27 juin 2024

Les premières amours constituent pour les jeunes des expériences aussi intenses qu’incertaines. Alors qu’elles occupent les esprits, les corps et les discussions, « peu de choses le[s] soutiennent ». Pourtant, l’entrée dans la conjugalité et la sexualité représentent des étapes centrales du « devenir femme » et du « devenir homme » des adolescent-es, qui investissent cette étape de nombreux enjeux symboliques et réputationnels. Si les normes et les règles auxquelles ils et elles doivent se conformer sont prégnantes, c’est parce qu’elles sont édictées et soutenues au quotidien par la famille et par les pairs. Pourtant, il n’existe pas comme à l’école de manuel pour apprendre comment trouver l’amour et entretenir une relation conjugale. À rebours d’une vision idéalisée de l’amour comme « trêve miraculeuse où la domination est dominée » (Bourdieu, 1998), Isabelle Clair le constitue en objet sociologique et décrit la « violence ordinaire » des relations entre adolescent-es, rendu-es « coupables » par leur méconnaissance des attentes des un-es et des autres, leurs craintes du déclassement, leur peur de mal faire. Elle met en lumière comment l’« ordre » du genre s’impose aux jeunes tout en les incitant à le perpétuer : il est à la fois une « mise en ordre ([un] classement) hiérarchique des groupes de sexe et un rappel à lordre des normes de masculinité et de féminité » (Clair, 2013).

Nathan Lévêque
Agrégé de SES et doctorant à l’Ined

Dans son dernier livre Les choses sérieuses, comme dans ses travaux de recherche précédents (Clair, 2008), Isabelle Clair envisage l’entrée dans la sexualité et la conjugalité comme un lieu d’observation privilégié de l’ordre du genre. Son ouvrage constitue l’aboutissement de plus de 20 ans d’enquêtes ethnographiques, réalisée sur trois terrains différents : des cités d’habitat social en région parisienne, des villages sarthois majoritairement habités par les classes populaires, des quartiers d’implantation de la bourgeoisie de l’Ouest parisien. Sa présence prolongée dans ces différents espaces (trois ans en moyenne sur chaque terrain) lui a permis de gagner la confiance d’une centaine de jeunes (entre 15 et 20 ans) qui ont accepté de se confier à elle de manière répétée, lui donnant ainsi accès, à travers ces échanges, à leurs représentations et leurs pratiques.

Dans la première partie de l’ouvrage, l’autrice met en évidence la réorganisation des sociabilités adolescentes autour du couple. Celui-ci représente une situation convoitée, mais aussi, pour les jeunes, un foyer d’élaboration et de reproduction des rapports de genre. Isabelle Clair complexifie la distinction désormais canonique qu’elle opère entre deux figures repoussoirs à l’adolescence (Clair, 2012) : le « pédé » et la « pute ». Leur différence essentielle tient à ce qu’« alors que le pédé constitue un stigmate individuel pour les garçons qui ne se montrent pas à la hauteur de leur sexe, le stigmate de la pute est collectif pour les filles ». Le couple apparaît comme un moyen de se préserver de ces jugements : il est une « performance de genre » qui permet l’« acquisition d’un statut sexuel au-dessus de tout soupçon ». Pour les filles en particulier, il constitue une preuve de leur amour, qui les autorise à « coucher » sans apparaître frivoles. Comme le note l’autrice, « les filles doivent « se respecter », c’est-à-dire, en réalité, respecter les garçons » : l’appropriation par un homme est le moyen le plus simple d’échapper au stigmate. Certaines filles déploient d’autres stratégies : les « filles non-binaires » et les « garçons manqués », respectivement dans la bourgeoisie parisienne et sur les deux autres terrains, parviennent à mettre à distance les normes féminines, sans que cela ne soit stigmatisé. Si les garçons échappent largement à cette pression moralisatrice, ils font cependant face à la « menace obsessionnelle du pédé » et sont incités à renforcer leur position de domination vis-à-vis des filles, notamment en se montrant conforme aux normes de virilité et en dénigrant la féminité.

En mettant à profit le concept d’étiquetage et plus généralement l’analyse beckérienne (Clair, 2010), Isabelle Clair fournit aux professeur·es de SES de nombreux éléments mobilisables dans le chapitre de première sur la déviance. Un aspect original de sa démonstration est d’insister sur le fait qu’être étiquettée comme une « pute » constitue une déviance à la fois par rapport à la figure de la « fille bien », mais aussi, plus fondamentalement, par rapport à tout le groupe des garçons.

