2023, comme un symbole pour les enseignants que leur métier est exposé  à la violence, voire comme une preuve, une fois de plus, qu’on peut mourir d’enseigner.

Les années 2021 et 2022 sont assez semblables. On y retrouve plus ou moins les mêmes mots qui expriment la fatigue et une vision très négative du management. En 2021, les mots les plus cités sont « Mépris » (351 citations), « Mensonges » (199), « Épuisement » (109), « Fatigue » (88), « Protocole » (72), « Destruction » (46), « Incohérences » (46), « Lassitude » (38), « Masques » (37), « Maltraitance » (36) , « Colère » (30), « Abandon » (29), « Adaptation » (26), « Covid » (17), « Incompétence » (17), « Garderie » (16), « Démission » (15), « Foutage de Gueule » (15). En 2022, la liste est assez voisine ; avec le Covid en moins mais un sentiment de déclassement plus prononcé : « Mépris » (217 citations), « Fatigue » (109), « Lassitude » (63), « Épuisement » (53), « Mensonges » (53), « Destruction » (45), « Salaires » (40), « Abandon » (34) « Maltraitance » (34), « Paupérisation » (34), « Retraite » (29), « Colère » (26), « Inégalités » (26), « Espoir » (22 citations quand même !), « Dévalorisation » (19).

Tableau récapitulatif des 10 mots les plus fréquents pour chaque année

*Nous avons inscrit ici 5 mots dans la mesure où ceux-ci ont été présentés par nos répondants suivant la même fréquence.

Il n’est pas anodin que le mot « Mépris » arrive en tête de 2019 (125 citations soit 12,2%) à 2022 (217 citations soit 10,7%). Plusieurs mots appartiennent par ailleurs au même champ sémantique et renvoient manifestement à la manière dont les enseignants se sentent (mal)traités par leur institution, les médias et l’opinion publique : « Abandon », « Dénigrement », « Injonctions », « Prof-Bashing », « Maltraitance », « #pasdevagues », etc.

C’est aussi un fort sentiment de « Déclassement » ou de « Dévalorisation », voire de « Paupérisation » qui émane des nuages de mots successifs, et qui tient bien sûr à la question des « Salaires » dont la revalorisation est jugée insuffisante.

Mais on ne peut réduire le malaise enseignant à cette seule dimension économique. Le poids de la bureaucratie et sa verticalité   conduisent les enseignants à ressentir une forme d’ « Infantilisation » et à avoir le sentiment de ne pas être reconnus comme experts de leur métier. Alors que, dans le même temps, l’épisode du confinement et de l’enseignement à distance ont amplifié l’impression d’« Abandon » et la dévalorisation du métier, celui-ci étant réduit à une « Garderie Nationale ».

Il y a donc, aussi, le sentiment de ne pas avoir été suffisamment écouté par le pouvoir. Ce n’est pas un hasard si le mot « Mensonges » arrive si haut dans le classement en 2022 (53 citations), même si c’est bien moins qu’en 2021 (199 citations). La nomination de Pap N’Diaye a pu faire espérer un changement de politique, mais les répondants ont assez vite exprimé leur « Déception » (16 citations) et ressenti une certaine« Hypocrisie » (18 citations) face à ce qu’ils assimilent à une« Continuité » (14 citations) plutôt qu’à du changement.

Certains voient dans la politique menée une stratégie délibérée de « Destruction » ou de « Démantèlement » du service public (50 citations pour les deux termes réunis) et de « Marchandisation » dans une logique de « Libéralisme » (20 citations là encore pour les deux termes réunis). C’est aussi l’expression d’un « travail empêché »[5] qui est affirmée par les répondants, exprimant le sentiment de ne pas pouvoir bien faire leur travail.

Quelles réactions ? Quels ressentis ? C’est la « Fatigue » (109 citations en 2022 contre 88 en 2021) qui domine avec des synonymes comme « Lassitude » et« Épuisement » ou même « Burn-Out ». Néanmoins, certains termes invitent à penser que tous les enseignants ne vivent pas la politique ministérielle de la même manière. Parmi les mots au cœur de l’état d’esprit des répondants, il y a aussi bien la « Colère », la « Résistance » et les « Luttes » que le « Découragement » et le « Désinvestissement » ou l’« Indifférence ». On voit survenir aussi les mots de « Démission » ou de « Reconversion ».

L’année 2023 n’est pas encore terminée au moment de l’écriture de ces lignes. Le  changement de ministre n’a pas empêché le maintien du cap politique. La revalorisation « inconditionnelle », somme toute très modeste et insuffisante pour compenser l’inflation, s’est accompagnée d’une nouvelle rémunération indemnitaire liée à l’acceptation de nouvelles missions rassemblées dans le Pacte enseignant. Alors qu’on parlait déjà de « Surcharge » et d’épuisement en 2022, on peut craindre que l’injonction à l’innovation et à la prise en charge de « missions nouvelles » n’améliore pas vraiment l’état d’esprit des enseignants et que les « maux » de l’éducation apparaissent de manière plus manifeste encore dans la liste des mots qui accompagnera le nuage de l’année 2023.[6]

L’existence de tels ressentis chez les enseignants peut aussi les conduire à une très forte crispation et les amener à exprimer un conservatisme défensif peu propice au changement. Or, on ne réforme pas une École avec des acteurs qui vont mal. Avant de penser l’École de demain, il faudrait panser l’École d’aujourd’hui.

Malheur public, bonheurs individuels…

Pour ne pas finir sur une note trop noire, on peut tout de même pointer certaines ambivalences dans les réponses apportées. Si, globalement, les  personnels éducatifs critiquent fortement leur situation professionnelle ainsi que l’attitude du pouvoir et de l’institution, ils évoquent dans le même temps ce qui fait toute la force et le cœur du métier : les « Élèves » et leurs apprentissages. C’est ce qui justifie l’« Engagement » et qui donne aussi de l’importance au travail d’« Équipe ».

Ce n’est pas le moindre des paradoxes : les enseignants pratiquent la déploration mais continuent d’aimer leur métier. Malgré tout…

Une des personnes qui a répondu à l’exercice que je propose m’indiquait qu’il aurait fallu construire deux nuages : l’un pour parler de la politique éducative et l’autre pour parler du métier ; le deuxième étant probablement plus positif que le premier.

Car, même si les enseignants – comme tous les Français – « râlent » et revendiquent à juste titre d’être mieux traités et payés, ils exercent aussi un métier essentiel avec des valeurs fortes. Même si la situation actuelle en conduit beaucoup au cynisme, il y a le mot « Espoir » (22 citations en 2022) qui revient parfois. Et qu’il ne faudrait pas voir disparaître.

Il peut y avoir une éclaircie derrière les nuages…

Notes

[1] 22 000 « followers » sur Twitter et presque autant sur Facebook.

[2] https://www.facebook.com/watrelot.philippe et https://twitter.com/phwatrelot

[3] Nommé le 17 mai 2017, il a occupé ce poste 4 ans, 11 mois et 30 jours, soit 1 825 jours.

[4] Le 23 septembre 2019, Christine Renon, directrice d’école maternelle, était retrouvée sans vie dans son école de Pantin avec une lettre expliquant son geste et l’imputant aux dysfonctionnements de l’Éducation Nationale.

[5] Selon l’expression du psychologue du travail Yves Clot (Clot, 2008).

[6] Les résultats de l’année 2023 ont depuis été publiés ici : https://philippe-watrelot.blogspot.com/2024/01/les-mots-de-leducation-2023.html

Bibliographie

Barrère A., 2017, Au cœur des malaises enseignants, Malakoff, Armand Colin

Clot Y, 2008, Travail et pouvoir d’agir, Paris, Puf.

Watrelot P., 2021, Je suis un pédagogiste, Montrouge, ESF-Sciences Humaines.