La deuxième partie est composée de trois chapitres qui recoupent à la fois des moments de la vie amoureuse et surtout des scénarii culturels auxquels les adolescent-es doivent se préparer : se rencontrer, faire couple, sortir du couple. La rencontre amoureuse hétérosexuelle à l’adolescence est aussi une rencontre entre deux sexes qui, pendant l’enfance, étaient encouragés à s’éviter. La découverte de l’autre est rendue encore plus difficile par la pression du script sexuel (Gagnon, 2008) qui organise la relation entre filles et garçons et les rend « incapables ». Il est en effet attendu des garçons qu’ils fassent le premier pas, et que les filles, par réserve, se montrent ignorantes. Cette asymétrie d’exigences engendre l’absence de communication et provoque la « violence ordinaire », dont l’autrice explicite les effets : « le reproche, le conflit, la peur ». Car si ce scénario se joue dans la mise en couple, il se retrouve aussi dans la première relation sexuelle, vécue sur le mode de la culpabilité : celle de « forcer », pour les garçons, ou de céder trop vite, pour les filles. Isabelle Clair, en mettant en évidence le rôle des structures macro-sociales dans les violences et les conflits inter-individuels, déplace la focale de la responsabilité personnelle. Cependant, elle insiste aussi fortement sur les rapports de domination à l’avantage des garçons, qui profitent de leur réputation d’adolescents « immatures » pour se soustraire aux contraintes de la vie conjugale, et, à l’inverse, renforcer celles qu’ils font peser sur leurs partenaires. Dans une partie tout à fait passionnante, Isabelle Clair pose un regard sociologique sur ce qu’elle appelle la « vie mentale » des adolescent-es. Elle s’intéresse par exemple à la fonction qu’exerce la jalousie dans le couple. Celle-ci, agissant comme un rappel à l’ordre conjugal, prouve l’intensité du lien amoureux et, souvent, le renforce plutôt qu’elle ne le met en danger. D’autre part, au travers du concept d’« amours dans la tête », Isabelle Clair décrit le processus de mystification du sentiment amoureux et du désir sexuel : même lorsqu’ils ne reposent que sur des fantasmes, et en l’absence totale d’éléments matériels pour les soutenir, l’amour et le couple occupent une place centrale dans la vie des adolescent-es.

Plus complexe, la troisième partie me semble moins facilement mobilisable dans un cours de lycée. Isabelle Clair y envisage la sexualité comme un enjeu de classement, et s’intéresse aux trois jeunesses (des classes populaires urbaines, des classes populaires rurales et de la bourgeoisie) non plus comme trois terrains séparés, mais en mettant en évidence leurs interactions (par exemple dans des couples hétérogames) et leur partage de certaines pratiques (notamment au travers de l’appropriation de certains traits de la figure de la « racaille »).

Afin de favoriser la généralisation et la transmission à des élèves de lycée, cette recension a volontairement insisté sur les ressemblances et les similitudes entre les terrains. Dans la conclusion, Isabelle Clair rappelle quant à elle l’hétérogénéité entre les espaces : si le « noyau normatif du genre » est hégémonique, il n’en est pas moins instable, requérant « d’être continûment réaffirmé dans la pratique », tant il est « contesté, moqué, détourné, dénié, contredit par les faits ». Elle en présente les trois composantes, dont les variations en fonction des terrains expliquent les écarts dans les représentations et les pratiques : le « degré d’autonomie » (principalement matérielle) des jeunes, les « idéologies du genre » qui imprègnent les différents espaces, et les « usages » qui sont faits de ces idéologies. Prenons un exemple. Si, sur tous les terrains, les hommes ont cherché à éviter le discrédit sexuel et à protéger leur position, « la mise en scène de soi [était] d’autant plus affirmée (dominatrice, distinctive) que les garçons se trouvaient, ou se percevaient eux-mêmes, dans une position menacée », comme c’était le cas notamment dans les villages sarthois. Là-bas, les jeunes hommes sentaient leur identité mise en danger par des filles plus souvent et plus longtemps scolarisées dans les villes voisines, plus mobiles géographiquement, qui importaient dans l’espace du village les jugements de la ville et un regard dévalorisant sur la masculinité rurale. L’une des manières pour les jeunes hommes de reprendre l’ascendant est alors d’exacerber cette masculinité et de réaffirmer la domination masculine. À l’inverse, les jeunes de la bourgeoisie parisienne bénéficient d’une grande liberté de mouvement, occupent des espaces sociaux privilégiés, et incarnent une masculinité respectable. Ces éléments, couplés à la prégnance d’une morale égalitariste forte entre hommes et femmes (que l’on retrouve sur les autres terrains) et d’une idéologie « gayfriendly », participent à réduire les manifestations de virilité exacerbée. Isabelle Clair insiste cependant sur le fait que ces changements dans les pratiques et les représentations constituent des variations du noyau normatif du genre, mais pas nécessairement son affaiblissement (Rault, 2016).

Très riches théoriquement, et nourries par un matériau dense et précis, les dernières pages rappellent ainsi les contributions essentielles de l’autrice à l’étude de la conjugalité et de la sexualité adolescentes.

Bibliographie

Bourdieu P., 1998, La domination masculine, Paris, Seuil.

Clair I., 2008, Les jeunes et l’amour dans les cités, Paris, Armand Colin.

Clair I., 2010, « Howard S. Becker. Déviance et identités de genre », in Chabaud-Rychter D. (dir.), Sous les sciences sociales, le genre : relectures critiques, de Max Weber à Bruno Latour, Paris, La Découverte.

Clair I., 2013, « Pourquoi penser la sexualité pour penser le genre en sociologie ? Retour sur quarante ans de réticences », Cahiers du Genre, vol. 54, n°1, p. 93-120.

Clair I., 2012, « Le pédé, la pute et l’ordre hétérosexuel: », Agora débats/jeunesses, vol. 60, n°1, p. 67-78.

Gagnon J., 2008, Les scripts de la sexualité : essais sur les origines culturelles du désir, Paris, Payot.

Rault W., 2016, « Les attitudes « gayfriendly » en France : entre appartenances sociales, trajectoires familiales et biographies sexuelles », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 213, n°3, p. 38.